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PARTIE II: DES FIDUCIES DE DONNÉES PERSONNELLES DE SANTÉ

Section 1: Un véhicule promis à bel avenir

Le modèle fiduciaire offre une grande flexibilité, car les modalités de la fiducie peuvent être taillées sur mesure en fonction d’un ensemble de données, d’un problème ou d’un objectif donné. Il répond ainsi aux déficiences du droit de propriété gérer de manière individuelle que nous avons préalablement identifié (§2) tout en proposant une approche positive des enjeux en rapprochant la donnée du bien commun à la manière dont sont traitées les questions environnementales contemporaines (§1).

§1. Un outil de création de biens communs

« L’idée de patrimoine commun permet d’aller au-delà de l’appropriation individualiste et exclusive vers un droit d’accès de tiers intéressés »414. L’élargissement de cet accès à la propriété peut se

superposer aux biens objets d’une propriété privée pour faire reconnaître, sur ceux-ci, les droits de certains titulaires incarnant un intérêt collectif. Sur une même ressource s’exercera divers droits détenus par une pluralité de titulaires. Ce montage n’est pas quelque chose de nouveau. Il existe d’ores et déjà pour un certain nombre de biens au titre desquels on retrouve les bâtiments classés monuments historiques et inscrits dans le « patrimoine commun culturel ». Des législations ont, en effet, déjà mis en place des formes similaires de montages juridiques pour assurer la préservation de leur patrimoine naturel et culturel, national et international. « La notion de patrimoine commun permet de dépasser l’opposition entre appropriation

privée et absence d’appropriation ou appropriation collective, car les ressources impliquées ne seraient pas forcément soustraites à toute appropriation privative »415. Cette approche n’est pas sans nous rappeler

celle qui a inspiré l’esprit de la littérature réglementaire sur l’environnement (A) qui a su anticiper les enjeux collectifs qui émergeaient de manière anticipée par rapport au droit au respect de la vie privée en reconnaissant le potentiel de résolution inestimable du modèle fiduciaire (B).

A. Le droit de l’environnement et le droit au respect de la vie privée: une convergence des luttes

Nous notons, en effet, une littérature naissante qui s'inspire des approches réglementaires environnementales existantes pour proposer des solutions aux problèmes des données416. Pour bien

comprendre ce dont nous parlons, il nous apparait nécessaire de prendre une certaine distance avec l’objet spécifique de l’étude. La littérature sur l'éco-vie privée partage un ensemble de préoccupations de base avec notre analyse des biens communs. Par exemple, Dennis Hirsch compare le spam à la pollution417, suggérant

414 C. GUIBET LAFAYE, « La propriété, un objet politique ? », (2014), Philosophiques, volume 41, numéro 1,

pp. 105–125. https://doi.org/10.7202/1025725ar

415 Ibid.

416 Voir notamment: A. MICHEAL FROOMKIN, « Regulating Mass Surveillance as Privacy Pollution: Learning from

Environmental Impact Statements », (2015), ILL. L. REV. 1713; D. D. HIRSCH, « The Glass House Effect: Big Data, the New Oil, and the Power of Analogy », (2014), 66 MAINE L. REV. 374, 375

417 D. D. HIRSCH, « Protecting the Inner Environment: What Privacy Regulation Can Learn from Environmental

que la vie privée (en ce sens, l'absence de spam) est sujette à une tragédie des communs418. Michael

Froomkin utilise une caractérisation similaire : « De nombreuses activités de collecte de données de masse,

en particulier celles qui ont lieu dans ou à travers des espaces publics, peuvent être utilement comparées à la pollution de la sphère privée. »419Eben Moglen note que « [la surveillance] n'est ni la première, ni la

dernière, ni la plus grave des diverses formes de crise environnementale provoquées au cours des deux derniers siècles par la surenchère industrielle. »420

Il existe donc des similitudes entre notre approche et le langage de cadrage de la littérature sur l'environnement et la vie privée421. Cette littérature a l'avantage de s'appuyer sur une tradition réglementaire

riche et réussie, qui a résolu certains des problèmes en mettant en œuvre des changements à faible coût et de grand apport. En tant que tel, le cadre normatif environnemental fournit un solide ensemble d'analogies pour créer et maintenir des coalitions politiques en vue de résoudre des problèmes liés à l’action collective. Pourtant, notre approche comporte des différences importantes. Alors que la littérature sur l'environnement et la vie privée s'inspire du droit de l'environnement et de l'histoire de la réglementation environnementale, nous nous inspirons de modèles et d'expériences de biens communs. Le droit de l'environnement est principalement façonné par l'expérience du gouvernement qui cherche à contenir les pollueurs à grande échelle422. En conséquence, la documentation sur l'environnement et la protection de la vie privée suggère

une action ou une législation de régulation gouvernementale pour résoudre le problème de l'action collective de la vie privée423.Alors que l'exemple du droit de l'environnement suggère une régulation pour résoudre

les problèmes d'action collective, nous suggérons des outils qui seraient mis à disposition de la collectivité pour soutenir la coopération.

