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La « vérité artistique » selon Fred Boissonnas

Nicolas Crispini

(fig. 4)Sommaire de l’Essai de photographie binoculairede Fred Boissonnas, 1900.

« Le photographe avec son objectif unique, reproduit la nature telle que la voit un borgne, c’est-à-dire qu’il réfléchit une image plate et sans relief. Son œil de cyclope projette indifféremment sur la plaque sensible, tout ce qu’il enregistre et

Rendant compte du Salon du Louvre de 1850, le critique d’art Francis Wey avait relaté dans le journal La Lumière 4l’embarras suscité par l’envoi de neuf paysages et portraits de Gustave Le Gray. Intitulées « dessins », les photographies avaient été retirées de l’exposition parisienne : « Les premiers juges les avaient considérés comme œuvre d’art, les seconds les ont classés parmi les produits de la science. »5 Influencé par la photographie, Wey pensait que l’artiste serait

« contraint à dépasser, par la vraisemblance ou l’esprit de l’interprétation, la puis-sance de la vérité matérielle »6. Cinquante ans plus tard, le débat reste d’actualité.

Le monde des arts est toujours peu enclin à accepter ce nouveau mode de repré-sentation qui doit rester un moyen de diffusion des connaissances scientifiques et des progrès techniques. Lors de l’Exposition universelle de Paris, la photographie n’est pas présentée au Grand Palais avec les Beaux-Arts, mais reléguée dans la section « Procédés des Lettres, Sciences et Arts » en compagnie des instruments de musique, de médecine et chirurgie, du matériel de l’art théâtral, de typogra-phie ou encore de topogratypogra-phie. Il est vrai que, dès son premier numéro, La Lumièreaffichait en sous-titre Beaux-Arts – Héliographie 7– Sciences, comme un constat lucide sur le statut ambivalent de la photographie, dont certaines traces perdurent aujourd’hui encore.

remettre les choses au point […]. », Revue suisse de photographie, juin 1895, Genève, pp. 194-195.

6 Francis WEY, « De l’influence de l’héliographie sur les beaux-arts », La Lumière, no 2, février 1851, pp. 6-7.

7 « L’héliographie, cette science nouvelle qui comprend le daguerréotype ou dessin par les procédés perfectionnés de M. Daguerre (sur plaques métalliques), et la photogra-phie ou dessin par la lumière (sur papier). » Le mot est choisi en hommage à Joseph Nicéphore Niépce (1765-1833). Francis WEY, La Lumière, no 1, 1851, pp. 1-3.

cela avec une exactitude merveilleuse pour le savant ou pour le technicien, mais aussi avec une impeccabilité désastreuse pour l’artiste. »1 Avec cette charge contre la netteté monoculaire de l’image argentique, Fred Boissonnas ne craint pas de s’inscrire dans le sillage d’Ulysse pour tenter de crever l’œil cyclopéen de la photographie. Mais le Léman n’est pas la Méditerranée, et l’odyssée ne trou-vera pas son dénouement auprès de Pénélope ; pour le photographe genevois, l’accomplissement de son œuvre serait d’atteindre « la vérité artistique ». Une vérité bien singulière, puisque, à ses yeux, la photographie doit s’accommoder de contours flous si elle veut revendiquer sa place parmi les arts.

En 1900, Fred Boissonnas dévoile sa recherche artistique sur la vision dans son Essai de photographie binoculaire,brochure publiée à l’occasion de l’Expo-sition universelle de Paris. Entrepreneur, il profite aussi de la circonstance pour rappeler l’histoire de l’atelier Boissonnas et fait valoir la diversité de sa produc-tion. Largement commentée par les revues spécialisées, sa proposition esthé-tique est emblémaesthé-tique de maints projets développés par les adeptes du premier mouvement esthétique international de ce médium : le pictorialisme. Le Gene-vois espère que, grâce à sa théorie, la photographie – l’inexpressive « adoles-cente du XIXe siècle »2– ne sera plus jugée comme « le corps, moins l’âme » par des artistes conservateurs tels Rodolphe Töpffer qui ne s’était pas privé un demi-siècle plus tôt de qualifier les interprètes aux sels d’argent de « peintres-machines »3.

