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Une virgule dans un texte qui bouillonne

Dans le document Portée des ombres (Page 158-170)

(C. Louis-Combet2)

1 Inter-prêter

D’un discours de la méthode, je n’alourdirai pas cette lecture3. Pour en

donner le ton, je placerai seulement à son seuil cet avertissement — auquel j’essaierai de me tenir — emprunté au beau livre de Roland Gori4qui a croisé

ma lecture de « Stabat Filius ».

La lecture immédiate de l’inconscient dans le symptôme, le rêve ou le discours [et j’ajoute : dans le texte] fait obstacle à la méthode freudienne. Elle tend à restituer la signification dans la plénitude de ses prérogatives en renouant avec la rhétorique de la persuasion et de la suggestion. (p. 28)

Dans la même page il écrit également ceci :

L’analyse n’est pas savoir de l’analyste sur l’inconscient mais connaissance transsubjective entièrement dépendante de la dynamique transféro-contre- transférentielle.

Et pour finir — en ce qui nous concerne ici — il cite René Char (Les Chants de

la Balandrane, Gallimard, 1977) : « Les mots qui vont surgir savent de nous ce

que nous ignorons d’eux. »

On l’aura donc compris, mon souci n’est pas d’appliquer au texte un pré- construit psychanalytique, mais, comme je l’ai déjà dit à plusieurs reprises,

1. Claude Louis-Combet, Passions apocryphes, Lettres Vives, 1997.

2. Première parution dans Claude Louis-Combet, mythe, sainteté, écriture, volume collectif, Corti, 2000.

3. Sur la question, quelques repères : François Migeot : « La question de l’interprétation dans la psychanalyse textuelle », article cité; À la fenêtre noire des poètes, lectures bretoniennes (voir l’« avant propos »). Jean Bellemin-Noël (parmi ses dernières mises au point) : « Pour l’autotrans- fert », dans Interlignes 3.

de l’inter-prêter. Non pas, donc, le traduire en décryptant un message caché, mais aller à la rencontre des mots du texte avec mes mots, soulever son autre en m’engageant dans ce qui va être une aventure transférentielle d’écriture sur une écriture, car, en la matière, comme le dit Jean Bellemin-Noël, sur l’écriture, il n’est que d’écrire. Risquons-nous y donc.

2 Mère et fils : un couple question-réponse

« Stabat Filius », dernière des Passions apocryphes, reprend, à l’évidence, les grandes lignes de la Passion du Christ telle qu’on peut en lire le récit dans les Évangiles, et plus particulièrement, peut-être, dans ceux de Luc et de Jean. Les temps forts qui la marquent se retrouvent ici pour scander cette mise à mort insolite. Insolite, en effet, car, par un iconoclaste renversement, c’est une mère crucifiée que le texte nous livre dans la chute de sa seconde partie (p. 45-57), laissant au pied de la croix un Fils de douleur en proie au remords, anéanti par la culpabilité que soulève en lui les dernières paroles proférées par la mourante : « Mon Fils, pourquoi m’as-tu abandonnée »?

Passion apocryphe, donc, puisqu’il s’agit d’une version inédite et remaniée de la mise en croix, mais que j’entends également ainsi — comme le permet l’étymologie — : douleur tenue secrète par un narrateur qui se propose ici de s’interroger sur le sens occulte de cette souffrance.

Celle-ci, me semble-t-il, pourrait bien avoir partie liée avec l’insistance du questionnement qui ouvre le « préambule » (p. 43-45) du texte et qui, dans un étrange redoublement, porte, justement, sur l’existence même de la question :

Je me suis souvent demandé s’il était une question — une interrogation peut-être mal formulée au fond de la conscience — à laquelle les événements de la vie apporteraient un jour, en eux-mêmes, une réponse inexorable, indiscutable. [je

souligne] (p. 43)

Par un autre renversement, il est dit de cette question que — paradoxale- ment — elle ne peut apparaître qu’après la réponse que tentent de lui donner les événements de la vie, événements dont la seconde partie du texte va en- treprendre la narration. Mais, nouveau sujet, pour nous, d’étonnement : les événements de la vie du Fils ici narrés sont uniquement ceux qui ont rapport à la fin de la vie de la Mère. Disons que, loin de porter sur le parcours de la vie du narrateur, comme le préambule nous y préparait, ils portent sur cette section de vie commune qu’ils ont eue en partage, comme si la clef recher- chée se trouvait là. Et force est de constater que le texte diffère, par une série de reformulations et de précisions dilatoires, le moment de pouvoir poser ladite question à la fin du préambule, puis surtout à la fin du récit, comme si le terme de cette vie commune coïncidait avec la fin du texte, comme si,

donc, la question finale, donnant sens à la vie du Fils et à la mort de la Mère, constituait en même temps la question finale qui donnait sens au texte.

