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Chapitre 1. Vieillissement mnésique, compensation et évaluation

4. Vieillissement et plainte mnésique

4.1. Une mémoire pour s’adapter au quotidien

La mémoire tient une place importante dans le vieillissement, d’une part elle est au cœur du fonctionnement cognitif, et d’autre part elle est la préoccupation principale des personnes vieillissantes (Minett, Da Silva, Ortiz, & Bertolucci, 2008 ; Brouillet et Martin, 2005). Avec Tiberghien (1997), nous considérons que « le fonctionnement mnésique détermine largement, voire entièrement les capacités générales du système cognitif ». Si la mémoire a fait l’objet de nombreuses modélisations, nous nous situons ici dans une approche de la mémoire non pas en termes de registres indépendants stockant les souvenirs mais plutôt en termes de processus mnésiques émergents, intrinsèquement reliés aux aspects sensorimoteurs ainsi qu’au contexte dans lequel les individus doivent fonctionner (Barsalou, 2008). En d’autres termes, nombreuses sont les fonctions de la mémoire, mais la principale est certainement celle qui permet l’adaptation à la vie quotidienne. De façon un peu abrupte nous dirions avec

Glenberg (1997) que la fonction première de la mémoire n’est pas de conserver le passé mais de donner du sens au présent en lien avec nos capacités d’action dans l’environnement.

Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le vieillissement, qu’il soit normal ou pathologique, se traduit par un ensemble de modifications sensorimotrices, physiologiques et psychosociales face auxquelles l’individu doit s’adapter pour conserver un niveau d’efficience fonctionnellement satisfaisant (Baldwin & Ash, 2011; Baltes & Lindenberger, 1997; Lin et al., 2011). Ces modifications impactent les processus cognitifs et plus particulièrement les processus mnésiques, ce qui peut expliquer en partie les pertes de mémoire dans l’avancée en âge (Anderson, Craik, & Naveh-Benjamin, 1998; De Frias & Dixon, 2005; Salthouse & Meinz, 1995).

4.2. La plainte mnésique dans l’avancée en âge

La plainte mnésique est un fait conséquent puisqu’elle touche tous les âges, estimée à hauteur de 25 % à 40 % de la population (Bassett & Folstein, 1993; Derouesné, 2003; Ponds, 1998). De plus, l’avancée en âge aurait comme influence d’augmenter la plainte mnésique de manière exponentielle (Ponds & Jolles, 1996; Ponds, van Boxtel, & Jolles, 2000). De nombreux facteurs ont été mis en lien avec la plainte mnésique chez la personne âgée (Lee, 2014; Steinberg

et al., 2013; Waldorff, Siersma, & Waldemar, 2009) montrant que « se plaindre de sa mémoire »

n’est pas un phénomène isolé du contexte dans lequel l’individu évolue. Lee (2014) a notamment observé que la plainte mnésique chez la personne âgée est associée à une faible activité physique, ainsi qu’une faible activité sociale et également à la perception d’une mauvaise santé.. La plainte mnésique est également reconnue comme un prédicteur potentiel de la perte d’autonomie quotidienne amenant à un placement en maison de retraite (Waldorff et al., 2009), et elle est couramment considérée comme un prédicteur possible d’un affaiblissement du

fonctionnement mnésique allant même dans certains cas, jusqu’à être un indicateur d’un début de démence (Jessen et al., 2010; van Harten et al., 2013). Ces difficultés mnésiques sont objectivables par des tests cliniques, qui ont notamment mis en évidence des difficultés liées à la mémoire déclarative et à la mémoire épisodique dans le vieillissement (Isingrini & Taconnat, 2008). Mais concevoir le fonctionnement mnésique comme étant une question de processus et non pas de registre modifie le choix des outils à sélectionner pour mesurer en quoi l’augmentation de la plainte mnésique dans l’avancée en âge reflète une modification des ressources cognitives. A ce propos, il existe des outils permettant d’objectiver ces difficultés mnésiques en terme de processus comme par exemple l’épreuve de glissement de mémoire de Guerdoux et al., (2012) qui reproduit le paradigme de dissociation des processus attentionnels (Hay & Jacoby, 1996; Hay & Jacoby, 1999). Cet outil, qui permet de mettre en évidence le degré des processus attentionnels automatiques et contrôlés impliqués dans l’exécution d’une tâche mnésique, a permis de montrer que les pertes de mémoire peuvent s’expliquer par une modification de la répartition de ces processus avec une diminution des processus contrôlés et une augmentation des processus automatiques, que ce soit chez des sujets âgés sans troubles cognitifs ou chez des sujets âgés ayant des troubles cognitifs légers objectivés (Guerdoux et al., 2012). Néanmoins, si ces difficultés mnésiques sont objectivables, même en termes de processus, elles ne rendent pas compte de leurs retentissements au quotidien.

