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A. De l’art en tant qu’il « donne à voir »

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: l’oeuvre de Jochen Gerz

Parcours biographique d’un artiste autodidacte

Jochen Gerz est né à Berlin en 1940. Dans son texte Premiers souvenirs, Berlin 1943 (1994a, 92), il parle de son expérience de la guerre, événement qui va marquer un tournant dans sa vie. La maison de sa famille est touchée par le bombardement des Alliés. Réfugiée dans la cave, la famille désigne Jochen à cause de sa petite taille pour se faufiler par la fenêtre de celle-ci. Rendu sourd par les détonations, il voit la maison brûler devant ses yeux. Il attend, mais « quelque chose ne se passe pas » (Ibid., 92). Il reste un long moment à « contempler » dans son jardin les arbres silencieux en proie aux flammes : « C’était extraordinaire. J’avais le sentiment que c’était paisible… J’ai tout compris à

l’envers » (e.p.). C’est à ce moment qu’il prend conscience de ses sens : « Je remarque pour la

première fois mes oreilles et ma bouche, parce qu’elles ne fonctionnent pas » (Ibid., 92). Il retrouve l’audition mais perd la parole pendant une année. Lorsqu’il la retrouve, il l’utilise avec une conscience qu’il n’avait pas eue avant cela. Ainsi, ses souvenirs de guerre marquent le passage de l’enfance à la conscience et plus particulièrement à la conscience de son identité allemande : « J’ai compris à cinq

ans mon passé de coupable » (e.p.).Deux périodes qui, bien qu’elles « se côtoient et se mêlent » (Von

Dratteln : 1991, 18), sont distinctes. Cette prise de conscience s’accompagne d’un questionnement qui s’inscrira profondément dans l’expérience personnelle de Gerz : « On n’est peut-être pas un seul, mais plusieurs » (Ibid., 18). L’identité personnelle, de même que la réalité qui nous environne, est complexe et multiple. Le choc de la société allemande au sortir de la guerre et le traumatisme lié à ce passé douloureux auront des répercussions sur la construction de son identité. La culpabilité des crimes passés brisant l’identité nationale allemande se transmet par le non-dit à la nouvelle génération qui est privée de l’histoire de son origine : « Je dis toujours que chacun a droit à son passé, au récit, a droit à cette initiation qui est faite par les générations antérieures. Chaque enfant y a droit. Moi, après la guerre, je n’y ai pas eu droit. Je n’ai pas eu l’occasion d’être initié de cette façon là » (Breerett : 1996).

Gerz n’a pas de formation artistique académique. De 1959 à 1963 il suit des études à Cologne, Bâle et Londres, en littérature allemande et anglaise, ainsi qu’en sinologie et en préhistoire. Il se met à écrire des textes dès 1963 et s’inscrit à un groupe de poésie. De père journaliste, il aurait aimé faire de l’écriture son métier. Mais il en sera autrement. Petit à petit, il commence à jouer avec les mots. Il

décompose les phrases et change la ponctuation. Un jour, Max Bense lui fait remarquer qu’il fait involontairement de la « poésie visuelle » (Jochimsen : 1975, 9). Ce sera une révélation pour lui.

Le passé de l’Allemagne semble peser sur la conscience de Gerz, dans le sens où il a hérité d’une culpabilité dont il ne peut pas se défaire, puisqu’il n’a rien à se reprocher. Il insiste sur le fait qu’il n’a pas vécu les événements, mais a uniquement survécu aux événements. Demeure en suspens ce qu’il aurait fait s’il avait été adulte pendant la guerre33, mais ces incertitudes lui font accéder à une notion fondamentale dans son œuvre : l’absence, « ce que je ne pourrais jamais dire de la guerre, jamais dire des événements de mon enfance, que je n’ai pourtant pas « vécus ». C’est de cette façon que l’absence est devenue pour moi un vecteur plus fort que la présence » (Chevrier : 1991, 24). Il porte alors un regard critique sur son pays qui, bien qu’il revendique des idées, reste dans la théorie et les discours. On écrit en Allemagne des livres et des manifestes mais on ne se mobilise pas dans la rue34. En comparaison, la France semble agir et se confronter à la réalité. Il quitte alors son pays natal pour Paris en 1966, en quête d’« une vie intermédiaire, pour une perspective extérieure » (Von Dratteln : 1991, 18).

Dans l’année qui suit, il commence à travailler dans l’espace public. Dès 1969, il travaille en parallèle sur des installations mêlant photos et textes. A partir de 1971, ses travaux consistent en des installations, des vidéos et des performances. Dans les années 80, il participe avec sa femme Esther Shalev-Gerz à un concours pour un mémorial contre le fascisme dans l’espace public, lancé par la mairie de Harbourg. Ils remportent le concours. Par la suite, Gerz répondra à plusieurs commandes officielles de mémoriaux, notamment en Allemagne, en France, en Angleterre et en Irlande. Ses mémoriaux sont devenus une référence en la matière.

33 Extrait de son texte « De l’art 1982/1983 » (in GERZ : 1994a, 32-34):

« - Selon toi il aurait été méritoire d’être là, assis la plupart du temps, et de participer le moins possible. - Qui donc au fond, a fait autre chose ? Qui ne s’est pas caché derrière la barbe de l’événement ? (…)

- Peu importe ce que tu fais ou ne fais pas, ça peut t’être vraiment égal. Mais en ceci je te donne raison : pour les autres, rien ne se fait sans raison. »

34 Cette critique au sujet du comportement des Allemands se lit à travers un extrait d’entretien : « L’héritage que je ressens en permanence, en tant qu’individu né en Allemagne en 1940 : le côté humaniste, un mode grossier de paroles vides et de prétentions, et d’autre part le monde mesquin du camp des heures et jours convenablement cochés. L’héritage mène à ce que je ressente tout détail, toute habitude la plus naturelle, toute coutume, toute routine, tout milieu, comme constamment étranger, absurde, artificiel, mensonger » (GERZ : 1994b, 11).