Ainsi, avant de pouvoir poser la question, il faut, dit le texte, s’interroger sur un souci plus fondamental, qui naît

[...] de l’intuition sensible d’un écart — une faille, une césure, une distance en tous cas — entre l’assurance de l’identité personnelle et la reconnaissance de soi dans les quelques actes majeurs qui jalonnent la vie [...] (p. 43)

comme si cet écart de soi à soi faisait écho à l’écart entre la réponse que l’on tente de donner et la question qui tarde à se former. Le souci né de cet écart amène le texte à poser la question de l’amour, non pas des amours que ren- contre une existence, dit le narrateur en annonçant par un nouveau détour qu’il ne fera pas son autobiographie, mais de l’Amour, à savoir celui qu’une mère et un fils peuvent éprouver l’un pour l’autre. Et le préambule peut alors se clore en se demandant

[...] quelle femme fut la mère, quel fils fut le fils, et ce qu’ils avaient à voir l’un avec l’autre, et s’ils ne se sont pas trompés, lui, croyant qu’elle était sa mère, elle, croyant qu’il était son fils, en sorte que toute l’histoire serait celle d’un malentendu. Et si tel n’était pas le cas — c’est l’écriture même qui serait

à renier. (p. 45)

Cette interrogation sur le vraisemblable écart entre une mère et un fils dont les relations reposeraient alors sur un malentendu, me paraît se superposer à la question de cet autre écart qui vient d’être évoqué, celui que le narra- teur éprouve en son propre sein, écart qui s’articule lui-même à cette distance entre la réponse et la question différée. Comme si mère et enfant constituaient l’un pour l’autre les deux termes — irrémédiablement séparés par l’ordre des générations — d’un couple question-réponse. Comme si cet autre énig- matique que nous sommes pour nous-mêmes avait à voir avec l’énigme de ce que l’enfant est pour la mère et — corrélativement — de ce que la mère est pour l’enfant. S’il n’y avait pas cette méconnaissance fondatrice de moi par moi même, de l’autre par moi, de moi par l’autre — ce malentendu —, les questions n’auraient pas lieu d’être, et l’écriture qui invente des réponses par l’imaginaire aux questions de l’imaginaire et qui explore l’espace de cette non-coïncidence n’aurait pas, il est vrai, lieu d’être. Elle serait à renier, est-il dit, ce qui ne va pas sans évoquer bien à propos l’intertexte évangélique et la figure de Pierre qui, reniant par trois fois le Christ, manque à sa parole et la dédouble, créant ainsi, à l’instar du narrateur, un écart entre ce qu’il croit être et ce qu’il est dans les faits.

Et d’ailleurs, ne serait-ce pas cette non-coïncidence avec lui-même qui pousse le narrateur à se dédoubler en deux instances énonciatrices? C’est un

« je » qui assume le préambule où une réflexion est menée au présent d’une écriture qui se déroule (« Je ne crois pas [...], ce que je note ici [...], je puis bien l’avouer [...] »), mais c’est un « il » (le Fils) qui est mis en scène par la suite comme protagoniste des événements narrés au passé simple dans la seconde partie, même si la focalisation adoptée par ce « il » recouvre en fait presque toujours la subjectivité d’un regard et correspond donc, en fait, à un « je » tra- vesti. Le texte installe ainsi un dispositif qui met en scène les deux instances de ce moi dédoublé et qui permet au premier de mettre en scène le second sur le mode de la fable, du mythe, de la fiction, de l’autre scène instaurée par le passé simple, et de le laisser jouer sur le mode de la fantaisie, voire du fan- tasme, pour mieux le laisser parler. Ce dispositif, peut-être emblématique du travail de l’écriture, nous enseignerait alors que le sujet de l’écriture, pour ad- venir, doit emprunter la vérité de la fiction, assumer la nécessité de se perdre pour pouvoir faire retour, étranger, par le travail du texte.

C’est ainsi, dépersonnalisé en « il », que ce « je » entre en scène, endossant la figure du Fils pour nous parler de son autre, pour nous parler de l’image de sa mère, ou plutôt de la Mère, comme si, par la convocation d’une Histoire sainte connue de tous, il fallait entendre que cette fable enseigne une vérité excédant le particulier et concernant, au-delà d’un fils et d’une mère, le Fils et la Mère.

