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Des bandes dessinées historiques ?

B.   La vérité historique ?

Nous pouvons dire que le dessinateur restitue une certaine authenticité historique. L’artiste a le souci de reconstruire avec exactitude les détails du passé (uniformes, tâches quotidiennes, armes…), cependant, la vérité historique est biaisée par un point du vue subjectif, un parti pris idéologique volontaire de la part de l’artiste. L’objectif n’est pas de présenter la guerre 14-18 telle qu’elle l’a été et de respecter la neutralité de l’historien, mais bien de restituer un regard sensible guidé par un certain angle idéologique, celui de Tardi le libertaire, Tardi l’artiste engagé dans son présent. Il s’agit mieux de restituer le vraisemblable que le vrai, « le plus vrai possible ».

Il exprime sa sensibilité et son ressenti personnel à travers un récit, et en particulier des personnages. Par exemple, dans les personnages qu’il met en scène on retrouve régulièrement le poilu de 14-18, l’homme lucide et conscient des manipulations dont il fait l’objet et qui n’a rien d’un héros. Ce personnage c’est Tardi. Sa voix s’exprime à travers les personnages de Varlot dans Varlot soldat, Lucien Brindavoine, combattant qui s’inocule volontairement la gangrène et que l’on retrouve dans plusieurs albums ou encore le brancardier Augustin dans Le

dernier assaut. C’est toujours le même pauvre gars paumé qui n’a aucune idée de comment il

s’est retrouvé dans cette folie meurtrière généralisée. En connaissant parfaitement la période, le quotidien des combattants et les privations, l’aspect visuel des paysages, les décors, Tardi peut plus facilement s’identifier, dessiner et dénoncer. Ses connaissances historiques lui permettent de restituer au mieux ce passé pour y intégrer une sensibilité artistique et une idéologie. Par empathie, il prend la place des personnages de l’époque pour répondre à ces questions qui le hante : moi, soldat en 1914, qu’aurais-je fait ? Comment aurais-je vécu la guerre ? C’est pourquoi il donne à voir le type lambda, lâche et peureux qui cherche à sauver sa peau. Pas conséquent, il ne s’agit pas de vérité historique mais bien d’un point de vue

                                                                                                               

subjectif et sensible sur une période historique, c’est Tardi qui « réagit avec ses yeux, ses tripes,

son cœur, face à des images, des bouleversements, de la violence, de la connerie50 ».

Il s’agit bien d’une réécriture de l’Histoire, il se l’approprie pour faire passer ses idées et un point de vue singulier apparaît sur des événements de portée universelle. Il se fait observateur et rapporteur des mœurs et en donne une vision subjective : il met l’accent sur la souffrance du poilu, la misère, la peur, la mort... Ce qui l’intéresse, c’est l’aspect sensible et humain, l’Histoire mais du point de vue des « petits », des victimes, les soldats. En ce sens son discours libertaire ressort plus que tout. Ainsi, il véhicule un message engagé par la mise en récit de l’Histoire. L’objet de son récit est bien le discours libertaire. Loin de faire des albums sur l’Histoire de France, il revisite le passé pour lui donner un autre aspect, en faire voir une autre vérité, un autre biais. C’est aussi un moyen de redonner une nouvelle vie à ces périodes de l’Histoire : c’est le cas du Cri du peuple, roman de Jean Vautrin adapté par Tardi en quatre tomes, qui met en scène cette courte période révolutionnaire de l’Histoire et la fait revivre à travers des personnages singuliers (La Pucci, Antoine Tarpagnan, Grondin et Hippolyte Barthélémy), auxquels sont mêlés des personnages ayant réellement existés comme Théophile Gautier, Gustave Courbet, Jules Vallès ou encore Louise Michel. La portée idéologique est centrale dans son travail, « si c’était juste l’Histoire de France en bande dessinée, on

s’ennuierait » dit Tardi51. De fait, ce n’est pas la vérité historique qui intéresse notre auteur mais

bien la transmission d’une perception sensible sur une époque.

