• Aucun résultat trouvé

Selon une antienne bien connue, il n’y aurait pas, de manière générale, pour l’étude des classes dominantes ou dirigeantes, de « Bourdieu allemand ». Il faut toutefois mentionner d’importants travaux plus anciens, menés de la fin des années 1950 au début des années 1970, qui impliquent différentes écoles sociologiques.

1) La sociologie fonctionnaliste d’inspiration américaine d’Heinz Hartmann

Le premier à s’être investi dans le champ, Heinz Hartmann (né en 1930), qui a fait toute sa carrière comme professeur à l’université de Münster, incarne la sociologie fonctionnaliste d’inspiration américaine en général et de Richard Bendix en particulier252. Il a commencé en 1954 par une étude sur le rôle de l’enseignement supérieur allemand dans la formation du patronat, destinée à mesurer le « taux d’académisme » (Akademisierungsgrad) à partir d’un large corpus de 6 758 dirigeants, l’utilisation du titre universitaire (de docteur ou de licencié) comme attribut de l’identité permettant de le mesurer facilement dans des annuaires : 31 % seraient diplômés du supérieur253. Ce pourcentage relativement faible s’explique par l’étendue d’un corpus qui intègre des dirigeants d’entreprises moyennes, les critères précis de sa constitution par les éditeurs des annuaires n’étant pas connus. De multiples traitements statistiques sont effectués sur la répartition de ces diplômés par niveaux d’études, disciplines universitaires, branches et fonctions dans l’entreprise, les origines sociales ou les parcours professionnels restant inconnus. Dix ans plus tard, H. Hartmann a, avec son collègue de Münster Hanns Wienold, réalisé une étude semblable avec une source étendue, l’annuaire utilisé n’intégrant plus les seuls membres de directoire de sociétés par actions, mais également des gérants de SARL ou de sociétés de personnes, présentes même parmi les grandes entreprises en Allemagne254. Le corpus est élargi à 21 707 personnes, sans que, comme ils le reconnaissent, les auteurs maîtrisent là encore les critères de l’éditeur quant à la présence de tel ou dirigeant dans l’annuaire, le vivier global des dirigeants d’entreprises

252 Voir ses récents mémoires, Heinz HARTMANN, Logbuch eines Soziologen. Ausbildung, Arbeit, Anerkennung im Fach. 1950-2000, Münster, Spurt-Verlag, 2007.

253 Étude publiée à la fois dans un petit livre, Heinz HARTMANN, Unternehmer-Ausbildung, Munich, Hanser, 1958, et dans des articles comme « Die Akademiker in der heutigen Unternehmerschaft. Eine Studie über Vorbildung, Alter und Funtionen von 2000 deutschen Unternehmern mit Hochschuldiplom », Tradition, vol. 4, n° 3, août 1959, p. 133-148. L’étude s’appuie, à titre principal, sur l’édition 1954 de l’annuaire Adreßbuch der Direktoren und Aufsichtsräte, Berlin, Finanzverlag et, à titre secondaire, sur l’édition 1953 de Leitende Männer der Wirtschaft und der zugehörigen Verwaltung, Darmstadt, Hoppenstedt. Il ne s’agit que d’annuaires de directeurs et d’administrateurs de sociétés, qui ne comportent pas d’autres informations biographiques sur les intéressés que la date de naissance (en principe) et l’éventuel titre de l’enseignement supérieur.

de plus de 50 salariés étant estimé à 60 000 environ. Dans ce corpus encore élargi, il n’est pas étonnant que le pourcentage de diplômés de l’enseignement supérieur tombe à 27 %.

H. Hartmann a également produit à la même époque d’autres études sur les fondements de l’autorité des managers en Allemagne255, sur les femmes entrepreneurs256 et sur les cadres dirigeants257. Il s’est orienté ensuite, à partir des années 1970, vers des travaux plus théoriques et n’a pas renouvelé de telles études empiriques.

