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5 La protection des victimes de la traite d’êtres humains en Suisse

5.3 Etudes de cas

5.3.2 Ville de Lausanne

Contexte légal et politique

Le canton de Vaud est l’un des rares cantons à s’être doté d’une loi sur la prostitution (LPros). Elle est entrée en vigueur en septembre 2004, après avoir été discutée longuement au sein du groupe de travail institué à cet effet et avoir été adoptée par le gouvernement. Cette loi vise à régler les conditions dans lesquelles la prostitution s’exerce, notamment la prostitution de rue à Lausanne, une des quelques villes suisses où ce type de prostitution existe.

Bien qu’un article (art. 19) stipule que la « protection nécessaire » doit être accordée aux victimes de délits commis en infraction des articles 195 et 196 du code pénal et qu’une autorisation de séjour doit pouvoir être demandée aux instances fédérales en cas de situation de détresse d’une victime, cette protection n’est dans la pratique, et selon divers experts, pas effective. Ces dispositions ne sont pas plus détaillées ni dans la loi, ni dans son règlement d’application (RLPros).

Les prostituées n’ont pas l’obligation de s’annoncer dans le canton de Vaud, mais peuvent le faire et sont enregistrées lors de contrôles policiers. Le registre cantonal recensait 391 prostituées en 2005, dont plus de la moitié était brésilienne58. Sur ce nombre, environ 40% étaient en situation irrégulière59. En ville de Lausanne, le représentant de la police municipale estime qu’environ 250 personnes s’adonnent à la prostitution, dont 60 à 70%

sont clandestines.

La police cantonale comme la police municipale privilégient une forte présence sur le terrain et un contrôle sévère des conditions de travail des personnes se prostituant. Leur activité est principalement orientée vers la lutte contre les infractions à la LSEE et à la LPros. Il s’agit notamment de lutter contre les divers abus dont sont victimes les travailleuses du sexe, en particulier les loyers abusifs qui leur sont souvent demandés par les logeurs ou patrons de salons.

Le canton de Vaud se caractérise, d’ailleurs, par une pratique plutôt laxiste envers les étrangers en situation irrégulière. Les personnes interpellées sans

58 Une minorité de travestis est également recensée (54).

59 Source : statistiques de la police cantonale vaudoise.

documents de séjour valables sont rarement expulsées par la force publique, contrairement à ce qui se pratique dans d’autres cantons.

De manière générale, le thème de la traite des êtres humains ne reçoit que peu d’attention dans ce canton et ne fait pas partie des thèmes prioritaires d’action. Les statistiques font état de deux condamnations au sens de l’article 196 CP (en 2001 et 2002), mais les représentants des polices que nous avons rencontrés n’ont pas parlé de ces cas. Une affaire plus récente nous a en revanche été relatée par les autorités policières cantonales (voir ci-dessous).

Les acteurs impliqués Les instances policières

Au niveau cantonal, il existe une unité spécialisée, la cellule d’investigation sur la prostitution (CIPRO), dont trois hommes assurent le fonctionnement, soit un équivalent de deux temps pleins, plus le chef de l’unité. Cette cellule fait partie de la brigade des mineurs et mœurs. Au niveau de la ville de Lausanne, la brigade des mœurs de la police judiciaire est responsable, avec deux inspecteurs spécialisés, des questions liées à la prostitution.

Le partage des responsabilités se fait en fonction du territoire, la police municipale étant responsable de la ville de Lausanne et la police cantonale du reste du canton. Les deux unités collaborent et s’informent mutuellement, notamment par le biais de réunions mensuelles.

Les acteurs de la protection et les ONG

Il n’existe qu’un centre LAVI dans le canton de Vaud. Ce centre est situé à Lausanne, et ses prestations s’adressent à toutes les victimes au sens de la LAVI. A Lausanne, Fleur de Pavé est une association active dans le domaine de la prostitution. Membre du réseau ProCoRe60, elle a pour buts principaux d’offrir des informations en matière de prévention sanitaire (HIV et autres maladies transmissibles, problèmes liés à la toxicomanie) et un lieu d’accueil et d’écoute pour les personnes vivant de la prostitution. Grâce à un bus, cette association est présente dans le quartier où se situe la prostitution de rue. De plus, les médiatrices de Fleur de Pavé se rendent sur les différents lieux de prostitution afin d’entrer en contact direct avec les personnes qui y travaillent. L’association Tandem, également située à Lausanne, propose un accompagnement aux personnes en situation difficile de façon générale, y compris les travailleuses du sexe. Plus spécifiquement, un projet a en point de mire les danseuses de cabaret, une permanence leur étant destinée. Le centre

60 ProCoRe (Prostitution Collectif Réflexion) regroupe les associations actives dans le milieu de la prostitution en Suisse.