La littérature sur l'éco-vie privée apporte une perspective nouvelle et bienvenue, ainsi qu’une histoire d'expérience avec la mise en oeuvre pratique, en particulier pour la réglementation des pollueurs à volume élevé. Cependant, tous les problèmes d’action collective ne sont pas les mêmes. En considérant que la vie privée peut être un bien commun, nous nous concentrons moins sur les délinquants à grande échelle qui sont les plus analogues aux usines d'analyse du droit de l'environnement, et plus sur les contributions modestes mais constantes que les utilisateurs apportent en exposant des données les uns sur les autres, les prisonniers dans Le dilemme du prisonnier424 en somme. Les deux approches sont nécessaires. Une

législation large sur la protection de la vie privée peut être nécessaire pour limiter la surveillance de masse, et la législation environnementale peut être un bon point de départ. D’un autre côté, une législation générale sur la protection de la vie privée s'est avérée difficile à adopter, malgré la large base de popularité parmi

418 Ibid., pp. 24-28

419 MICHEAL FROOMKIN, op. cit.

420 E. MOGLEN, Snowden and the Future: Part III; The Union, May It Be Preserved (Nov. 2013), COLUMBIA LAW

SCHOOL, http://snowdenandthefuture.info/snowdenand thefuture-unionpreserved.pdf

421 Voir notamment: HIRSCH, « Glass House Effect », op. cit. : « If data is the new oil, then these data releases are

the new oil spills. »; HIRSCH, « Protecting the Inner Environment », op. cit., p. 28 : « When a web site gathers and sells personal information about one of its users, . . . they cause that individual to lose a degree of privacy. This cost is borne by the user and is external to the business. It is a negative externality. »

422 HIRSCH, « Protecting the Inner Environment », op. cit 423 Ibid.

424 Expression de Albert W. TUCKER, voir notamment: N. EBER, Le dilemme du prisonnier, La Découverte,

l'électorat pour une protection de la vie privée renforcée. Que ces efforts réussissent ou non dans le climat politique actuel, une autre voie reste ouverte. C'est là que notre approche se sépare (à l'amiable) de la littérature sur l'environnement et la vie privée. Au lieu de suivre une approche pigouvienne consistant à rechercher une intervention du gouvernement pour taxer ou sanctionner les comportements institutionnels, nous suivons la tradition de Coase et Ostrom, et exploitons la littérature économique et civiliste pour dégager des outils que les groupes peuvent utiliser pour soutenir la production de biens communs, ou dans notre cas pour préserver la vie privée. En adoptant cette approche, nous nous concentrons moins sur les règles limitant les mauvais acteurs à grande échelle, et plus sur le dilemme des groupes cherchant à coopérer face à un dilemme social.

B. La fiducie d’utilité sociale québécoise: un outil de coopération pour faire face au dilemme social

La fiducie québécoise met en œuvre une nouvelle façon de gérer des biens dans l’intérêt d’autrui ou d’un but social. Elle a entraîné une révolution tangible du rapport que les individus entretiennent avec leurs biens. Plus précisément l’apparition de la fiducie d’utilité sociale (FUS) dans le Code civil du Québec crée l’exception qui pourrait changer le rapport que nous entretenons à la propriété, puisqu’elle induit la possibilité qu’un bien n’existe plus que pour servir les intérêts d’une personne, mais aussi pour servir un but social. Les FUS s’inscrivent dans un mouvement plus global qui est celui de l'émergence de droit de l’environnement qui comprend un certain nombre d’initiatives qui cherchent à doter les milieux naturels d’importance de la personnalité juridique. La FUS ouvre un éventail de perspectives de gouvernance collective des biens au bénéfice du bien commun tout en excluant lesdits biens de la spéculation.

La spéculation définie la valeur marchande des biens sur des facteurs qui lui sont extérieurs : mode, voisinage, pression des marchés, etc. La pression qu’exerce ces facteurs a pour conséquence d’accorder au bien une valeur marchande si grande que son usage initial est rendu impossible ou hors de prix. Or c’est précisément ici l’enjeu qui entoure le droit des données personnelles, a fortiori le droit des données personnelles de santé. L’une des principales menaces à la reconnaissance d’un droit de propriété sur les données de santé provient du marché. Projeté dans l’univers spéculatifs, les données de santé pourraient devenir des armes entre les mains de collecteurs mal intentionnés qui y chercheraient des opportunités commerciales et d’accroissement des bénéfices. Les avantages que retireraient les collecteurs de l’exploitation exclusive des données qu'ils se seraient appropriés serait à terme une menace trop grande pour la sauvegarde du respect de la vie privée des patients et pour la paix sociale.

