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Partie II: Une meilleure symbiose entre le droit et le vécu des victimes est-elle possible ?

3. Que veulent les victimes ?

Pour commencer, rappelons que le but premier d’une action civile est la compensation des préjudices infligés à la victime. Lorsque le demandeur se verra octroyer une compensation, il pourra se sentir cru, reconnu et validé par la cour. Le montant que recevra la victime pourra lui permettre de se payer, par exemple, une aide psychologique. Cependant, les sentiments positifs associés au gain de sa cause sont parfois de courte durée. C’est pourquoi il est primordial que les victimes sachent que l’action n’est pas un remède en soi. Elle peut tout au plus faire partie de leur processus de guérison. Et, même si elles ont surmonté l’épreuve de la prescription, les victimes qui se voient débouter de leur action pourraient en être dévastées. Cette réalité risquerait d’exacerber les difficultés qu’elles rencontraient déjà328

.

La première étape pour avoir un système judiciaire qui répond aux besoins des victimes est de se demander pourquoi les victimes intentent des actions en indemnisation. Une fois leur motivation connue, il sera peut-être plus facile de convenir d’une solution aux problèmes qu’elles

326 Elizabeth A. WILSON, préc., note 8, p. 150. 327 Id., p. 151.

328 Judith DAYLEN, Wendy VAN TONGEREN HARVEY et Dennis O’TOOLE, Trauma, Trials, and

Transformation : Guiding Sexual Assault Victims through the Legal System and Beyond : Guiding Sexual Assault Victims through the Legal System and Beyond, Toronto, Irwin Law, 2015, p. 415-416.

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rencontrent. Bruce Feldthusen, professeur à l’Université d’Ottawa, et ses collaborateurs ont réalisé l’étude qui nous semble la plus pertinente à ce jour pour saisir la motivation des victimes à s’adresser à la cour pour être indemnisées329

. Cette étude a été réalisée auprès de 87 personnes, dont 98 % étaient des femmes. Les personnes interrogées avaient entre 19 et 59 ans. Trois groupes ont été formés. Il y avait les personnes qui avaient déposé une demande d’indemnisation à la Commission d’indemnisation des victimes d’actes criminels de l’Ontario, qui est un pendant de l’Indemnisation des victimes d’actes criminels. L’indemnité maximale est fixée à 25 000 $. Ce groupe était constitué de 48 personnes. Un autre groupe était formé de 13 personnes ayant intenté une action civile. Le dernier groupe était composé de 26 personnes ayant obtenu gain de cause dans le cadre de l’entente unique conclue avec le Grandview Survivors Group. Ces victimes avaient été envoyées dans un établissement surveillé pour jeunes filles âgées de 12 à 18 ans. Elles avaient été placées là sous le Juvenile Delinquants Act sans procès.

L’étude a été faite en deux temps. Dans un premier temps, les victimes devaient identifier les attentes qu’elles avaient lorsqu’elles ont déposé leur demande en indemnisation. Dans un second temps, les chercheurs examinaient comment les victimes évaluaient les conséquences thérapeutiques du processus, une fois celui-ci terminé. Cela a permis d’identifier des conséquences thérapeutiques et non thérapeutiques à tous les types d’actions ainsi que des améliorations possibles. Comme toute recherche faite avec des êtres humains, il faut tenir compte de certaines limites avant de généraliser les résultats. Ceux-ci pourraient être spécifiques aux femmes puisque l’échantillon en était composé à 98 %. De plus, il est difficile de tirer une inférence des résultats puisque nous ne connaissons pas le nombre total de victimes d’agression sexuelle ni le nombre d’entre elles qui règlent à l’amiable.

Il ressort toutefois de cette étude que les victimes ont intenté leur action pour diverses raisons. Pour obtenir une confirmation publique qu’elles ont été lésées, pour demander justice, pour tourner la page, pour recevoir des excuses, pour prévenir une autre agression ou pour se venger330

. Ces victimes semblent percevoir le processus de réclamation comme faisant partie intégrante de leur processus de rétablissement. Malheureusement, les effets thérapeutiques ne sont pas toujours au rendez-vous. Cela est d’autant plus regrettable que la majorité d’entre elles

329 Bruce FELDTHUSEN, Oleana HANKIVSKU et Lorraine GREAVES, « Therapeutic Consequences of Civil Actions for Damages and Compensation Claims by Victims of Sexual Abuse – An Empirical Study », (2000) 12

Canadian Journal of Women & Law 66.

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affirment presque uniment que leur action a pour but principal leur rétablissement plutôt qu’un intérêt pécuniaire331

.