Malley-Prairie est une maison d’accueil pour femmes victimes de violence et leurs enfants.

Réseaux de collaboration

Il n’existe pas de réseau de collaboration formalisé dans le domaine de la prostitution, encore moins dans celui de l’aide aux victimes de traite d’êtres humains. Cela ne signifie cependant pas une absence totale de contacts entre les différentes institutions. La police (cantonale et municipale) et Fleur de Pavé collaborent occasionnellement, notamment en vue d’échanger des informations sur des situations spécifiques. De même, des échanges d’information annuels ont lieu entre la police et le centre LAVI. Plusieurs avocats spécialisés semblent également jouer un rôle important de liaison entre les victimes, le réseau associatif et les autorités policières et juridiques.

Ces différentes collaborations, d’ordre essentiellement bilatéral, sont également mises à contribution dans des situations particulières et notamment lorsque des délits sont commis à l’encontre de prostituées (par exemple agressions sexuelles). Cependant, les experts entendus sont unanimes sur le fait que les instruments nécessaires à une réelle protection des victimes font défaut dans le canton de Vaud.

Un obstacle majeur réside dans les difficultés rencontrées en matière d’autorisations de séjour. Bien que la loi cantonale prévoie expressément cette possibilité61, rien ne semble garantir à la victime d’un délit portant plainte qu’elle obtienne réellement une telle autorisation de la part du service de la population.

Dans la pratique, il semble cependant que des arrangements puissent être trouvés, qui sont dans l’intérêt de différents acteurs (les victimes comme la police). Les cartes de sortie, délivrées aux personnes sans autorisation de séjour qui ont été interpellées, peuvent par exemple contenir un délai de sortie de quelques mois au lieu des quelques jours ou semaines habituels.

Une entente peut aussi être définie entre le magistrat, la police et les victimes pour que celles-ci ne risquent pas de renvoi immédiat en cas de contrôle. Ces accommodements restent informels et n’offrent, par conséquent, qu’une protection précaire et limitée aux victimes. Selon un avocat, il reste cependant dans l’intérêt des victimes de bénéficier de tels accords plutôt que

61 « Lorsque les victimes coopèrent activement avec la justice, en qualité de plaignantes ou de témoins, et se mettent ainsi en situation de grand danger, se plaçant en situation de détresse, l’autorité sollicite à leur attention une autorisation de séjour auprès de la Confédération ou, si elles le souhaitent, leur accorde une aide au départ. La décision de la Confédération demeure réservée » (art.19, al.2, LPros).

de risquer de se mettre en danger en rendant leur situation connue au service de la population. Par ailleurs, toujours selon la même personne, un consensus entre les différents acteurs fonctionne bien, même en cas de contrôle en dehors des frontières cantonales.

De plus, selon un autre interlocuteur, suite à une affaire où plusieurs prostituées ayant été agressées avaient pu bénéficier d’un tel arrangement, il semble que les personnes exerçant la prostitution aient moins de crainte à porter plainte en sachant qu’elles peuvent faire valoir certains droits même quand elles séjournent et travaillent illégalement en Suisse. Cet effet peut être considéré comme positif tant du point de vue de la victime que de celui des instances policières dont le travail s’en trouve ainsi amélioré.

Bien que l’exemple cité ne soit pas un cas de traite d’êtres humains, il montre que certaines collaborations se mettent en place dans la pratique, qu’il serait nécessaire d’institutionnaliser puisqu’elles répondent à un besoin. Il révèle en outre qu’une ébauche de mesures de protection incite davantage les personnes en situation irrégulière à déposer une plainte pénale.

