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Le volontariat civil dans Tsahal : un phénomène inédit ?

Pour Erik Henri Cohen, la singularité du volontariat civil est indéniable, au point qu’il décide d’exclure celui-ci du champ de réflexion de sa thèse, pour trois raisons principales : le caractère institutionnalisé de la mobilisation, l’âge des volontaires et enfin l’objet même du volontariat, désormais centré autour de l’armée : « Il reste que ce volontariat, bien que lui aussi lié à une guerre, est différent des deux volontariats qui constitueront la population de la présente thèse [ceux de 1967 et 1973] : il est dès le départ, et tout le long du processus de mobilisation,

conçu, initié et géré par une institution (nous soulignons). Bref, il ne s’agit pas comme en 1967

et en 1973, d’un élan spontané et massif, canalisé par une institution. De ce point de vue, il est 197 Voir descriptif détaillé des programmes en annexe

donc plus exact de parler en 1983-84 de recrutement plutôt que de mobilisation [...] Deuxièmement, s’il existe une différence d’âge entre les volontaires partis de 1967 et ceux de 1973, cette différence est sans importance eu égard à celle qui sépare ces deux volontariats de celui de 1983-84, beaucoup plus âgé [...] Enfin, le séjour de ces derniers n’a lieu qu’au sein de

l’armée, ce qui n’était qu’assez rarement le cas auparavant. »198.

Il nous semble intéressant d’interroger tour à tour ces trois hypothèses, afin de confirmer ou d’infirmer le caractère « inédit » du volontariat civil dans ses manifestations contemporaines.

2.1. De l’élan spontané au recrutement organisé ?

Le volontariat civil tel qu’il est organisé et mis en œuvre depuis le début des années 1980 répond indéniablement à des objectifs en partie inédits. En effet, s’il s’agit d’un séjour auprès des soldats, parfois accompagnés d’activités « paramilitaires »199, les registres de justification et d’appel au volontariat sont paradoxalement d’ordre civils : en tout état de cause, il n’est plus question d’aider une force armée naissante, et les volontaires civils ne constituent pas un appui stratégique.

Comme le souligne P. Razoux : « Les Israéliens ne sont cependant pas les seuls à servir au sein de Tsahal. [...] Des volontaires juifs du monde entier sont également autorisés à effectuer des « séjours de vacances » en Israël au sein des forces armées, en occupant des tâches subalternes de soutien afin de permettre aux conscrits israéliens de partir plus aisément en permission »200. L’article paru dans le magazine Tribu 12 souligne également que : «

Jusqu’à l’âge de 45-55 ans, selon les bases et les responsabilités de chaque soldat, chaque israélien va être réserviste un mois par an [...] Pour cela, des étudiants à l’université vont rater des sessions d’examens, des carrières vont être ralenties, des chefs d’entreprises ou des médecins, vont devoir quitter leurs hautes responsabilités. Le principe du volontariat est simple : si une base a besoin de x personnes, x réservistes seront mobilisés et si des volontaires viennent, c’est autant

198E. H. Cohen, « Introduction », Op. Cit.

199 Voir description ci-dessus de certains séjours 16-18 ans

de réservistes qui pourront rester dans leurs emplois et dans leurs familles »201. Si ce discours

constitue avant tout une description méliorative du volontariat civil, dans le but d’attirer des éventuels futurs volontaires, il n’est pas moins révélateur d’un changement dans la nature du volontariat.

De fait, celui-ci ne prend plus la forme d’engagements spontanés, se manifestant dans un contexte d’urgence et de crise géopolitique, et est au contraire mis en œuvre de façon institutionnalisée, dans le cadre d’une structure apportant à l’armée israélienne une aide humaine et financière. À cet égard, il n’est pas inintéressant de s’interroger sur le statut de volontaire qui découle de cette considération, entre « travail gratuit » partiellement invisibilisé et « engagement citoyen »202.