1 Fred BOISSONNAS, Essai de photographie binoculaire, Paris, 1900, p. 6.

2 Frédéric DILLAYE (1848-1914), « La photographie d’art à l’Exposition de 1900 », Les nouveautés photographiques, année 1901, Paris, p. 104.

3 Rodolphe Töpffer (1799-1846) publie à Genève, entre 1830 et 1843, douze opuscules titrés Réflexions et menus-propos d’un peintre genevois. En 1841, le onzième fasci-cule est sous-titré : De la plaque Daguerre. À propos des excursions daguerriennes.

Sur la page de titre, l’exergue « Le corps moins l’âme » résume bien l’inquiétude conservatrice de l’auteur de Monsieur Pencilface à la concurrence du « fidèle » miroir argentique utilisé par le « peintre-machine », nom qu’il donne aux daguerréotypeurs.

Ce texte sera repris, entre juin et août 1895, par la Revue suisse de photographie qui le réédite sous le titre : « Un éreintement de la photographie ». Le rédacteur justifie son choix surprenant dans l’avant-propos : « À une époque comme la nôtre où, sans cesse, on voit le mot d’art allié à celui de la photographie, où l’on ouvre des expositions d’art photographique, et où l’on rencontre des critiques qui vont même jusqu’à parler d’école française, italienne et d’autres, relatives à la photographie, il peut être utile de

genevoise un surprenant et peu commercial Bébé en larmes 11, ou l’intrépide Miss Cora dans la cage au lion, deux images primées à Calcutta en 1872 et à New York deux ans plus tard. Cette dernière sera reproduite dans La photogra-phie instantanée. Son application aux arts et aux sciences 12, ouvrage de réfé-rence du professeur viennois Josef Maria Eder.

Raccourcir le temps de pose, améliorer la netteté et restituer la couleur du réel constituent les recherches prioritaires menées sur les procédés photogra-phiques durant les soixante premières années de son développement. Henri Bois-sonnas, comme plus tard Fred, sont-ils des innovateurs méconnus de l’instantané qui, chez eux, est souvent présenté en série ? Probablement, encore faut-il définir ce que sont la vitesse de la photographie13, sa lenteur ou ce qui deviendra pour certains son « instant décisif ». À la superbe et proverbiale lithographie de Dau-mier La patience est la vertu des ânes 14, ridiculisant la longueur du temps de pose du daguerréotype, un photographe répond avec Paris instantané, près de quinze ans plus tard. Cette série de vues stéréoscopiques saisit en plongée ponts et boulevards de la capitale, avec parfois un piéton suspendu dans sa course. Le morbide « Ne bougeons plus ! », proféré avant le claquement sec de l’obturateur à guillotine, devient vain. Ce qui n’empêche pas, aujourd’hui encore, de l’entendre prononcer par des amateurs inquiets d’arriver à fixer tant de sourires crispés.

Faut-il y voir une incantation inconsciente au temps qui passe ? Cette temporalité fragmentée est constituée d’instants mécaniques invisibles à la perception humaine, d’imprévus découpés en millièmes de secondes et propres à former les images nouvelles d’« une esthétique de l’accident », comme l’a si bien définie l’historien André Gunthert15.

11 Un portrait d’un bambin en pleurs, légendé Instantané au collodion humide par Hri. Boissonnas en 1869, est publié en bas de la page « Notice historique » de l’Essai de photographie binoculaire, p. 47.

