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L’initiation en tant que processus d’affranchissement identitaire se définit par la pluralité des voies empruntées à cet effet. Cette diversité des parcours est fortement régie par plusieurs variables ; entre autres la personnalité de l’initié, son contexte socioculturel et plus particulièrement la nature de l’initiation à laquelle il aspire. Toutefois, en dépit de la pluralité des cheminements caractérisant tout processus initiatique, ils se conçoivent tous autour d’un noyau qui leur est commun, et que chacun d’entre eux développe selon des structures et des étapes bien définies les distinguant les uns des autres et dont l’initié fait rarement l’économie.

L’initiation est tributaire dans sa structure de plusieurs facteurs qui la motivent. Dans La quarantaine, le besoin de changer qu’éprouve Léon est indissociable des sentiments qu’il développe à l’endroit de Suryavati. Le besoin de plaire à cette femme et la fascination qu’elle exerce sur lui le mènent à vouloir appartenir à son monde. Il est très rare que l’amour soit identifié comme étant l’essentiel facteur motivant une initiation individuelle, mais si l’on considère la nature de ce dernier et tout ce que représente Suryavati aux yeux de Léon, nous pouvons en déduire qu’il s’agit d’un facteur important.

1- L’amour comme facteur à l’initiation

Dans La quarantaine, nous saisissons toute l’importance que revêt la rencontre de cette eurasienne pour le protagoniste. Certes, Léon depuis son arrivée sur l’île Plate et même bien avant, fait figure d’un homme en gestation, mais cette réalité à elle seule ne peut garantir son éclosion identitaire puisque le principe d’une émancipation de ce genre demeure la coprésence synergique de tous les facteurs essentiels en lieu et au moment appropriés. Suryavati est un personnage substantiel dans la mesure où elle est représentative du monde auquel elle appartient. Elle en donne une image suffisamment séduisante pour persuader Léon de s’y introduire. Or, souvent lors de la lecture de

La quarantaine, on s’interroge sur le facteur catalysant la volonté de Léon à embrasser la culture et le mode de vie des coolies et des parias. Est-ce parce que c’est un monde qui l’envoûte réellement ? Ou est-ce justement parce que c’est le monde de celle qu’il aime ? Léon le Disparu apprivoise l’espace de l‘île, y compris la culture de ceux qui l’habitent par l’entremise de Suryavati. Tout ce qu’il apprend à leur sujet lui est venu d’elle. Dans ce sens, l’impartialité de son choix est mise en question. Le prisme à travers lequel sont perçus et interprétés ses rapports vis-à-vis de cette culture compromet sa neutralité. Les affinités de Léon et sa dimension de l’altérité obéissent, du moins de manière partielle, aux intentions dont Suryavati les investit. Léon ne conçoit plus le temps et l’espace en dehors de ceux qu’occupe celle dont il est épris. « Où irai-je? Qu’est-ce que j’irai faire là- bas ? Londres sans Surya, est-ce que cela existait ? » (Lq, p.366). L’attachement éperdu de Léon pour Suryavati nous amène à repenser le concept de l’initiation à travers l’amour qui le restructure différemment dans ses étapes et le dérègle de façon perceptible. Le facteur de l’amour n’altère pas forcément le parcours initiatique, néanmoins il le reformule à sa manière et le différencie des autres modèles. Le défi d’une expérience initiatique réussie est souvent d’amener le néophyte à se détacher de l’emprise de son maître et à se frayer sa propre voie tout en s’inspirant de ce dernier. Un gourou ne fait pas l’initié à son image, encore moins à sa pensée, il l’initie en l’invitant à vivre l’initiation à son rythme et selon ses convictions, faute de quoi son affranchissement n’en est pas réellement un, puisque le sujet demeure dépendant d’une autre personne. L’handicap pour l’initiation de Léon est que Suryavati est investie à la fois de plusieurs responsabilités ; étant son objet d’affection, elle est aussi son gourou et son unique guide et amie sur l’île Plate. Bien que l’amour soit une catharsis pour le protagoniste et ait contribué à son affranchissement, ce sentiment pourrait éventuellement faire office de « maya » voilant en quelque sorte la réalité à laquelle aboutit une expérience initiatique.