2.2. Les volontaires contemporains : un profil sociodémographique singulier ?

En l’absence de statistiques précises, issues des archives de l’association Sar’El et/ou d’un travail d’entretiens avec des anciens volontaires, il est difficile de confirmer ou d’infirmer avec certitude l’hypothèse d’Erik Henri Cohen au sujet d’une évolution du profil sociologique des volontaires. Ces derniers sont-ils effectivement plus âgés ? Cette hypothèse semble en partie confirmée par le discours du dirigeant actuel de l’association Sar’El, qui nous a confié son souhait de cibler davantage la tranche des 20-30 ans.

Dès lors, la diversité des « formules » proposées aux jeunes souhaitant effectuer un séjour de volontariat peut s’interpréter comme partie-prenante d’une stratégie « marketing » visant à affiner l’offre pour répondre au mieux aux attentes des volontaires potentiels. De fait, une hypothèse peut être que le marché pertinent pour Sar’El est celui des offres de vacances à destination des populations juives en général via les scouts (E.E.I.F. : Éclaireurs et Éclaireuses Israélites de France) et autres associations de jeunesse juive203.

201 Magali Taêb-Cohen, Op. Cit.

202 Voir Maud Simonnet, Le Travail bénévole. Engagement citoyen ou travail gratuit ? Paris, La Dispute, coll. « Travail et salariat », 2010 (Op. Cit.)

203 Recensées notamment dans le « Guide des associations de jeunesse » édité chaque année par le Fonds Social Juif Unifié ; pour une étude sociologique des mouvements de jeunesse juifs, voir par exemple : « La jeunesse juive, entre la France et Israël, 1993-2003 », Erik Cohen et Maurice Ifergan, Observatoire du monde juif, Dossiers et

2.3. Du Kibboutz à Tsahal : un renouvellement de l’imaginaire du volontariat ?

Selon Erik Henri Cohen, la marginalisation, voire la disparition, des séjours de volontariat au sein des Kibboutzim au profit de la mise en avant de l’armée israélienne comme incarnation contemporaine du « rêve israélien » est le signe d’un renouvellement profond de l’imaginaire associé à Israël : « Dans une certaine mesure, c’est peut-être passer du mythe socio-politique du Kibboutz pionnier, fondateur et dépositaire d’une certaine image de marque d’Israël à celui, qui relève d’un autre registre, de Tsahal »204.

Décrire avec précision ce « registre » dépasse largement le cadre de ce mémoire ; pour autant, dans quelle mesure le mythe des « pères fondateurs » de l’État, incarné en grande partie par la figure de David Ben Gourion, a-t-il réellement cédé la place à un nouvel « imaginaire national »205 mettant en avant la bonne santé économique d’Israël (la « start-up nation »206) ou la puissance de son armée, en dépit des défis affrontés par celle-ci depuis la Seconde Intifada207 ?

Il semble qu’une telle description soit, a minima, quelque peu réductrice dans la mesure où le mouvement des kibboutz est intimement lié à la constitution progressive d’une force armée digne de ce nom, comme le rappelle James Horrox : « [...] Dans les trente années qui ont suivi l’Indépendance, les combattants les plus coriaces étaient issus des kibboutz, y compris ceux qui constituèrent le noyau dur de Tsahal. [...] Le bouleversement idéologique qui ébranla les communautés à partir des années 1930 – délaissant le socialisme en faveur d’un ethos nationaliste et militariste, alors même que le colonialisme sioniste faisait du mouvement son bastion, envers et contre la population palestinienne – enterra toute possibilité pour les anarchistes contemporains de considérer les kibboutz de façon objective »208, et comme

l’exemple des unités Nakhal évoquées plus haut le souligne également.

204 Erik Henri COHEN, op. cit.

205 Benedict ANDERSON, L’imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, 1996

206 Voir notamment le best-seller de Dan SENOR et Saul SINGER : Start-Up Nation: The Story of Israel’s

Economic Miracle, Twelve, 2011

207 Voir Pierre RAZOUX : « Une armée israélienne en pleine mutation » in Politique étrangère, 2013/1 (Printemps)