Alors, des BD historiques, oui, mais pour un public averti car nous avons à faire à de l’Histoire engagée. Loin du travail d’historien, Jacques Tardi fait intervenir son affect, son jugement, il travaille en tant qu’artiste, c’est-à-dire qu’il exprime un certain regard sur le monde, sur l’Histoire et non une vérité historique. De la Commune à la guerre 1914-1918, il représente les combats en tant qu’insurgé. Lui-même ne se considère pas comme historien et revendique son engagement artistique. Il ne se soumet pas à la stricte réalité historique de ses œuvres, il a besoin d’une liberté d’interprétation pour véhiculer ses idées. C’est là que le libertaire engagé intervient. Par exemple, dans C’était la guerre des tranchées, l’artiste ne se conforme pas à toutes les indications de Jean-Pierre Verney, « car il m’empêchait d’évoluer librement. Je suis d’accord pour tenir compte d’une réalité historique, mais jusqu’à un certain point. Ce que je veux, c’est utiliser un décor, une période donnée, pour raconter ce que j’ai à                                                                                                                

50  Op. cit.,  Jean-Pierre Verney in  «  La Grande Guerre en bande dessinée ».   51  Tardi et Vautrin, Le Cri du Peuple, JT, INA, 2 juillet 2012.  

raconter et donner ma vision personnelle52 ». De fait, le lecteur doit disposer d’un minimum de

culture et d’informations préalables sur la période concernée, car il ne s’agit pas de l’Histoire de la Commune ou de la Grande Guerre racontée en BD, mais « d’une succession de situations

non chronologiques53 vécues par des hommes manipulés et embourbés, visiblement pas

contents de se trouver là où ils sont (…)54 ».

L’artiste ne retient que certains aspects qui l’intéressent et en minimise d’autres. Il choisit en effet de représenter le quotidien et la souffrance des soldats au front et tout son discours est transmis par cette seule représentation. Il n’évoque que très peu l’arrière et l’exode des civils, par exemple, mais insiste sur les mutineries, les soldats qui se suicident de désespoir et les fusillés pour l’exemple. Il ne nuance jamais ses propos puisqu’il est dans un discours partisan. Dans Putain de guerre ! des citations revanchardes et belliqueuses inaugurent chaque nouveau chapitre qui correspond à une année de la guerre.

Putain de guerre !, 1914-1915-1916, Paris, Casterman, 2008, p. 3.

                                                                                                               

52  Bertrand Tillier, « Tardi, de l’Histoire au feuilleton », Sociétés & Représentations n°29, 2010, p. 10. 53  À l’exception de Putain de guerre ! dont le récit strictement chronologique évolue de 1914 à 1918. 54  C’était la guerre des tranchées, p. 7.

Ces citations donnent d’emblée un ton pacifiste aux albums en montrant au lecteur l’absurdité de ces phrases prononcées par l’élite, dont les écrits sont relayés et largement diffusés, en décalage total avec le quotidien des soldats. L’auteur tient les représentants du pouvoir pour responsables de la guerre.

Le prisme idéologique confirme l’idée d’une représentation subjective et personnelle. Dans Le Cri du Peuple, « il intègre sa sensibilité libertaire et ce qui le fascine dans cet

événement55 ». Il prend clairement la défense des Communards, en accord avec la vision de

Vautrin. La planche ci-dessous montre bien le parti pris des auteurs : deux cases horizontales se succèdent (l’ensemble de l’album se présente sous un format à l’italienne) afin de donner un panorama complet des batailles : d’un côté le peuple assassiné mais fier, et de l’autre, les Versaillais en véritable bourreaux féroces. Or, les communards se sont montrés aussi très violents lors du conflit. Le dessinateur est bien dans un discours dénonciateur.

Le Cri du Peuple, l’espoir assassiné, Paris, Casterman, 2002, p. 3

                                                                                                               

55  Éric Fournier, « Tardi et la Commune de 1871 à travers Le Cri du Peuple : roman graphique ou histoire