12 Miss Cora dans la cage au lionest publié en 1888 dans la traduction française de cet ouvrage, pp.157-158.

13 Voir Michel FRIZOT, « Vitesse de la photographie », Nouvelle histoire de la photogra-phie, Paris, 1994, pp. 243-257.

14 Lithographie de la série « Proverbes et maximes » publiée dans le Charivarile 2 juin 1840.

15 André GUNTHERT, La conquête de l’instantané. Archéologie de l’imaginaire photogra-phique en France (1841-1895), thèse de doctorat, EHESS, Paris, 1999, p. 311.

« Peintre et photographe »

Le destin de Fred Boissonnas est déterminé par l’influence et les choix de son père Henri, graveur, doreur, émailleur de médailles et de boîtiers de montres établi à Genève. Ce dernier change de métier au début de l’année 18668 et reprend l’atelier du photographe Auguste Garcin à la place Bel-Air9. L’ancien cabinotier perfectionne le laborieux procédé au collodion humide10, à l’image de bon nombre de ses collègues forcés d’inventer des protocoles techniques dans l’espoir d’améliorer des résultats trop souvent aléatoires. Plus sensible à la lumière, l’émulsion de Boissonnas permet de raccourcir la durée d’exposition des portraits en atelier. Il n’hésite pas à qualifier sa découverte de « photographie instantanée ». Son concurrent Émile Pricam, installé à l’angle du bâtiment, reprend le même slogan publicitaire. On retient du fondateur de la dynastie

8 Malgré plusieurs mentions situant l’ouverture de l’atelier Boissonnas entre 1863 et 1864 – Fred publie les deux dates dans la « Notice historique » de son Essai–, Henri n’a pas repris l’atelier Garcin avant fin janvier 1866. Dans une lettre à sa femme, pos-tée le 27 janvier 1866 à Berne où il visite différents ateliers de photographes aléma-niques dont celui de Carl Durheim (1810-1890), il fait part de son impatience à recevoir « des détails sur les propositions de Garcin » et exprime sa préférence pour la maison des Trois-Rois : « Plus j’y réfléchis plus je penche pour Bel-Air. C’est évidem-ment une bonne position qu’il ne faut pas laisser échapper. » Il demande à son épouse de verser cent francs pour le loyer afin de confirmer leurs « projets de succéder à Mr Garcin ». Durheim informe Boissonnas du chiffre d’affaire du portraitiste Gaussen, établi à Genève, qui lui révélait avoir vendu en 1865 vingt-neuf mille cartes de visite à un franc pièce. CIG, FBB MS C2.

9 Le nom d’Auguste Garcin (1816-1895) associé à celui de François Poncy (1822-1884) est mentionné dans le Journal de Genèvele 6 juin 1854 dans l’annonce d’un atelier photographique à la rue du Rhône, no172. La collaboration de ces pionniers de la pho-tographie genevoise semble s’achever à peine six mois plus tard. Avant décembre 1860, Garcin ouvre un atelier à la place Bel-Air dans la maison des Trois-Rois. En décembre 1863, il passe plusieurs annonces pour un nouvel atelier situé à la plaine du Pré-l’Evêque, no140.

10 Dans le Journal de Genève du 15 juillet 1868, Boissonnas informe que « les poses ins-tantanées pour enfants se font comme précédemment : de 9 heures à 1 heure, pour grandes personnes jusqu’à 4 heures ». Publicité pour l’atelier Boissonnas, Journal de Genève, n° 168, 15 juillet 1868, p. 4.