4.3. Pourquoi évaluer la perception du fonctionnement mnésique ?

Il est une évidence partagée par tous : quel que soit notre âge nous avons tous pu faire l’expérience d’un défaut de mémoire, qu’il s’agisse de retrouver une connaissance, ou que le souvenir ait été une transformation parfois importante de l’événement. Mais malgré les reconstructions qui peuvent être non pertinentes de notre mémoire, nous continuons de

fonctionner dans notre environnement jour après jour. Par conséquent, nous considérons que chercher à « avoir une bonne mémoire » n’est pas aussi important que de « vivre avec sa mémoire ». En effet, tout un chacun connaissant ses faiblesses peut les compenser en mettant en place des stratégies (e.g., qui n’a pas « un truc » pour compenser un problème d’orthographe).

Ainsi, nous considérons qu’observer l’impact du vieillissement sur la mémoire en évaluant la perception des sujets à propos de leur mémoire serait aussi pertinent, voire même plus, que d’observer des résultats à des tests neuropsychologiques mesurant les aspects quantitatifs du fonctionnement mnésique. En effet, sur deux personnes présentant le même déficit de mémoire à un test classique, la première peut être en perte d’autonomie au quotidien et pas l’autre. C’est pourquoi il est indispensable de distinguer le déficit de son expression, cette dernière étant corrélée à la perception qu’ont les individus de leur fonctionnement, de leurs caractéristiques personnelles, de leurs modes d’adaptation mais aussi aux opportunités de compensation mises à leur disposition (Medalia & Choi, 2009 pour un exemple dans le champ de la schizophrénie). Développer un outil évaluant la manière dont les individus vieillissants se perçoivent comme s’adaptant aux modifications de l’efficience de leur mémoire au quotidien nous parait être une priorité, tant pour l’utiliser lors des bilans neuropsychologiques que dans un contexte de recherche.

4.4. La perception de son propre fonctionnement mnésique

Outre la nécessité de distinguer le déficit de son expression, il est nécessaire de considérer que si les pertes de mémoire sont perçues tout au long de la vie, leurs explications changent en fonction de l’âge. Les sujets jeunes ont tendance à percevoir leurs difficultés mnésiques comme résultant du stress, de la fatigue ou du manque d’intérêt, et ils les pensent réversibles. En revanche, les sujets plus âgés perçoivent leurs pertes de mémoire comme une

conséquence irréversible de l’âge qu’ils ne peuvent contrôler, développant ainsi une grande anxiété quant à la possibilité que ces pertes de mémoire soient annonciatrices d’une maladie d’Alzheimer (Ponds, 1998). En outre, l’étude de Ponds (1998) a mis en évidence que la perception d’un déclin de son fonctionnement mnésique commençait à partir de 50 ans, et que sa fréquence augmentait avec l’âge. Or, la perception de sa propre efficacité mnésique a un impact certain sur le fonctionnement objectif de sa mémoire, ainsi que sur le comportement que l’on va déployer pour faire face au vieillissement (Beaudoin & Desrichard, 2011). C’est pourquoi il nous a semblé pertinent d’investir cette question dans ce travail de thèse, afin d’approfondir les facteurs impliqués dans la mise en place des stratégies d’adaptation face aux pertes de mémoire dans l’avancée en âge.

Pour résumer, même s’il existe des biais méthodologiques, le vieillissement est largement associé à des pertes de capacités cognitives, et plus précisément à des incapacités mnésiques objectivées par des évaluations neuropsychologiques. Mais ces dernières ne rendent pas compte de la manière dont les individus « font avec » dans leur vie quotidienne. Ainsi, comme le soulignent Meulemans et Seron (2004), il est important pour le psychologue de « s’interroger sur la validité écologique des évaluations qu’il pratique. En effet, les fonctions cognitives s’exercent dans des situations concrètes, et ce sont les conséquences du déficit cognitif dans la vie quotidienne qui donnent la vraie mesure du préjudice encouru par le patient » (p14). Ce sont alors les stratégies d’adaptation que les personnes vont mobiliser qui vont réellement rendre compte de l’impact du vieillissement sur l’autonomie quotidienne.