2) L’école de Francfort et le capitalisme : Helge Pross

Helge Pross (1927-1984), assistante de Max Horkheimer puis de Theodor Adorno à Francfort, a publié en 1965 son habilitation dans la collection de l’Institut d’histoire sociale sur le thème des managers et actionnaires en Allemagne258. À l’encontre des thèses de Berle et Means et surtout de James Burnham, elle montre de manière convaincante que l’émergence des managers n’a pas débouché sur une contradiction avec les représentants du capital, les premiers restant les meilleurs défenseurs de la propriété privée. Son étude empirique porte seulement sur la répartition des modes de contrôle des grandes entreprises. Les managers sans capital, qui dirigeraient, entre les entreprises publiques et les entreprises privées sans actionnaire dominant, plus de 40 % du chiffre d’affaires global de la centaine des plus grandes entreprises allemandes, ne constitueraient pas une nouvelle classe sociale, ce qui n’empêcherait pas qu’ils soient à l’origine d’un nouveau profil de dirigeants très différent de celui des capitalistes de l’ancienne époque. Son étude empirique sur le recrutement des dirigeants a été menée dans un autre ouvrage, publié en 1971, alors qu’elle est devenue professeure à l’université de Gießen, avec son mari Karl W. Boetticher (né en 1912), chercheur dans la même université259 : elle repose sur trois enquêtes menées entre 1965 et 1968 à la fois sur l’origine sociale, la formation et la carrière, les styles de commandement, la représentation de soi et la vision de la société, et les modes de vie de managers, qui ont en commun d’avoir été menées seulement sous la forme de questionnaires diffusés dans les entreprises par leurs directions, en relation avec les auteurs260. L’enquête sur le recrutement a

255 Heinz HARTMANN, Authority and Organization in German Management, Princeton, Princeton University Press, 1959, la version allemande paraissant en 1968 sous le titre Der deutsche Unternehmer, Autorität und Organisation, Francfort/M., Europäische Verlagsanstalt.

256 Heinz HARTMANN, Die Unternehmerin, Cologne, Westdeutscher Verlag, 1968.

257 Heinz HARTMANN, Leitende Angestellte, Neuwied, Luchterhand, 1973.

258 Helge PROSS, Manager und Aktionäre in Deutschland. Untersuchung zum Verhältnis von Eigentum und Verfügungsmacht, Francfort/M., Europäische Verlagsanstalt, 1965.

259 Lui-même déjà auteur notamment de Unternehmer oder Manager : Grundprobleme industrieller Führerschaft, Cologne, Grote, 1963.

260 Helge PROSS, Karl W. BOETTICHER, Manager des Kapitalismus : Untersuchung über leitende Angestellte in Grossunternehmen, Franfort, Suhrkamp, 1972. Sur les liens ambigus entretenus par ces sociologues « de

porté sur 538 personnes réparties dans 13 grandes entreprises (non dénommées) de différentes branches, avec des taux de réponse très variables selon les cas (de 29 à 95 %), les niveaux hiérarchiques concernés allant du directeur d’usine au membre du directoire. Si les données sont inhabituellement complètes dans des enquêtes de ce genre, la question de leur représentativité reste fortement posée. H. Pross s’est ensuite, avant sa disparition prématurée, orientée principalement, en féministe pionnière, vers la sociologie des femmes.

Il faut aussi signaler une étude solide, même si elle ne s’inscrit pas dans un cadre scientifique, menée par le journaliste économique Max Kruk en 1972 sur les origines, formations et les carrières de 2 053 dirigeants des 381 plus grandes entreprises allemandes. Elle repose seulement sur l’envoi d’un questionnaire détaillé, auquel plus de quatre cinquièmes d’entre eux (1 662) auraient répondu, ce qui correspond à un taux inhabituellement élevé pour une telle population. L’auteur, visiblement plutôt en sympathie avec son objet, tend à insister notamment sur l’ouverture sociale de leur recrutement, « 86 % venant d’en bas », c’est-à-dire des classes populaires et moyennes, ce qui paraît en contradiction avec d’autres études et doit reposer sur une interprétation très extensive de celles-ci (ou sur des réponses douteuses…).

3) Wolfgang Zapf, élève de Dahrendorf

C’est le nom de Wolfgang Zapf qui reste le plus important pour cette période, pour l’étude des élites, économiques en particulier. Ce sociologue (né en 1937), assistant de Ralf Dahrendorf à l’université de Tübingen entre 1962 et 1966, a à la fois, dans le cadre d’une thèse soutenue en 1965, mené une recherche sur les transformations de l’ensemble des élites allemandes entre 1919 et 1961261 et édité la même année un ouvrage collectif issu d’un séminaire de Tübingen, avec notamment une contribution personnelle sur les managers allemands262. Dans sa thèse, il a travaillé sur un corpus de titulaires de 258 positions réparties en 16 groupes, au sein des élites politiques, administratives, économiques, syndicales, religieuses, culturelles et médiatiques entre 1919 et 1961. Il a étudié la circulation des

gauche » avec le patronat et leur instrumentalisation par celui-ci, voir Christian KLEINSCHMIDT, Der produktive Blick. Wahrnehmung amerikanischer und japanischer Management- und Produktionsmethoden durch deutsche Unternehmer 1950-1985, Berlin, Akademie Verlag, 2002, p. 118.