2- Étapes et structure de l’initiation

L’initiation, telle que nous l’avons décrite au préalable, procède en deux mouvements opposés. Elle peut être envisagée de façon ascendante projetant en l’occurrence une connaissance ésotérique d’ordre élitaire dont l’ampleur dépasse de loin l’homme ordinaire. Le deuxième mouvement est totalement à rebours du premier puisqu’il est descendant, sa finalité cible une appréhension davantage profonde de soi-même. Toutefois, et en dépit de leurs finalités divergentes, ces deux modes de l’initiation ne dérogent pas en principe aux mêmes credo qui les constituent en matière de parcours, chacun des deux repose sur les trois principes fondamentaux : l’isolement, l’épreuve et la délivrance.

En tant que novice, Léon devait endurer la première étape de son parcours initiatique que représente l’isolement. Différents épisodes correspondent à cette phase, entre autres le départ, le bannissement ou l’éloignement, suivant en cela la disposition de l’initié à y prendre part. Pour Léon, la conjoncture est sensiblement complexe dans le sens où le voyage était volontaire, lequel voyage se transforme en une séquestration sur l’île Plate. Le jeune novice consentant au départ de Marseille, se voit infliger un isolement des plus pénibles sur l’île. Bien que la réalisation de cette étape soit arbitraire et indépendante de la volonté de Léon, il n’en demeure pas moins qu’il l’a pleinement vécue et n’en regrette ni l’expérience ni les conséquences.

Cette première étape représente pour l’initié le moment le plus déconcertant du parcours puisqu’il entame une phase dont il n’est pas conscient ou s’il l’est, il en redoute les épreuves qui peuvent advenir. Pour le protagoniste de La quarantaine, le départ vers l’île Plate et le séjour qui s’en suit exacerbent ses sentiments d’inquiétude et d’expectative. Dès son arrivée, Léon éprouve une angoisse profonde que provoque sa détention. Il partage cette sensation avec tous les autres Européens contraints comme lui à une

quarantaine sur l’île. Cependant, cette phase se révèle plutôt courte, aussi amorce-t-elle la phase des épreuves qui demeure la plus pénible.

Pour cette phase, les écueils rebutent souvent les personnes volontaires pour une initiation, du coup, plusieurs souhaitent renoncer à l’expérience. Or, pour Léon le problème ne se pose pas puisque cette épreuve lui est imposée. De fait, affronter et surmonter les épreuves s‘avère nécessaire pour sa survie. Il s’agit plus d’une contrainte fatidique que d’un choix d’initiation. Léon doit d’emblée surmonter son dépaysement, les difficultés relatives à l’espace et au climat représentent son premier défi. Ensuite s’érige celle de la culture de la petite communauté qui vit sur les lieux, et en dernière épreuve les différends qui s’immiscent dans sa relation avec son petit groupe d’Européens et aussi ceux qui affectent sa relation avec Suryavati. Toutes ces tensions et discordes représentent les écueils servant en premier lieu à aguerrir Léon et à le préparer pour sa délivrance. La dernière étape n’est pas la moindre vu qu’elle compte deux stades cruciaux pour l’aboutissement du processus. Le parcours initiatique passe obligatoirement par un acte du sacrifice qui symbolise la renaissance identitaire du novice. Au cours de cet acte, l’initié doit accomplir un rituel qui lui permet de rompre de façon abstraite avec sa vie et son identité ancienne, et ce faisant, de renaître intérieurement de nouveau.

Ailleurs pourtant, ce problème réapparaît à l’occasion fortuite de considérations sur le sacrifice, dans lequel on décerne l’acte rituel proprement dit et, par conséquent, l’acte initiatique par excellence. « Ce qui est ainsi sacrifié graduellement dans l’ascèse, ce sont toutes les contingences dont l’être doit parvenir à se dégager comme autant de liens ou d’obstacles qui empêchent de s’élever à un état supérieur. » Ce détachement, forcément douloureux pour l’individu, constitue la condition sine qua non pour briser sa coquille et parvenir à ce qu’un certain nombre de courants initiatiques désignent comme le feu intérieur. 10

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Dans La quarantaine, Léon reçoit un rituel chamanique des mains de Suryavati. Ce sacrement transforme de façon significative sa personnalité de jeune Européen inquiet de son sort sur l’île et sujet à maintes interrogations d’ordre personnel et social, en homme sûr, à même de prendre son destin en main. Corollairement à ce rituel, l’étape de la délivrance est franchie par le biais du dépouillement qui finalise le processus. Il équivaut à une renaissance identitaire du personnage.