Peintre ou photographe ? Paul Boissonnas relate que son père, Fred, « n’était venu à la photographie que poussé par les événements, et qu’il avait le crayon facile »17. Sans atteindre le talent de Rodolphe Töpffer, le photographe a dessiné toute sa vie, dans la tradition héritée des « histoires en estampes » de l’illustre pourfendeur du daguerréotype18. L’autodérision est constitutive de cette joyeuse pratique et Boissonnas ne craint pas d’endosser les traits de Monsieurr Vieux Bois, l’amoureux transi de Töpffer, pour se ridiculiser en futur époux. En 1907, durant un voyage en Égypte avec ses associés Eggler et Taponier, il crayonne ses plus belles feuilles : onze croquis satiriques sur les travers du photographe ama-teur en voyage. Aurait-il été influencé par Barthélemy Menn19 dont il a suivi les cours de dessin aux Beaux-Arts, comme le relate Nicolas Bouvier20? Les sources ne permettent pas de le vérifier. Nous savons par contre qu’il réalise, à l’âge de 16 ans, ses premières études photographiques : des portraits d’atelier. Son père les critique d’une plume fine et sévère. « Atroce, dur, pas net, mauvaise mise au point », note-t-il au dos d’un petit tirage. Conscient des lacunes de son exercice, soucieux de calmer l’ire paternelle, l’apprenti se demande s’il n’aurait pas dû placer un écran bleu pour atténuer la lumière21.

Prise à la même période, une vue d’Henri Boissonnas est emblématique des ori-gines techniques de l’Essai de photographie binoculaire écrit vingt-trois ans plus tard par son fils. L’image dévoile l’atelier du quai de la Poste, sous de grandes ver-rières orientées au nord. Assis, Fred est accoudé au dossier de la chaise. Son regard émerge d’un fatras qui ferait aujourd’hui le bonheur d’un brocanteur : drapeaux,

17 Paul Boissonnas, « Les Boissonnas, photographes de pères en fils », tapuscrit de 50 pages, 1976, CIG, FBB MS P9, p. 7.

18 Trente-six caricatures originales au crayon, signées parfois du monogramme F. B., sont répertoriées au CIG (CIG, FBB archives album 01). Cent trente-neuf croquis attribua-bles à Fred sont connus par des reproductions anciennes. (CIG, FBB MS archives 01, CIG, les albums Y631.01/04/05/11 ; portefeuille Taponier, coll. privée). En octobre 1902, Fred croque son jeune employé Monsieur[Albert] Steiner portant sur son dos le TéléphotVauthier-Dufour. (CIG Y631.05.64)

19 Barthélémy Menn (1815-1893), peintre du « paysage intime », fut élève d’Ingres et ami de Corot. Ferdinand Hodler suivra ses cours.

20 Nicolas BOUVIER, Boissonnas, une dynastie de photographes, Lausanne, 1983, p. 65.

21 L’enveloppe est titrée « Mes premières photos d’atelier avec annotations de mon père », CIG, FBB MS C1.

Imprimé sur les cartons de montage jusqu’à la fin des années 1880, l’ancien

« Boissonnas. Peintre et Photographe » – destiné à rassurer les clients – figure encore après le moderne « Photographie instantanée », slogan de l’atelier. Cette précision usuelle rappelle la difficulté à imposer l’identité singulière de ce nou-veau médium16. Mais le temps de la maturité viendra, celui où l’auteur fera sui-vre son métier de son prénom : « Photographie Fred Boissonnas ».

(fig. 5)Henri Boissonnas, Portrait d’un homme, épreuve à l’albumine au format carte de cabinet, après 1878. © Coll. privée, Genève.

(fig. 6)Henri Boissonnas, impression au dos du support au format carte de visite, après 1874. © Coll. privée, Genève.

(fig. 7)Fred Boissonnas, impression au dos du support au format carte de visite, après 1900. © Coll. privée, Genève.

16 À Genève, entre 1855 et 1875, est imprimé sur les supports de montage des tirages à l’albumine « Peintres Photographes ». Le qualificatif est choisi entre autres par Straub, Vuagnat, Lacombe & Lacroix, Vulliety & Artus, Runcaldier & Artus, Welten. « Photogra-phie artistique » est préféré par Marin Vigny, Reymond, Gaussen & Cie. Un chevalet et une palette de peintre symbolisent l’activité des Reyman & Lagrange. Les ateliers de Béguin, Faedo, Garcin, Plaut, Poncy, Pricam, Henry ou Richard s’attribuent le titre de

« Photographe ».

