• Aucun résultat trouvé

Une vue d’ensemble

Dans le document Le scepticisme à propos du libre arbitre (Page 70-73)

Chapitre 2 : Contre le compatibilisme

2.2 L'argument de la manipulation

2.2.5 Une vue d’ensemble

Avant de conclure, j’aimerais prendre un peu de recul et examiner la forme générale que prend habituellement l’argument de la manipulation. Cela permettra de mettre en évi- dence les problèmes auxquels sont confrontés Frankfurt, Fischer et Ravizza. La formulation de Pereboom (2013) est devenue très populaire, mais elle a le défaut, à mon avis, de nous faire perdre la problématique de vue. Les arguments de la manipulation sous-tendent tous un raisonnement de la forme suivante :

(1) Les agents qui sont manipulés ne sont pas libres.

(2) Il n’existe aucune différence fondamentale entre un agent manipulé et un agent qui est déterminé.

(3) Donc, les agents qui sont déterminés ne sont pas libres.

La prémisse (1) est basée sur l’intuition qu’un individu qui est sous l’emprise d’un manipula- teur ne peut pas être qualifié légitimement de « libre ». Dans l’argument de Pereboom, la prémisse (1) se manifeste à travers le premier exemple de Plum. La prémisse (2), quant à

30 Pour une critique plus élaborée de la distinction que pose Fischer, voir Pereboom (2007a) dans Fis- cher et al. (2007). La réponse de Fischer (2007) se trouve aussi dans Fischer et al. (2007), tout comme la critique de cette réponse (Pereboom 2007b).

elle, est basée sur l’intuition qu’il n’existe aucune différence fondamentale entre une action qui est déterminée par un autre agent et une action qui est déterminée par les évènements

du passé en conjonction avec les lois de la nature. Dans l’argument de Pereboom, la pré-

misse (2) se manifeste à travers le deuxième, le troisième et le quatrième exemple de Plum. Comment réagissent Frankfurt, Fischer et Ravizza à cet argument? Frankfurt accepte la prémisse (2): « It is irrelevant whether [the causes to which we are subject] are operating by virtue of the natural forces that shape our environment or whether they operate through the deliberately manipulative designs of other human agents. We are the sorts of persons we are; and it is what we are, rather than the history of our development, that counts. » (Frankfurt 2002, p. 28) Frankfurt se voit ainsi contraint de nier la prémisse (1) pour échapper à l’argument de la manipulation. Je crois, pour ma part, qu’abandonner la prémisse (1) est un prix trop lourd à payer, et j’ai préféré ainsi rejeter le modèle de Frankfurt. Fischer et Ravizza, quant à eux, sont beaucoup plus réfractaires que Frankfurt à abandonner la prémisse (1). Fischer et Ravizza, en nous disant qu’un mécanisme devient celui de l’agent lorsqu’il a pris la responsabilité de ce mécanisme, essaient de démontrer la fausseté de la prémisse (2). J’ai soutenu que la solution de Fischer et Ravizza n’était pas satisfaisante parce qu’elle exigeait une révision trop importante de la notion de responsabilité morale. Ce faisant, Fischer et Ra- vizza ne réussissent pas, à mon avis, à répondre à l’argument de la manipulation de façon adéquate.

Bien que les modèles de Frankfurt et de Fischer et Ravizza ne réussissent pas à ré- pondre de façon satisfaisante à l’argument de la manipulation, pourquoi serait-ce nécessai- rement le cas pour tous les modèles compatibilistes de libre arbitre ? Je n’ai aucune réponse à offrir à cette question. Les modèles de Frankfurt et de Fischer et Ravizza sont des modèles compatibilistes très respectés, mais on ne peut pas inférer, de leur échec, que le compatibi- lisme est condamné à se buter aux contre-exemples de manipulation pour l’éternité. Même s’il n’existe, à ma connaissance, aucun modèle qui échappe à l’argument de la manipulation, je ne peux qu’admettre, ici, les limites de ma critique.

2.3 Conclusion

L’objectif de ce chapitre était d’exposer une critique convaincante du compatibilisme, la thèse selon laquelle le libre arbitre est compatible avec la vérité du déterminisme. J’ai commencé par présenter l’argument de la conséquence de van Inwagen (1986). Selon cet

argument, si le déterminisme est vrai, alors notre manque de contrôle sur les évènements du passé et sur les lois naturelles engendre un manque de contrôle sur nos actions. Cet argu- ment est fondé sur cinq éléments : la vérité du déterminisme, la fixité du passé, la fixité des lois de la nature, la validité de la règle (α) et la validité de la règle (β). Comme nous l’avons vu, seule la validité de la règle (β) est controversée. Après avoir examiné l’objection de Mckay et Johnson (1996), j’ai soutenu que la règle (β) était bel et bien valide et que l’argument de la conséquence de van Inwagen était fondé. Ainsi, le libre arbitre ne semble pas compatible avec le déterminisme, malgré les prétentions des compatibilistes. Par la suite, j’ai présenté l’argument de la manipulation de Pereboom (2013). Cet argument, construit à partir de quatre exemples, lance deux défis aux compatibilistes : (1) rendre compte de l'ab- sence de libre arbitre de Plum dans le premier exemple de manipulation et (2) fournir le prin- cipe à partir duquel ils différencient les cas de manipulation des cas de déterminisme « ordi- naire ». Après avoir posé une distinction entre les modèles historiques et les modèles non historiques de libre arbitre, et après avoir examiné les réponses de Frankfurt et de Fischer et Ravizza à l’argument de la manipulation, j’ai soutenu que les compatibilistes échouaient à relever le défi lancé par Pereboom. Sur la base de ces deux arguments, j’ai jugé qu’il valait mieux rejeter les modèles compatibilistes de libre arbitre. Ma critique, évidemment, n’est pas complète. Les modèles compatibilistes sont très variés, et une critique tout à fait charitable nécessiterait un examen minutieux de l’ensemble des modèles compatibilistes. En ayant examiné et critiqué deux modèles parmi les plus respectés de la littérature compatibiliste, je crois tout de même avoir donné de bonnes raisons de rejeter le compatibilisme.

Dans le prochain chapitre, je présenterai une critique des modèles libertarianistes de libre arbitre. Selon le libertarianisme, le libre arbitre existe même s’il est incompatible avec le déterminisme. Je soutiendrai, grâce à l’argument de la chance, que le libre arbitre n’est pas le bienvenu dans un monde indéterministe. Par la suite, je soutiendrai la vérité du quasi- déterminisme, la thèse selon laquelle nous sommes entièrement déterminés au niveau de notre existence. Sur la base de ces deux arguments, je soutiendrai que le libre arbitre n’est pas plus compatible avec l’indéterminisme qu’il ne l’est avec le déterminisme. La voie sera ainsi ouverte pour la défense d’une thèse sceptique, la thèse illusionniste de Smilansky (2000), que j’exposerai au chapitre 4.

Dans le document Le scepticisme à propos du libre arbitre (Page 70-73)