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Partie II Section analyse, Liberté et conséquences

2. La guerre des sexes

2.3 La violence du langage

Dans Baise-moi, ce vocabulaire est poussé loin, parfois même à l’extrême. Pareillement dans Ball and Chain. Dans ces œuvres, il y a un refus de beauté tant prisée par les hommes, d’où l’utilisation de telles grossièretés. Le lexique enlève toute valeur aux relations sexuelles et humaines, prive les individus de leur identité. Afin de démontrer la révolte face au culte de la beauté et à la soumission de la femme, les limites

sont repoussées pour que rien ne puisse être perçu comme érotique, excitant. Il doit ressortir de ces lignes que du mauvais, et pour cette raison, la censure est exclue.

Nadine s’accroupit en face d’elle, considère sentencieusement le mince filet de pisse rouge très épaisse qui lui sort par saccades plus ou moins généreuses. Dedans, il y a des lambeaux plus sombres, comme la crème dans le lait qu’on retient avec la cuillère. Manu joue avec ses mains entre ses jambes. Elle s’est barbouillée de sang jusqu’aux seins. La petite dit : «Ça sent bon dedans, enfin faut aimer47

Ce langage et ces scènes «honteuses» sont à mon avis nécessaires à la transmission du message de l’auteure, car ce sont des éléments que nous aimerions ignorer en temps normal. Les personnages sont, chacune à leur manière, esclaves. Esclaves de l’homme, de ses désirs et de ses besoins. Avec ces passages sur les mauvaises odeurs, le sang, les menstruations et les vomissures, en intégrant le lecteur dans l’acte même de la dégueulasserie, l’auteure parvient à atteindre une certaine forme

de liberté face à l’homme et à ses désirs en le dégoûtant, comme si les corps que les auteures décrivent en tant que simples objets à faire jouir ne seraient plus soumis à cette beauté tant désirée, à ce qui sent bon, à ce qui est érotique et fait bander. Elles retirent ainsi aux hommes le plaisir qu’ils pourraient ressentir à la lecture face au sexe.

Ainsi, le langage permet d’imposer une distance entre la pornographie que l’on regarderait et celle contenue dans un acte de lecture. Voir deux acteurs en plein ébat, par exemple, peut mener à l’excitation chez plusieurs, même si ce n’est pas filmé dans un environnement optimal, même si la femme est dominée, souillée, violée. Par contre, la même scène couchée à l’écrit par Despentes ou Arcan renvoie à mon sens à un tout autre

imaginaire, beaucoup moins excitant. Le choix des termes qui entrent et persistent dans notre tête nous est imposé sans qu’on puisse y apposer un filtre. Viol, coups, crachats, pisse. Les mots sont consciencieusement choisis pour renvoyer une image précise de la scène au lecteur sans qu’il puisse s’en distancier par une distraction visuelle par exemple. Les films ont l’avantage d’avoir des spectateurs conscients de n’être que les témoins d’un acte filmé entre deux acteurs. Notre œil a été éduqué aux images télévisées depuis notre plus jeune âge et il est plus difficile aujourd’hui de choquer quelqu’un avec une image violente à l’écran qu’avec la juste description d’un acte violent couché sur papier. Un lecteur ne voit pas que des corps en action, il est aussi témoin d’une humanité qui l’empêche de s’arrêter uniquement à l’aspect sexuel de la scène. Il est forcé de voir l’humain derrière l’acte. Qu’il s’agisse d’Arcan ou de Despentes, on ne peut pas se détourner des émotions, de la douleur, des odeurs décrites, etc. En tant que lecteurs, nous sommes pris avec un étalement émotionnel absent de la pornographie visuelle.

En ce sens, je peux conclure que le langage pornographique est un autre élément qui participe à une tentative d’émancipation de la femme, rendue possible par une prise de parole, donc de pouvoir, certes vulgaire, mais efficace. C’est une sorte de liberté que les auteures se paient en refusant de provoquer le désir tout en utilisant des éléments qui, initialement, devraient l’animer. Elles ne peuvent pas se soustraire à la soumission, mais elles peuvent pervertir ce monde prisé par les hommes en le réduisant à un univers déshumanisé à l’extrême.

Conclusion

Depuis Aristote, les conditions de vie pour les femmes se sont améliorées. Elles ne sont plus considérées que comme des objets-machines à enfanter, à soulager, à servir. Toutefois, elles demeurent des êtres «d’en dessous», car « l'égalité de fait entre les femmes et les hommes n'est pas encore gagnée. Pour cela, il aurait fallu que l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, depuis quelques décennies, soit accompagnée d’une transformation sociale majeure, particulièrement en ce qui concerne le marché du travail dans son organisation et ses conditions de travail48.» Malgré cela, ce sont elles, les vedettes de l’heure. Je ne crois pas que les femmes n’aient jamais été aussi populaires que maintenant. Elles ne siègent peut-être pas sur les C.A. des grandes entreprises, mais elles sont partout ailleurs. Despentes, avec Baise-moi, nous propose des femmes tout en force, qui foutent tout en l’air, qui montrent que « […] finalement, nous ne sommes pas les plus terrorisées, ni les plus désarmées, ni les plus entravées. Le sexe de l’endurance, du courage, de la résistance, a toujours été le nôtre49.» Arcan, elle, avec Folle, nous expose plutôt la femme dans une position de faiblesse, brosse avec son

personnage de Nelly un portrait beaucoup moins glorieux de la féminité. Ball and Chain allie à la fois les forces et les faiblesses d’une femme tout aussi égarée que Nadine, Manu et Nelly. Trois visions, mais une seule issue, la mort pour chacune d’entre elles.

Despentes et Arcan œuvrent par leur littérature à exposer deux visions du féminisme actuel, visions qui ne sont pas concentrées que sur les questions salariales ou

48Anonyme, Place des femmes sur le marché du travail, [en ligne]. http://www.cc-

femmes.qc.ca/place_access.htm, [site consulté le 16 novembre 2012].

de simples comparaisons entre les sexes. Elles les poussent encore plus loin en mettant en scène ces personnages de femmes qui montrent comme il est éprouvant parfois d’en être une, qu’être un homme semble tellement plus facile, mais qui n’échangeraient jamais leur complexité de femme contre la virilité des hommes, si brillamment remise en cause dans ces textes.

Bibliographie

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Sources électroniques

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https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/bitstream/1866/7025/2/Krauth_Louise_2011_mem oire.pdf, [page consultée le 29 juin 2012].

PUHL, Andrea, (page consultée le 29 juin 2012) Nelly Arcan: La prostitution et la politique sexuelle dans Putain, [en ligne]. http://library.usask.ca/theses/submitted/etd- 12202005-204821/unrestricted/AndreaPuhlThesis1.pdf, [pages consultées le 3 novembre 2012].

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http://mry.blogs.com/les_instants_emery/2011/01/yasmine-ex-egerie-dorcel-hardeuse- porno.html, [site consulté le 4 novembre 2012].

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