Lors de cette étude, 82 % des personnes interrogées ont avoué rechercher la confirmation publique qu’elles avaient été lésées332

. Les répondants affirment qu’il est important pour eux que cette confirmation émane d’une personne en autorité333

, soit un juge. La façon dont les victimes perçoivent avoir été traitées est d’ailleurs déterminante en ce qui concerne l’évaluation de leur expérience du système judiciaire334

.

Étonnement, 72 % des victimes ont dit avoir intenté une action civile afin d’obtenir justice. Une justice qu’elles considèrent que le système de justice pénale leur a refusée335

. Cette réalité démontre l’intérêt de l’action civile dans un recours pénal comme c’est le cas en France.

De plus, 38 % des victimes espèrent que leur action va empêcher l’agresseur de recommencer. Et la même quantité de personnes veut recevoir des excuses soit de leur agresseur directement ou de la tierce partie responsable. Par contre, une excuse n’est pas souvent recherchée dans les actions qui se rendent en cours336

. Les victimes qui intentent une action civile souhaitent cependant se venger. À leurs yeux, le fait pour l’agresseur de devoir payer est plus difficile que la prison337

.

La grande question demeure : les victimes désirent-elles de l’argent ? Curieusement, ce n’est que 41 % des victimes qui sont à la recherche d’une somme monétaire. De plus, elles désirent cette somme afin de payer leurs intervenants, continuer leur éducation et aider aux coûts de la famille. En revanche, les victimes savent que dans tout ce qu’elles désirent, l’argent risque d’être la seule chose qu’elles vont obtenir338

. Étant donné que le principal but de l’action civile est de recevoir des dommages-intérêts pour les préjudices subis, les résultats de cette étude démontrent que le véhicule procédural ne convient pas aux besoins des victimes.

331 Id., p. 75.

332 Id. 333 Id., p. 76.

334 Bruce FELDTHUSEN, « The Civil Action for Sexual Battery : Therapeutic Jurisprudence ? », (1993) 25-2 R. D.

Ottawa 203, p. 217.

335 Bruce FELDTHUSEN, Oleana HANKIVSKU et Lorraine GREAVES, préc., note 329, p. 76. 336 Id.

337 Id., p. 78. 338 Id., p. 79.

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Il est possible de constater que 73 % des demandeurs ont rapporté avoir eu de grandes difficultés avec leur procès339

. Et c’est plus de 84 % des victimes qui ont déclaré avoir vécu des conséquences émotives négatives à la suite du procès. Les victimes confient avoir vécu angoisse, frustration, pensées suicidaires, voire des signes dépressifs. De même, elles déclarent avoir eu le sentiment que le système de justice ne les prenait pas en charge d’une manière personnelle340

. Toutes ces conséquences ne sont en rien thérapeutiques.

Il faut essayer de comprendre le blocage psychologique que vivent les victimes lorsque vient le temps d’intenter une action en justice. L’une des victimes qui nous ont approchées personnellement nous a confié ce qui suit :

Le début des procédures (la recherche d’information et la rédaction de la demande) et le fait d’envisager concrètement de déposer la demande ont créé un séisme à l’intérieur de moi. J’ai perdu l’équilibre, toute ma structure s’est effondrée d’un coup. C’est très

épeurant à vivre quand toute ta vie tu as toujours réussi à te contrôler.

J’avais maintenant la sensation d’avoir perdu cette capacité341.

Cette structure, c’est en fait le mécanisme de défense sur lequel les victimes s’appuient pour ne pas sombrer.

Afin d’avoir un portrait complet de la situation, il faut que soient réalisées plus de recherches et d’études sur le sujet. D’une part, il serait avantageux de prévoir un échantillon moins homogène, avec plus d’hommes, puisque, pour l’instant, les études se sont surtout attachées à la réalité féminine. Ce qui est tout à fait légitime parce que, bien que ce soit les femmes qui sont plus souvent les victimes d’agression sexuelle, il n’en reste pas moins que notre recensement de décisions a clairement montré que du côté des hommes ils peuvent être agressés sexuellement ou avoir des problèmes à poursuivre leur agresseur. D’autre part, la question de la difficulté d’intenter une action devrait être abordée directement. Cela permettrait d’adapter le système en fonction des difficultés des victimes. Malgré les lacunes de la recherche, nous savons

339 Id., p. 82. 340 Id., p. 83. 341 Anonyme, 2017.

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désormais un fait crucial : les victimes n’intentent pas leur action avec l’objectif de recevoir de l’argent. On doit tenir compte de cette réalité dans notre proposition pour une prescription qui respecte le vécu des victimes.