Sans un soutien financier de l’État ou sans une forte réglementation, un bien peut être détourné de son usage et pourrait devenir un simple porte-valeur. D’un point de vue légal, tout bien existe s’il fait partie du patrimoine d’une personne. Or, la fiducie d’utilité sociale est une exception, puisque son patrimoine est

affecté à une vocation plutôt qu’au bénéfice direct d’une personne. La FUS est, en conséquence, un outil correctif du détournement de l’usage initial d’un bien sous l’influence de la spéculation. Si en droit de l’environnement elles permettent, par exemple, de réaffecter une forêt à sa vocation écologique plutôt qu’à celle de générer des bénéfices pour une entreprise, la FUS pourrait bien en droit de la vie privée réaffecter des données personnelles de santé collectées pour la réalisation de projet de santé publique plutôt que de générer des bénéfices pour les collecteurs privés. Ainsi, la FUS influence deux aspects négatifs du droit de propriété. Elle limite, d’une part, le droit d’abusus en définissant une vocation précise pour un bien et en empêchant les fiduciaires d’agir au-delà de leur responsabilité et peut aussi, d’autre part, rendre le bien insaisissable en l’excluant du marché spéculatif par affectation perpétuelle du patrimoine à une vocation.

En l’espèce, le patrimoine fiduciaire d’une FUS n’existe non plus pour servir un propriétaire, mais bien l’affectation sociale qui lui a été donnée id est le patrimoine d’une FUS est un patrimoine sans sujet et sur lequel personne n’a de droit réel. Cette caractéristique doublée de la possibilité de lui conférer un statut perpétuel font d’elle un outil de préservation incomparable et exceptionnellement puissant. Il est possible d’admettre très largement la désignation des bénéficiaires (la société civile) ou de manière plus précise (les patients ou une catégorie de patients). Sans vouloir transposer un régime identique en droit français pour gérer le droit des données personnelles de santé, nous soutenons que de nombreux avantages de ce modèle fiduciaire sont exploitables. En premier, se trouve la vocation sociale de la FUS qui semble être la pierre angulaire du régime que nous souhaitons mettre en place. Si nous n’excluons pas totalement la possibilité d’offrir aux patients une rémunération en contre-partie de l’exploitation de leur donnée, notre volonté première est de rétablir l’équilibre entre patients et collecteurs tout en prenant enfin en compte les enjeux collectifs qui émergent dans le droit à la vie privée et qui sont pour l’heure laissés pour compte. Ainsi, le but social des fiducies de données personnelles de santé serait d’apporter une protection effective du droit au respect à la vie privée ainsi que la stimulation de la recherche et de l’innovation thérapeutique, bien entendu toujours dans le cadre limitatif d’intérêts de santé publique. La FUS peut remettre au coeur du droit de la privée les enjeux collectifs en étant le transformateur qui permettrait à des biens privés qu’accéder au statut de biens communs.

§2. Un outil de rééquilibrage d’intérêts contradictoires

Les nombreux abus des entreprises privées des dernières années, lesquels ont été mis en lumière par plusieurs scandales, ont sévèrement ébranlé la confiance des individus lorsqu’il est question de l’utilisation ou du partage de leurs renseignements personnels. La reconnaissance d’un droit de propriété sur les données de santé, nous l’avons vu en première partie, présente un grand nombre de bénéfices pour le patient. L’objectif premier est de lui redonner cette maitrise de son corps numérique. Toutefois, les avantages du droit propriétaire sont contrebalancés par tout autant de limites qui ternissent son image. Les principales limites que nous avions identifié étaient liées à l’exclusivité que conférait un droit propriétaire, l’inégalité que le droit propriétaire provoquait horizontalement entre les différents patients, et enfin la

potentielle spéculation monétaire des données de santé. Néanmoins, l’exercice de la propriété de manière collective remet en cause toutes ces limites. Plus spécialement le véhicule fiduciaire permet de solutionner les problèmes préalablement identifiés.

