• Aucun résultat trouvé

Universel et singulier Existe-t-il une nature humaine?

Dans le document Corps humain(s) et morale chez Spinoza (Page 42-46)

Or, l’hypothèse de l’existence d’une essence universelle de l’homme est décidemment rejetée, par exemple, par Bernard Rousset125. Il fait valoir en

effet qu’« un humanisme spinoziste ne peut invoquer une assise ontologique ou des racines métaphysiques », en en inférant « la radicale contingence de ce

123 Cf. PM, I, I (G, I, 235)

124 Cela veut dire considérer ensemble la partie et le tout.

42

qu’est l’homme, de ce qu’est chaque homme en raison du caractère extrinsèque des déterminations qui le définissent ». Il y a lieu, d’après lui, de parler, chez Spinoza, d’un humanisme paradoxal (en tant qu’« il [ne] requiert [pas] un statut anthropologique privilégié et une référence métaphysique transcendante ») mais qui, malgré cela, ou même précisément en force de cela, est «le seul pleinement et uniquement humain ». Or, cette perspective nous semble trop négliger le fait que, chez Spinoza, les natures ne sont pas que des essences, au sens « métaphysique » du mot ; elles se définissent d’abord par rapport à un ensemble composite d’aptitudes corporelles, si bien que lorsque Spinoza parle de « l’homme » en général ou de la « nature humaine » (et il le fait très souvent ) non assimilable à la « condition » humaine (celle qui justement se définit par « le caractère extrinsèque des déterminations qui le [=l’homme] définissent »), il se réfère précisément à cela, soit à la nature humaine intrinsèquement définissable, de manière immanente, à partir du degré de complexité du corps qui l’exprime : ce sera l’objet de notre deuxième partie.

Ce qu’il s’agit de prouver et d’interroger maintenant ce sont donc les conditions de possibilité de l’existence d’une essence universelle de l’homme dans le cadre de l’ontologie spinoziste ; autrement dit, il s’agit de vérifier si l’attribution à l’exemplar d’un statut qui dépasse celui de simple auxiliaire épistémologique est fondée ou non.

Un modèle du type de rapport que Spinoza envisage entre l’universel et le particulier est fourni par EII, 49, scolie, où, à propos de la volonté, Spinoza affirme qu’elle

est un universel que l’on prédique de toutes les idées et qui signifie seulement ce que les idées ont toutes en commun, à savoir l’affirmation. Dont, pour cette raison, l’essence adéquate en tant qu’on la conçoit abstraitement, est nécessairement dans chaque idée, et est, en cela seulement, la même dans toutes ; mais non en tant qu’on la considère constituer l’essence de l’idée ; car en cela les affirmations singulières sont autant différentes entre elles que le sont les idées elles-mêmes.

Si nous reformulons ce propos en l’appliquant au cas de l’homme, nous obtiendrons que la nature ou essence de l’homme en général – que Spinoza assimile à la puissance humaine, autrement dit à la raison- est un universel que

43

l’on prédique de tous les hommes singuliers et qui signifie- seulement- ce qu’ils ont en commun. L’essence adéquate de cet universel, donc, est nécessairement dans chaque homme- et la même dans chaque homme- en tant seulement qu’on la considère abstraitement ; mais elle n’est pas la même en chaque homme en tant qu’on la considère constituer l’essence de chaque homme, puisque les hommes concrets, actuellement existants, en tant que réalités singulières, différent les uns des autres126. L’essence actuelle coïncide en effet

non pas avec la raison, mais avec le conatus tout entier, exprimant le rapport entre la puissance humaine (rationnelle)127 et le nœud infini des causes ayant

une nature autre que la sienne qui la déterminent continuellement ; c’est pour cela que l’exemplar est inévitablement et toujours perçu comme étant transcendant : lorsqu’un homme devient comme l’exemplar, il n’a plus besoin de feindre sa transcendance. Cela ne veut pas dire, toutefois, que les caractères concrets de l’homme actuellement vivant sous la conduite de la raison et ceux, abstraits, que la notion du modèle- conçue par l’homme passionné lui-même en vertu de sa puissance native de comprendre- regroupe, ne soient pas identiques.

En plus, il y a, dans le TP, une expression qui pourrait confirmer la légitimité de l’attribution à l’exemplar de la fonction de pôle d’attraction qui rassemble tous les effets découlant adéquatement de l’essence de l’homme en général. Au § 15 du chapitre II128, Spinoza invoque un droit de nature propre au genre humain

(jus naturae quod humani generis proprium est) ; or, en vertu de l’équivalence spinozienne entre nature/essence, puissance, et droit naturel, cette affirmation nous renvoie sans équivoque à l’existence d’une nature humaine, autrement dit d’une certaine puissance proprement humaine, que chaque homme singulier, en tant qu’homme, exprime actuellement -et plus ou moins- à sa

126 En effet, « en tant que les hommes sont sujets aux passions, en cela on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature.