261 Wolfgang ZAPF, Wandlungen der deutschen Elite. Ein Zirkulationsmodell deutscher Führungsgruppen 1919-1961, Munich, Piper, 1965.

262 Wolfgang ZAPF, « Die deutschen Manager. Sozialprofil und Karriereweg », in idem (dir.), Beiträge zur Analyse der deutschen Oberschicht, Munich, Piper Verlag, 1965, p. 136-149. W. Zapf y a également rédigé, outre l’introduction générale, un article sur les hauts fonctionnaires. Les autres articles, signés semble-t-il d’autres élèves de R. Dahrendorf, portent sur les députés du Bundestag et de la Volkskammer (Wolf Mersch), les ministres fédéraux (Hannelore Gerstein et Hartmut Schellhoss), les juges fédéraux (Johannes Feest, qui a fait ensuite une carrière de sociologue du droit et de criminologue) et les généraux (Werner Baur).

titulaires année par année pendant trois périodes (Weimar, nazisme et après-guerre). Pour les élites économiques, il a intégré dans son corpus les présidents de directoire et de conseils de surveillance d’une quinzaine de grandes entreprises, ainsi que les présidents des principales confédérations et fédérations patronales. Les dirigeants d’entreprise sont, avec les responsables religieux, la catégorie la plus stable, même si la circulation a augmenté avec le temps. Le recrutement des titulaires est ensuite analysé à travers un certain nombre de variables : âge, origine régionale, appartenance confessionnelle, formation et origine sociale. Sur ce dernier point, il montre que les élites économiques sont, avec les élites administratives et culturelles, celles qui ont les origines les plus concentrées dans les couches supérieures. Il étudie enfin les échanges éventuels entre les groupes : pour les dirigeants d’entreprise, il ne relève que ceux avec les fonctions dans les syndicats patronaux, pas avec la politique ou la haute administration. Cette étude présente par l’ampleur et la diversité du corpus et par sa dimension diachronique un grand intérêt, grâce aux comparaisons qu’elle permet à la fois entre les différents groupes et dans le temps. Elle reste cependant nécessairement superficielle pour les seules élites économiques. L’article publié par ailleurs représente un utile complément, sans profondeur historique toutefois : le corpus porte cette fois-ci sur une population élargie à l’ensemble des membres des directoires des 50 plus grandes entreprises ouest-allemandes en 1964, soit 318 personnes. L’étude repose à la fois sur l’exploitation d’annuaires biographiques du type Who’s who (Wer ist Wer ? en allemand) et sur des questionnaires envoyés aux entreprises. Le taux d’informations recueillies serait en gros de 50 %, ce qui est qualifié de « satisfaisant » par l’auteur, même s’il aurait probablement pu être amélioré par des recherches plus approfondies263. Dans les résultats, il insiste sur la prédominance des formations supérieures (89 %), les ingénieurs étant beaucoup plus nombreux que les juristes ou les économistes-gestionnaires, avec une forte proportion (50 %) de titulaires d’un doctorat. En matière d’origine sociale, 79 % des pères appartiendraient aux couches supérieures, avec une proportion importante issue de la fonction publique, 16 % aux classes moyennes. Les 5 % seulement issus des milieux ouvriers sont en fait presque tous des « directeurs du travail » (Arbeisdirektore) recrutés, selon les principes de la codétermination (Mitbestimmung) dans le charbon et l’acier, dans la filière syndicale. Dans ces grandes entreprises, W. Zapf constate que les héritiers ne jouent presque plus aucun rôle, du moins dans les directoires, ce qui justifie son titre centré sur les « managers ». Leur ascension s’effectue dans l’entreprise selon un modèle « quasi bureaucratique », avec des étapes

263 Notamment dans les portraits de la presse d’affaires, professionnelle ou d’entreprise comme je l’ai fait dans ma thèse.

successives, selon des règles précises d’ancienneté, même si des ascensions rapides ou des recrutements extérieurs restent possibles. La « carrière maison » prédomine nettement à cette époque. Autre constat, les managers sont presque toujours spécialisés dans les affaires. Le cumul avec des mandats politiques est devenu très rare, à la différence de l’époque de Weimar. Les seuls cumuls se font avec des postes dans des conseils de surveillance d’autres entreprises, des syndicats patronaux et, en dehors du monde des affaires, des titres de professeurs honoraires dans des universités qui traduisent des liens étroits avec l’enseignement supérieur.

W. Zapf lui-même a délaissé les élites pour se consacrer ensuite à des travaux plus théoriques sur le changement social ou la modernisation avant de diriger de 1994 à 2002 le Wissenschaftszentrum Berlin für Sozialforschung (WZB). De telles études n’ont pendant longtemps pas été renouvelées dans cette ampleur et cette qualité.