Si les événements qui sont narrés après le bien nommé « préambule » — car il s’agira ensuite, en effet, d’une marche au supplice — ont le caractère iné- luctable d’un destin que plus rien ni personne ne peut entraver, c’est que le Fils arrive trop tard : « Lors donc que le fils s’approcha de la maison, il vit qu’il arrivait trop tard » (p. 45). Lorsqu’il s’agit des relations qui unissent une mère et un fils, on a sans doute nécessairement affaire à cette question du re- tard puisque le second vient toujours après la première, comme l’impose la nature. Pour que ce retard s’abolisse, il faudrait transgresser la barrière des générations et installer le fils à une place qui ne serait plus la sienne : son temps serait le même que celui de la mère et il pourrait alors être contem- porain de sa propre conception et de son propre engendrement par la mère. Mais il arrive trop tard, et dans le regret ou le reproche qui s’exprime là, il faut sans doute entendre un écho au « pourquoi m’as-tu abandonnée » (p. 56) pro- féré par la Mère, comme si ce retard initial était la cause de cet abandon final, abandon qui ne peut être vécu comme scandaleux que pour deux personnes de la même génération, mais sans doute pas dans une relation mère-fils où il paraît être dans l’ordre naturel que la génitrice disparaisse avant sa pro- géniture. Il y aurait alors séparation, douloureuse certes, mais pas abandon. Le texte semble donc installer les linéaments d’une rêverie où Mère et Fils, liés par un lien incestueux au mépris des générations, feraient couple sans la coupure d’un tiers symbolique qui remettrait chacun à sa place. Nous aurons inévitablement à y revenir.

Quoi qu’il en soit, le retard étant là, c’est à son exploration douloureuse et nostalgique que le texte se livre. Arrivant après, le fils ne peut comprendre le sens des événements qui vont se dérouler devant lui, devant lesquels il va rester un spectateur passif, événements, dit-il dans le préambule, qui « domi- naient sa vie et dont il ne comprenait pas quelle part de lui-même s’y enga- geait » (p. 44). Venant après-coup, les causes lui échappent : ce qu’a pu faire la mère avant qu’il n’arrive à la maison, l’origine des scènes qu’il décrit, tout cela lui échappe et confère à l’action qui se déroule le caractère d’un destin inéluctable dont le chiffre se dérobe, rejeté même en dehors du champ de sa conscience :

La question de savoir pourquoi toutes ces femmes dont le nombre ne cessait d’augmenter, et qui formaient une foule à présent, s’étaient ruées sur sa Mère, n’effleurait pas son esprit. (p. 49)

N’est-ce pourtant pas cette question des origines, ici déniée, qui travaille jus- tement les représentations que nous offre ce Fils à propos de sa Mère? N’est- ce pas la question de sa propre origine à lui, son « œuvre inexplicable » (p. 46), qu’il pose à travers les événements tout aussi inexplicables du supplice qu’il met en scène?

3 Histoire sainte ou sacrée histoire

Autrement dit, cette absence de cause à l’origine du supplice maternel ren- voie simultanément à la cause énigmatique de l’origine du Fils; le sens pro- blématique du supplice qu’aucune parole maternelle ne vient éclairer (p. 47), fût-ce rétrospectivement, fait écho au sens problématique de l’existence du Fils qu’aucune parole de la Mère ne vient justifier, si ce n’est sur le mode de cette moquerie qu’elle sert à la cantonade et qui suggère plutôt à ses inter- locuteurs l’idée que ce malheureux rejeton n’aurait jamais dû voir le jour : « triste sire » (p. 48).

Je fais donc l’hypothèse que, sous cette scène de mise au supplice, le texte convoque les échos des fantasmes originaires qu’un fils, en écho à ce qu’il interprète du désir maternel, peut, en son for intérieur, forger pour donner sens au mystère qui scelle son origine.

Les événements qui surviennent, dit le texte, pourraient bien être « com- mandés par la Mère » (p. 46), ce qui reviendrait à penser que loin d’en être victime, comme on aurait envie de le croire avec le Fils, elle pourrait fort bien les avoir désirés. Mais de quels événements peut-il bien s’agir? Ils se déroulent en pleine nuit; la Mère, en tenue légère, en partie dénudée, est agressée, malmenée, passionnément injuriée. On la traitera quelques pages plus loin de pute et de sorcière. L’affaire me paraît claire : le châtiment qu’elle doit subir a partie liée avec le commerce sexuel dont on l’accuse et dont on

accuse habituellement les sorcières; mieux, il en est la figuration à peine tra- vestie. Tumulte, cris, empoignades, procession vers le « baisoir » (p. 49-51) où « une odeur de basses chairs transpirantes se débondait », une colonne phal- lique encore à demi érigée, tout cela évoque une atmosphère de péché. Elle devra donc périr par où elle est soupçonnée d’avoir fauté, par la crucifixion qui devient alors l’emblème de deux corps superposés dont l’un — celui de la Mère — est pénétré de toute part par les clous.

