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La dissymétrie des études portant sur la Guerre froide est flagrante. Les États-Unis sont privilégiés, puis les pays de l’Est – desquels on cherche à démontrer la spécificité et l’endoctrinement. Pourtant, comment affirmer que l’Est et sa science sont davantage marqués par le système idéologique dans lequel ils s’inscrivent, sans comparaison ? Les catégories idéologiques – communisme, capitalisme, libéralisme – ont été écartées dans la mesure où l’étude ne s’est pas concentrée sur la dimension plus épistémologique de l’idéologie portée par les discours scientifiques.

Il semble néanmoins nécessaire, dans une perspective historiographique, de porter attention aux discours sur les sciences des deux Blocs tels qu’ils ont été formulés. D. Hechler et P. Pasternack évoquent l’existence de deux récits (two narratives) cohabitant pour rendre compte de la transformation du système académique est-allemand dans la première moitié de la décennie 1990 :

The official narrative tells a story of normalisation of the academic system during the process of German unification. […] The shift from transformation to transfer also marks the crucial turn in the critical narrative that highlights questions of justice or injustice done to East German academic staff during this process of institutional transfer.130

(Hechler et Pasternack, 2014)

Aujourd’hui encore, l’idée de la prégnance de l’idéologie à l’Est influence le désintérêt et le rejet de sa science :

[…] die Humangeographie, das war nicht interessant, glaube ich. Es war eine Staatswissenschaft. […] Zumindest war das unser Eindruck.131

Entretien A

Le recul critique marqué ici par rapport au passé ne laisse pas la possibilité de dépasser cette conception. Elle s’explique sans doute par le discours dominant et officiel, mais aussi par le manque de travaux portant sur la question qui pourraient le contrebalancer. Cet extrait manifeste ainsi une tension entre l’habitude du dénigrement et la nécessité sceptique du géographe critique. Il témoigne d’un manque de matière et de conceptualisation pour penser la réunification dont le récit reste marqué par une vision occidentalo-centrée.

Tension qui s’exprime même parmi les géographes, marxistes, critiques, qui auraient pu se sentir proches de ceux de RDA, mais qui eux non plus ne paraissent pas s’être intéressés outre mesure à leurs homologues :

130 « Le récit officiel raconte l’histoire de la normalisation du système académique au moment du processus de

l’unification allemande. Le passage de la transformation au transfert marque aussi un tournant crucial pour le récit critique qui souligne la question de la justice ou de l’injustice faite au personnel académique d’Allemagne de l’Est pendant ce processus de transfert institutionnel ».

131 « la géographie humaine, ce n’était pas intéressant, je crois. C’était une science d’Etat. Du moins c’était notre

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Nein, ich würde sagen, die marxistisch-leninistische Ostdeutschlands oder die DDR hat mich überhaupt nicht beeinflusst. Viel stärker sind neomarxistische Philosophen aus Frankreich gewesen.132

Entretien A

Ce constat semble pouvoir autoriser un parallèle avec l’« orientalisme », tel que critiqué par E. W. Said (Said, 2005). S’en revendiquer pleinement lui ferait perdre sa dimension postcoloniale et politique (de fait, on ne pourra pas mettre en avant de dimension raciste, puisque la totalité des protagonistes sont manifestement blancs133), ainsi que sa profondeur historique (une des idées

centrales est que l’orientalisme s’appuie sur l’autorenforcement des discours qui sont produits depuis le XIXe siècle, voire l’Antiquité). Les Allemands de l’Est sont bien plus proches, bien moins des Autres que les Orientaux (on retrouve d’ailleurs souvent une mélancolie autour de la question de l’unification, pendant la Guerre froide) et ne sont pas présentés à travers le fictif et le fantastique. Reste qu’un certain nombre de points communs sont à soulever : ils subissent la même méconnaissance134 et la

même essentialisation, associées aux idées de dictature, d’absence de liberté, d’obscurantisme, dans un discours grâce auquel une « métropole » a renforcé sa propre identité culturelle et son sentiment de supériorité.

La notion d’orientalisme présente donc un intérêt historiographique pour rendre compte de l’éviction des géographes de l’Est qui se matérialise par un ensemble de politiques censées répondre aux idées qui portent sur eux.

132 « Non, je dirais que le marxisme léninisme d’Allemagne de l’Est, ou de RDA, ne m’a pas du tout influencé. Ce

sont bien plus les philosophes néomarxistes de France qui l’ont fait ».

133 Photographies en annexe. Cela souligne cependant sans doute un racisme à l’échelle globale et l’influence du

colonialisme sur une société qui en est moins marquée que ses homologues ouest-européens puisque les cartes composées montre l’absence quasi-totale de scientifique venus d’autres régions du monde que l’Europe et l’Amérique du Nord.

CONCLUSION

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C

ONCLUSION

La Guerre froide a conduit à la production de deux géographies, séparées par le Mur de Berlin et plus encore par le conflit idéologique qui les éloignent, malgré un certain nombre de proximités. Les analyses cartographiques, graphiques et statistiques confirment et nuancent la séparation des sciences pendant les années 1980. Les géographes des deux Allemagnes entretenaient certes peu de contacts, mais la circulation des savoirs scientifiques n’était ni impossible ni évitée.

A la réunification, les lieux de la géographie de l’ex-RDA s’inscrivent progressivement dans le paysage de ceux de l’Allemagne réunifiée, bien que les réseaux restent marqués par une certaine inertie de la Guerre froide. L’approche par ville qui a été privilégiée pour ces analyses n’est pas aptes à vérifier qu’au sein des nouvelles institutions scientifiques de l’Est, le personnel est bien toujours Est- Allemands. L’étude de trajectoires longitudinales de géographes montre que ce n’est pas le cas. Les politiques de transfert des institutions de l’Ouest vers l’Est, guidées par le Wissenschaftrat, reposent sur des récits de la science de l’Est dont l’idée selon laquelle elle est, surtout dans le domaine social, trop idéologique pour être correcte.

Les congrès des géographes allemands offrent finalement un exemple d’affrontement crucial au sein de la science qui dépasse le cadre d’une controverse scientifique pour se placer largement sur le terrain politique et consacrer la victoire scientifique, sociale et idéologique de la RFA sur la RDA tout en montrant la difficulté de la définition de la scientificité.

ANNEXES

I

A

NNEXES