« je est un autre » comme l’écrit Rimbaud dans la « Lettre du voyant ». Novateur, il rompt avec les conventions pictorialistes formulées encore en 1902 par un Edward Steichen déguisé en artiste peintre du XVIIesiècle pour Self portrait 24. Œuvre primordiale pour comprendre intimement son auteur, Autoportrait aux miroirslivre un complexe face à face et un message silencieux : il y a plusieurs Fred Boissonnas. En 1917, sans doute lors d’une fête foraine, cette théâtralisation sera rejouée autour d’une tablée de Marcel Duchamp flegmatique fumant la pipe.

(fig. 9)Fred Boissonnas, Auto-portrait aux deux miroirs, 1896, épreuve au gélatino-bromure d’argent. © Coll. CIG Y631 03 13, Genève.

(fig. 10)Anonyme, Portrait multiple de Marcel Duchamp, 1917, épreuve au gélatino-bromure d’ar gent.

© Coll. Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / G. Meguerditchian, AM2004-177.

Fort d’une tradition issue des métiers artisanaux aussi bien que du monde pic-tural, le père incite son fils à se former auprès des meilleurs photographes euro-péens. D’abord chez Friedrich Brandseph, portraitiste réputé établi à Stuttgart,

24 Edward Steichen, Self-portrait, Camera Work no 2, 1903. Dans Alfred STEIGLITZ, Camera Work, The Complete Illustrations 1903-1917, Cologne, 1997, p. 110.

râteau, miroir, tentures, cheval triporteur et autre mouton, destinés à souligner les attributs sociaux propres au portrait photographique de la fin du siècle. À sa droite, une chambre stéréoscopique est dressée sur un trépied et a certainement été utili-sée pour réaliser une des variantes en stéréoscopie de l’Atelier du quai de la Poste.

(fig. 8)Henri Boissonnas,L’atelier de prise de vue Boissonnas au quai de la Poste, épreuve stéréoscopique sur papier albuminé, mars 1877. © Coll. privée, Genève.

C’est probablement vers 1877 que le jeune homme s’initie à cette invention illusionniste anglaise, commercialisée avec succès depuis 1851. Parmi près de cent quatre-vingts tirages stéréoscopiques connus, datés et timbrés d’un F. B. à l’encre noire, on remarque des scènes et portraits comiques, des prises de vues urbaines, des « dimanches en famille », un chien, une broussaille et, plus surpre-nants, deux hypothétiques « autoportraits » en perspective plongeante22. Ce point de vue, ô combien insolite pour l’époque, annonce le moderne et polysémique Autoportrait aux miroirs 23mis en scène dans l’atelier l’année des 40 ans du pho-tographe. De profil, le regard déterminé, Fred Boissonnas met en abyme l’impos-sible échange entre les facettes qui composent tout être humain, conscient que

22 À certaines périodes, il est difficile de déterminer l’auteur d’une photographie signée Boissonnas.

23 La datation de l’autoportrait se réfère à l’album 1896, un des albums de famille offert par Paul Boissonnas à la BGE, fort précieux pour déteminer la chronologie de la pro-duction visuelle de l’atelier. CIG, Y631.03.13.

(fig. 11)Henri Peach Robinson, Figures in Landscapes, vers 1880, épreuve sur papier albuminé. © Coll. privée.

(fig. 12)Fred Boissonnas, Collex, coucher de soleil, le 13 juillet 1891 à 7 heures 10, épreuve aristotype. © Coll. CIG, FBB PH M2.