Les choses que l’on dit convenir en nature, on entend qu’elles conviennent en puissance [nous soulignons], et non en impuissance… » (EIV, 32 et dém.)

127 L’assimilation entre nature ou puissance humaine et raison est légitimée, outre que par l’Ethique, aussi par

l’assomption de base du TRE, point de départ indépassable de la méthode : l’idée vraie est donnée [habemus ideam

veram] (cf.§33, G, II, 14), autrement dit, il y a une force ou puissance innée [vis nativa] de l’entendement humain,

consistant en tout « ce qui n’est pas causé en nous par des causes extérieures » (§31, note en bas de page, G, II, 14).

44

manière. Il n’est pas sans importance de remarquer que l’effectivité de cette puissance est cautionnée, selon Spinoza, par la vie en commun (ce droit « peut difficilement se concevoir sinon quand les hommes ont des doits en commun »).

En somme, chaque homme, en tant qu’homme, est véritablement « bon » ou « mauvais » dans la mesure où sa puissance singulière actuelle épouse plus ou moins les contours qui définissent les limites129 de la nature humaine,

autrement dit, qu’exprime plus ou moins d’effets qui peuvent se comprendre par cette nature-ci. Cette dernière est alors ce vers quoi l’homme peut véritablement « pécher » (peccare, seu deficere, dirait Spinoza) et, en la manquant, se manquer soi-même, en laissant aux causes extérieures à sa nature le loisir de déterminer son désir, en l’aliénant- puisque son désir n’est rien d’autre que son essence, et, dans la mesure où celle-ci se soumet à une norme autre que celle qui lui est immanente, elle s’aliène.

Est bon, donc, l’homme qui a la vraie connaissance du bien, à savoir, qui éprouve une joie qui augmente sa puissance- ou nature, ou essence- d’agir

humaine qui n’est que la raison (hominis potentia seu ratio)130 ; or, cette

essence n’est rien d’autre que l’expression d’un degré précis de puissance corporelle, de sorte qu’elle est immanente à tout homme dans la mesure où celui-ci a, justement, un corps d’homme.

Or, le corps qui correspond à cette essence (sans doute pourrions-nous dire : le corps de l’exemplar), est-il n’importe quel corps humain, pris, sub duratione, dans un réseau infini de déterminations parmi lesquelles il est très ardu de faire

129 La notion de limite est importante, car pour Spinoza, si l’homme peut, en tant que passif, « manquer » à ce qui le fait

homme (car les affects qui ne dépendent pas de la seule nature humaine peuvent être excessifs), il ne saurait pas, en tant qu’actif, « dépasser » la nature humaine. En effet, un désir né de la passion, non seulement peut excéder la nature humaine, mais il l’excède nécessairement et par définition, puisque sa puissance résulte de celle des causes extérieures comparée à la nôtre ; il s’agit, en ce sens, d’un excès « en extériorité », que l’ontologie spinoziste non seulement admet, mais considère comme inéluctable, dans la mesure où que chaque chose n’est qu’un mode fini de la substance et que, par l’Axiome de EIV, étant donné une chose singulière quelconque, il y en aura toujours une autre plus puissante qu’elle. Par contre, « un désir qui naît de la raison ne peut être excessif »( EIV,61) : il s’agirait en effet d’un excès « intérieur », puisque la raison est la nature même ou puissance de l’homme, qui contredirait au principe ontologique de l’égalité entre réalité et perfection. Un sur-homme est donc, dans la perspective de Spinoza, une chimère (cf. PM, I,I, note, G, I, 233) : « par Chimère … est entendu ce dont la nature enveloppe une contradiction ouverte », et ibid I, III, G, I, 241 : « [la chimère] on ne peut l’exprimer autrement que par des mots…n’est rien qu’un mot », comme le cercle carré).

130 Spinoza assimile, le plus souvent, la raison à la puissance de l’esprit humain. Cependant, dans le chapitre 3 de

l’Appendice à la quatrième partie de l’Ethique, il identifie la raison à la puissance humaine en général : « hominis

45

saillir celles qui se comprennent par sa seule nature de corps humain131 ? ; ou

bien s’agit-il plutôt du corps humain vu d’une certaine perspective, celle qui, en le regardant sub quadam specie aeternitatis, en saisit l’essence éternelle ?

Dans le document Corps humain(s) et morale chez Spinoza (Page 42-46)