En confiant leurs données personnelles à une fiducie, les patients recherchent une solution sécuritaire qui leur permettra d’avoir accès à des services personnalisés sans pour autant sacrifier aveuglément leur vie privée. La fiducie de données permet aux patients de croire à nouveau qu’une gestion vertueuse de leurs renseignements personnels est possible. Une maitrise leur est redonnée en leur permettant de jouir d’un droit de propriété. Leur qualité de constituants de la fiducie, leur permet de prétendre à un réel contrôle sur l’utilisation et la communication de leurs informations. Nous rappelons ici l’importance de les inclure dans le processus d’élaboration des fins pour lesquelles les données peuvent être utilisées ainsi que leur rôle de surveillance des activités de la fiducie. Par ailleurs, les patients auraient l’opportunité via une fiducie de données de déterminer eux-mêmes les caractéristiques de leur consentement. Rappelons également qu’actuellement le consentement se donne par contrat d’adhésion rédigé par chaque organisation indépendamment et figure parmi une quantité indénombrable de clauses d’autre nature. Le patient n’aurait, dans le cadre d’une gestion des droits par fiducie, qu’un seul et unique contrat constitutif à signer. Sans reprendre la forme classique du consentement, les constituants d’une fiducie auraient le contrôle des modalités et surtout des fins pour lesquelles la fiducie serait constituée. Cela nécessiterait de recueillir un certain consentement collectif sur les fins pour lesquelles les renseignements personnels mis en commun pourraient être utilisés et partagés. Enfin, au-delà de tous les objectifs louables en matière de saine gestion des données que la fiducie de données peut se vanter de rechercher, cette structure permettrait d’atteindre un objectif plus mercantile. La fiducie de données pourrait, en effet, permettre une redistribution organisée et non soumise aux lois du marché des gains potentiels, issu des contrats d’accès aux données conclus avec certaines entreprises privées, au profit des constituants id est des patients. Le choix de monétisation des données ne se ferait pas individuellement, ce qui, en conséquence, empêcherait toute distorsion horizontale entre les patients à la situation de vie confortable et les plus démunis.

À contrario, ces fiducies de données permettraient aux collecteurs d’avoir accès à une quantité et qualité inédite de données personnelles de santé425. Les contrats d’accès aux données426 leur donnerait

l’usage de millions de données collectées et agrégées d’ores et déjà catégorisées. En plus, d’être avantageux sur le plan économique puisque la possibilité d’avoir accès à des données sans qu’un travail de traitement supplémentaire soit nécessaire, les fiducies leur permettrait de faire des économies d’échelle. Le modèle fiduciaire leur propose une solution sécurisée juridiquement puisque toutes les démarches auprès des patients seraient entièrement à la charge du fiduciaire. Les opérations de collecte se trouveraient simplifiées puisque les collecteurs auraient à s’adresser à un interlocuteur unique qui pourrait leur fournir précisément

425 On peut, en effet, légitimement penser que les données collectées par la fiducie seront bien plus importantes en

quantité et qualité dans le cas où les fiducies seraient d’origine légale et donc obligatoires pour toute la population française.

ce dont ils ont besoin. En outre, en dehors des considérations matérielles et organisationnelles, les fiducies de données permettraient à la recherche publique ainsi qu’aux départements de recherche & développement des grands groupes de réaliser un très grand nombre d’études leur permettant d’innover plus rapidement, plus qualitativement et plus sereinement. C’est la mission sociale des fiducies de données de santé : permettre l’avancement de la science et des technologies qui présentent un intérêt indescriptible pour la santé publique. On pense notamment à la médecine prédictive qui vise à déterminer les prédispositions biologiques d’une personne à certaines maladies afin d’en retarder, voire d’en éviter, la survenue, grâce à la lecture et l’interprétation des informations contenues dans ses gènes (en somme des données génétiques ou plus globalement données personnelles de santé). On pense également aux intérêts que cela représente pour la recherche fondamentale qui effectue des analyses de données et des études statistiques pour progresser. On ne peut s’empêcher également de visualiser tout l’intérêt qu’aurait pu présenter une telle structure en cette période de pandémie mondiale pour permettre aux chercheurs d’avancer plus rapidement dans la recherche d’un vaccin et le gain de temps qu’elle aurait pu procurer aux ingénieurs en charge de créer des outils technologiques de suivi, de contrôle et d’information.

Conclusion Section 1

Notre analyse nous a permis de dégager les nombreux intérêts que peut présenter la mise en place de fiducies de données dans le champ de la santé. Ces bénéfices sont tant d’ordre juridique qu’économique et semblent être profitables tant à la sauvegarde de l’intérêt général qu’à la recherche d’intérêts purement individuels. C’est donc une solution collective dans un système de marché fondé sur la somme d’intérêts individuels que nous proposons. En essayant de tirer parti de deux modèles de régulations et d’organisation de la société, nous créons une « métasolution » qui tente de satisfaire des préoccupations divergentes. Toutefois, notre tentative de conciliation de tous les intérêts en présence ne peut légitimement pas faire obstacle à certaines limites naturelles de la structure et de l’objet qu’elle entend protéger.