S’agissant de la traite même des personnes, un réseau brésilien a récemment été démantelé, et deux personnes seront jugées dans les mois à venir. Aux dires des représentants de la police cantonale vaudoise, une dizaine de femmes ont été victimes et ont accepté de témoigner, mais aucune protection spécifique n’a été prévue pour elles. Au-delà d’un certain embarras créé par le manque d’instruments à disposition (ou supposés à disposition) pour assurer la protection des victimes, cela semble s’expliquer par le fait que ces personnes n’ont pas joué de rôle particulièrement essentiel dans cette enquête, qui s’est plutôt fondée sur d’autres éléments (écoutes téléphoniques, investigations financières). Les victimes n’ont pas été tenues pour indispensables à l’enquête, mais elles ne semblent pas non plus avoir été considérées comme ayant besoin d’une protection particulière. De ce fait, elles ont vite disparu des préoccupations des autorités.

Mis à part la question fondamentale de l’autorisation de séjour, le réseau d’intervention qui pourrait être mis en place s’il fallait protéger une victime de traite d’êtres humains repose sur le réseau « classique » : centre LAVI, maison pour femmes ou autres lieux d’hébergement pour personnes en difficulté, services sociaux. La représentante de l’association Fleur de Pavé que nous avons rencontrée ferait également appel, en cas de nécessité, au FIZ Makasi et au projet d’aide au retour de l’OIM, dont elle connaît l’existence.

Appréciation de la politique publique lausannoise

Les entretiens réalisés montrent clairement que les différents acteurs concernés n’ont guère mené de réflexions approfondies sur le thème de la traite des personnes. Les situations à avoir été détectées dans ce canton, la plupart par les autorités policières sont en petit nombre seulement, et la

nécessité de faire appel à un réseau d’intervention en matière de protection des victimes n’est pas apparue. Du côté des acteurs de la protection, la présence de ce type de phénomènes sur le terrain est reconnue, que ce soit dans le milieu du sexe ou dans le secteur domestique. Cependant, tout se passe comme si le manque d’information, les lacunes dans la formation quant à la manière de déceler et d’appréhender ce type de situation ainsi que l’absence de volonté politique de rendre visibles ces phénomènes empêchaient ces institutions de s’attaquer de front à ce thème sensible.

La définition appliquée à la traite des personnes par les différents acteurs varie fortement. Dans l’optique de plusieurs acteurs (police et associations notamment), la traite est étroitement associée à une grande criminalité organisée de type mafieux, alors qu’elle est plutôt synonyme d’exploitation dans l’esprit d’un représentant du centre LAVI, par exemple. Avec des perspectives si opposées sur ce phénomène, il est difficile d’imaginer une coordination entre les intervenants, d’où la nécessité d’une phase de sensibilisation et de réflexion commune entre les acteurs autour de cette question.

Par ailleurs, la figure de la personne victime de traite d’êtres humains n’est que peu présente. La lutte contre les auteurs de ce délit apparaît pour l’instant totalement séparée de la protection des victimes, du moins dans le discours des autorités policières qui ont fait mention de différentes « petites » affaires de traite d’êtres humains, mais d’affaires « sans victimes ».

En conclusion, malgré les discours entendus, on a de la peine à concevoir que le phénomène de la traite d’êtres humains ne concerne pas Lausanne ou le canton de Vaud, où existe pourtant un milieu du sexe relativement important.

Le problème se situe dans la définition de ce délit, qui devrait s’éloigner d’une stricte association du phénomène à la criminalité organisée et reconnaître que certains petits réseaux de type familial ou amical (dont l’existence est connue de tous) peuvent aussi participer de la traite d’êtres humains. L’information, la formation et la sensibilisation semblent donc une priorité pour qu’une prise de conscience puisse se faire.

C’est à partir de là et grâce à des discussions impliquant les différents acteurs concernés (polices, police des étrangers, magistrats, associations et ONG, centre LAVI, services sociaux, etc.) que pourraient être développés les instruments nécessaires à une meilleure protection des victimes. Une prise de conscience de la nécessité de ces instruments (dans un cadre plus large que celui de la traite d’êtres humains) a déjà lieu, de même qu’existe déjà la reconnaissance qu’ils revêtent de l’intérêt pour les poursuites pénales, et ce non seulement pour les victimes elles-mêmes. Selon différents experts, une intervention politique est nécessaire pour que la protection des victimes devienne une priorité.

Ces deux processus, l’un de reconnaissance de la figure de victime de traite d’êtres humains, l’autre d’instauration d’un dispositif de protection (qui ne doit donc pas se limiter aux seules victimes de traite), semblent à l’heure actuelle nécessaires dans le canton de Vaud.