Fred Boissonnas débute sur la rive droite de la campagne genevoise, où il accomplit ses premières études, fortement inspirées par les publications théoriques d’Henry Peach Robinson, père de la photographie pictorialiste. Ce photographe naturaliste anglais, apôtre du clair-obscur à la Rembrandt et de l’es-thétique défendue par Ruskin dans Modern painters, désire « amener les photo-graphes à penser par eux-mêmes comme des artistes, et à apprendre à exprimer leurs pensées artistiques selon la grammaire de l’art »30. Son ambition se résume à un enseignement précis : Comment le photographe devient un artiste, pour reprendre le titre d’un de ses essais. Acquis au manifeste de Robinson dont le but est de « faire des tableaux »31, le Genevois lui envoie des épreuves à la fin de l’hi-ver 1891. D’Edimbourg, l’aîné répond qu’il a été « particulièrement charmé par la délicieuse qualité de ses photographies » : « Les verts tendres sont reproduits bien

30 Henry Peach Robinson (1830-1901) publie For Photographersen 1869 (De l’effet artistique en photographie. Conseils aux photographes sur l’art de la composition et du clair-obscur, Paris, 1885) et, en 1884, Picture-Making (La photographie en plein air. Comment le photographe devient un artiste, Paris, 1886), p. 2.

31 ROBINSON, op. cit., 1886, p. 40.

ensuite à Budapest, chez Caroly Kholer rencontré à Paris lors de l’Exposition uni-verselle de 1878. Les rendez-vous internationaux permettent de s’informer des nouveautés techniques et stylistiques, mais aussi de tisser un réseau mondial de contacts professionnels. Brandseph père insiste pour que l’apprenti photographe

« dessine beaucoup et se forme dans le fort artistique». Dans une lettre à sa femme, Henri affirme partager avec son confrère allemand la conviction que

« l’avenir d’un atelier passe par la culture et la capacité artistique des fils »25.

« Comment le photographe devient un artiste »

Le 1er janvier 1887, Fred acquiert l’atelier de son père, dont il aurait, trois ans plus tard triplé le chiffre d’affaires26. Souriants ou en larmes, les poupons du Tout-Genève y dévoilent leurs fesses sur une peau de mouton. Henri décède en janvier 1889, douze mois avant son fils Edmond-Victor27, émigré à Saint-Louis dans le Missouri pour commercialiser ses négatifs orthochromatiques.

Affecté par la perte de ses proches, Fred Boissonnas s’engage alors à sortir du

« travail routinier de l’atelier » pour poursuivre sa quête de « l’Idéal », concept romantique célébré par Victor Hugo, entre autres : « L’âme humaine […] a plus besoin encore d’idéal que de réel. C’est par le réel qu’on vit ; c’est par l’idéal qu’on existe. »28Pour poursuivre cette exploration esthétique et existentielle, il se propose chaque année d’atteindre un but qui lui permettra de créer une œuvre, tout en surmontant certaines difficultés techniques29.

25 Henri Boissonnas, lettre à sa femme, Stuttgart, 16 et 17 octobre 1879. CIG, FBB MS C1.

26 « Tout l’immeuble était consacré à la photographie, à l’exception du 1er et du 2eétage. » Fred Boissonnas, Chronique des familles Boissonnas, 1939, tapuscrit, CIG, FBB Chronique familles Bs, p. 53.

27 Edmond-Victor Boissonnas invente une émulsion sensible au jaune qu’il commercialise sous le nom de Regularitas, puis, vers 1888, sous celui d’Extra rapides série C. Les émulsions orthochromatiques enregistrent toute la gamme chromatique à l’exception du rouge dont le rendu est noir.

28 Victor HUGO, « Les Esprits et les masses », William Shakespeare, Paris, 1864, p. 397.

29 Fred Boissonnas, brouillon de lettre à Léon Vidal Genève, le 30 juillet 1900, p. 1, CIG, FBB MS P10.

mieux que ce que je n’ai jamais vu, cela est dû, sans doute, aux excellentes plaques orthochromatiques, il y a aussi un effet dans les ciels qui semble meilleur

mieux que ce que je n’ai jamais vu, cela est dû, sans doute, aux excellentes plaques orthochromatiques, il y a aussi un effet dans les ciels qui semble meilleur