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2- Isménos et Hippomédon 64

2.3. Comment faire voir le fleuve ? 74

Nous nous demandions comment les poètes « font voir » un dieu-fleuve au combat, comment l’animer, le faire vivre. Chez Stace, le côté surnaturel est complétement assumé. Selon F. Delarue, Stace utilise le procédé de la « φαντασία », une description imaginaire, traitée de façon à mettre l’incroyable « sous les yeux » du lecteur »152. Stace connaît la double nature de l’Isménos et

joue avec ses deux aspects. Lorsque Crénée se baigne dans le fleuve Isménos, dieu et fleuve sont confondus153. Pourtant, sur le moment, le dieu-fleuve Isménos ignore la mort de Crénée alors que

celui-ci meurt dans ses eaux et il faut l’en informer154. En effet, alors que l’action se déroule dans

ses propres eaux, ce sont bien les Nymphes qui rapportent la mort de Crénée au dieu-fleuve. Les poètes sont très conscients de l’ambiguïté qui entoure la nature de ces divinités qui apparaissent pour eux comme un objet leur permettant de mettre en avant leur talent d’écriture.

Nous avions remarqué chez Homère que le visage du fleuve n’était évoqué que le temps d’un instant, sans que l’on ait de détails précis. De même, il n’apparaissait pas véritablement comme un dieu anthropomorphe et Homère le « traitait » comme un fleuve divin muni de sentiments humains à la puissance surnaturelle. Dans la Thébaïde, le dieu-fleuve est un véritable personnage qui prend vie sous la plume de Stace :

« Le vénérable Isménos se tenait dans la grotte secrète où boivent les vents et les nuées, où se nourrit l’arc-en-ciel et d’où les campagnes tyriennes puisent leur fertilité, lorsque lui parvinrent, malgré son propre vacarme qui les couvre, les cris et les gémissements lointains, nouveau pour lui de sa fille. Il redresse son cou tout rugueux de mousse et sa chevelure chargée de glaçons ; un pin de haute taille est tombé, lâché de sa main, et son urne, qu’il ne tient plus, roule au loin. Les forêts et les fleuves mineurs s’étonnent, sur les rives, de voir émerger son visage maculé d’un antique limon, si grand il surgit du gouffre tumultueux en levant sa tête écumeuse et sa poitrine inondée par le ruissellement sonore de sa barbe bleutée »155.

152 DELARUE, 2010, p. 233. 153 Stace, Thébaïde, IX, 323-327. 154 Stace, Thébaïde, IX, 416-418.

155 Stace, Thébaïde, IX, 404-415 : « At pater arcano residens Ismenos in antro, unde aurae nubesque bibunt atque imbrifer arcus

pascitur et Tyrios melior venit annus in agros, ut lamenta procul, quamquam obstrepit ipse, novosque accepit natae gemitus, levat aspera musco colla gravemque gelu crinem, ceciditque soluta pinus adulta manu dimissaque volvitur urna. illum per ripas annoso scrupea limo ora exsertantem silvae fluviique minores mirantur: tantus tumido de gurgite surgit, spumosum attollens apicem lapsuque sonoro pectora caeruleae rivis manantia barbae. »

Stace offre alors une véritable description du corps anthropomorphe d’Isménos mais sans jamais oublier sa nature fluviale et d’élément de paysage. Ces derniers sont omniprésents, comme pour souligner la nature élémentaire du fleuve. Son visage est « maculé d’un antique limon », et sa tête est « écumeuse ». Les grottes secrètes n’apparaissent pas ici pour la première fois. En effet on retrouve la même idée chez Ovide lorsque Thésée arrive chez Achélôos : le dieu-fleuve vit dans une grotte ; toujours dans les Métamorphoses lors de l’enlèvement d’Io, son père le dieu-fleuve Pénée est dans sa grotte.

Stace donne à nouveau une description physique du dieu-fleuve, quelques vers plus tard :

« Ainsi parla-t-il ; alors le dieu de lui-même se montra, les joues couvertes d’une eau ruisselante et d’un nuage de sable flottant […] »156

L’auteur joue de l’ambiguïté de la nature du dieu-fleuve en faisant de sa barbe bleutée de dieu anthropomorphe, une résurgence de ses eaux157. Un des autres grands modèles littéraires de

Stace est Virgile158. On retrouve l’influence de ce dernier dans la description que Stace fait

d’Isménos très probablement inspirée de celle du Tibre chez Virgile :

« Alors paraissant en personne, le dieu du pays, Tibérinus, entre les frondaisons des peupliers, lui sembla se lever de l’aimable fleuve, sous les traits d’un vieillard ; un fin tissu l’enveloppait de voiles glauques et des roseaux portaient leur ombre sur ses cheveux ; il lui parlait et dissipait ainsi ses inquiétudes : […]

Le fleuve avait parlé, il disparut dans les eaux profondes, gagnant ses demeures secrètes ; la nuit et le sommeil abandonnèrent Énée. »159

La description que font Stace et Virgile des dieux-fleuves nous rappellent la façon stéréotypée de représenter des fleuves depuis l’époque romaine, comme des hommes d’un âge avancé, arborant une longue chevelure, barbus, allongés et accoudés sur une urne dont s’écoule ses eaux.160

Chez Homère, le dieu-fleuve ne prenait un visage humain que durant un court instant. Chez Stace, il se lève et apparaît sous les traits d’un vieillard. F. Delarue, à ce sujet propose une description quelque peu poétique, mais qui semble tout à fait appropriée à la façon dont Stace donne vie au dieu-fleuve : « Dès lors, sous le coup de l’émotion, il se dépouille de sa majesté figée,

156 Idem, 481-482.

157 Qui a un jour vu la statue du dieu-fleuve, de J. Cheere, placée dans une grotte de Stourhead en 1751, ne peut que le

reconnaître dans les descriptions de Stace et de Virgile ou encore chez Ovide, Métamorphoses, I, 574-576 : « Là était la demeure, le séjour, la retraite sacrée du grand fleuve ; là, assis sous une grotte taillée dans le roc, il donnait des lois aux eaux et aux nymphes qui habitent les eaux ».

158 DELARUE, 2000, p. 62-89. 159 Virgile, Énéide, VIII, 31-35.

de la raideur qu’impose la pierre et de ses attributs allégoriques, pin et urne. La souplesse apparaît dans les mouvements du cou et des mains, dans l’alternance du présent et du parfait qui crée une épaisseur temporelle : la statue s’anime, frémit, voici qu’elle vit. »161

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