La question toutefois qui reste ouverte et sur laquelle le texte semble buter, est de savoir, comme je viens de le dire, si la mère est une victime innocente et accusée à tort pour un forfait qu’elle n’a pas commis, ou si elle est effecti- vement partie prenante dans un acte sexuel avéré. On dirait que le texte ici se clive en deux opinions inverses qui coexistent chez le Fils — n’oublions pas la césure observée dans la mise en texte de sa figure — et que le texte ma- térialise en ces deux chœurs qui s’affrontent : l’un affirmant qu’elle est une sorcière et une pute, l’autre qui en fait une reine ou une déesse (p. 50) voire peut-être une vierge si l’on convoque l’intertexte biblique.

Dans le premier cas, il faudrait bien admettre qu’elle prend sa part dans l’acte de chair, et du même coup admettre que son désir est tourné vers un autre, un homme, un père, que le texte cependant semble écarter violem- ment de la scène par une sorte de déni : « aucun homme ne se pressait à l’horizon » (p. 46). Dans le second, la Mère serait une intouchable reine, une déesse, et l’évangile ajouterait : une vierge, une sainte qui n’aurait jamais sa- crifié au sexe, dont l’amour, tout entier tourné vers le fils n’aurait jamais eu à se compromettre avec un tiers, et qui, pour le concevoir, n’aurait eu qu’à tendre l’oreille au souffle de l’Esprit-Saint. Théorie sexuelle infantile comme une autre, qui confirmerait que dans cette histoire d’Immaculée Conception, il y a du « malentendu » — pour reprendre en écho un mot de notre texte (p. 45 et p. 48).

Tout se passe alors comme si le récit tentait de suivre une voie moyenne, de compromis ou de balancement entre ces deux chœurs. Certes la conception du Fils ne serait pas immaculée : tous les sévices infligés à la mère après les agressions verbales, toutes les traces de sang issues de cette lutte sexuelle, indiquent que la scène primitive est envisagée de la manière la plus sauvage par un Fils qui reconstitue la scène :

Il [le Fils] put voir la colonne brisée à laquelle elle avait dû être liée et où l’on avait dû la fouetter, pensait-il : des lanières alourdies de plomb traînaient encore dans une flaque de sang [...].

Quand il parvint enfin à la porte de sortie, il jeta un dernier coup d’œil vers le centre, vers la colonne qui lui parut décapitée plutôt que brisée et vers la flaque de sang qui, vue de loin, semblait un mince filet dans les sables, comme après un viol ou un accouchement. (p. 51)

Néanmoins, dans ce scénario de viol, le Fils peut encore imaginer que la mère n’est pas consentante et que toute la sexualité n’est qu’une violence qui lui est infligée contre son gré, un supplice dans lequel son désir ne serait en rien en- gagé. Mais dans un autre revirement, le texte peut tout aussi bien suggérer que la mère est actrice dans le supplice puisque les furies qui la torturent ne sont en fait qu’une projection d’elle-même : « toutes ensemble; elles for- maient la Mère elle-même dans toutes ses dimensions » (p. 47). Dans ce cas, mue par sa faim de sexe, elle participerait alors de cette « horde musculeuse et fumante de mygales en rut ».

La question reste donc ouverte sur le malentendu du désir de la mère dans l’acte concepteur. Le texte semble alors déplacer la question sur les suites de cet acte. Une fois le Fils conçu — Dieu sait comment —, il faudra qu’il soit expulsé, mis au monde, en sorte que le calvaire maternel puisse devenir le chemin de croix de l’enfant à naître. On comprend mieux alors comment, dans le texte, l’alternative viol ou accouchement (p. 51) peut valoir pour une succession : viol puis accouchement.

Après la scène enclose dans le « baisoir » à laquelle assiste le Fils « à l’inté- rieur des femmes » — soit à l’intérieur de la Mère —, à hauteur de leur hanche (p. 50), nous nous mettons en chemin avec le cortège. Ce qui s’était amassé « en germe dans le noyau du temps », après avoir éclaté dans ce « haut lieu des affrontements », doit se dérouler avec « une nécessité implacable » qui a « quelque chose d’apaisant » (p. 49).

La cohue des femmes semblait s’être disciplinée. Elle formait, à présent, une longue procession, tandis que le jour s’avançait. Un certain recueillement en- veloppait même ce train. Personne ne criait plus. On entendait plutôt la ru- meur confuse des respirations, comme celle des ruminants [...] : un souffle ra- mené du fond de corps immenses, et rythmé par une marche paisible et par le développement d’états intérieurs indescriptibles [...]. (p. 52)

Ce « recueillement », cette rumination et ces « états intérieurs indescriptibles » me paraissent bien figurer le développement d’une gestation dont le calme s’oppose au tumulte de la conception. Le triste sire, de semence qu’il était,

Dans le document Portée des ombres (Page 158-170)