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Une société de la délégation aux machines

Section II. La possible concrétisation de prises de décisions par la justice prédictive

B. Une société de la délégation aux machines

La délégation aux machines apparaît comme un phénomène inéluctable. Si dans l’absolu, rien n’impose son arrivée qui pourrait être stoppée par le politique, il s’agit aujourd’hui d’une croyance dont le citoyen ne semble pas pouvoir s’échapper. « Ce nouveau monde doit nécessairement advenir selon une modalité mécanique, absolument déterministe, puisqu’il est dorénavant le fait d’un travail des machines qui ne va cesser de s’étendre. Cette rhétorique encourage à croire dès aujourd’hui ce qui sera effectif demain car demain est mécaniquement inéluctable, en somme »449.

Cette « concrétisation algorithmique du rêve cartésien »450 répond à une logique historique et

sans doute à un besoin de la population, et c’est ce qui fait sa force.

« Au principe du pouvoir, rien d’autre que cet impératif d’autoproduction symbolique du social. C’est en rejetant à distance ce lieu depuis lequel se penser en extériorité avec elle-même que la société se procure les repères capables de l’assumer dans son être »451. Cette fondation de la

société, autrefois théologico-politique452 a été remplacée par « une transcendance interne »453 qu’est

le travail démocratique et la loi qui en résulte. Or, on sait de plus l’importante perte de confiance du citoyen dans ses institutions454. La nature ayant horreur du vide, la science, et sans doute le

numérique pourrait venir le remplir. « Les corrélations révèlent un état du monde qu’il faut accepter tel qu’il est et en confiance ; mieux, qui s’impose comme une norme pour évaluer le monde vécu. Le numérique s’apparente ainsi à un nouveau droit naturel interne au monde »455. Il y a passage du

« Law and Economics » au « Law and Mathematics »456. Cette délégation aux machines s’inscrira

ainsi tout naturellement dans le domaine de la justice.

Ensuite, dans la continuité de l’économie néolibérale, se révèle aujourd’hui une véritable philosophie individualiste à l’aspiration libertarienne457. « Nous sommes en effet entrés dans un 449 GARAPON A. et LASSEGUE J., La justice digitale, PUF, 2018, p. 127.

450 STIEGLER B., Dans la disruption. Comment ne pas devenir fou ?, Les liens qui libèrent, 2016, p. 228.

451 GAUCHET M., « La dette de sens et les racines de l’État. Politique de la religion primitive », in La condition

politique, Gallimard, 2005, p. 73.

452 GAUCHET M., Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985. 453 GARAPON A. et LASSEGUE J., op. cit., p. 129.

454 V. par ex. ROSENVALLON P., Le bon gouvernement, Seuil, 2015. 455 GARAPON A. et LASSEGUE J., op. cit., p. 130.

456 Ibid., p. 353. 457 Ibid., p. 260.

nouvel âge, celui de l’individualisme de singularité »458. En ce sens, le sujet supporte de moins en

moins les injonctions faite par un ordre supérieur, et ce aussi parce que les nouvelles techniques permettent à l’individu de secréter lui-même sa loi, par son comportement. « Il est lui-même sa

loi »459. Ainsi en serait-il par exemple d’une « boîte noire [...] installée à bord de votre véhicule,

enregistrant vos paramètres de conduite (freinages, accélérations...). Au final, l'assureur vous donne une note qui fixera le montant de votre prime. »460 La priorité n’est donc plus donnée à une norme

collectivement décidée. Cela engendre dans notre cas une méfiance par rapport au juge, auquel sera préférée une machine mathématique qui tranche par le calcul, apparemment individualisé461.

Dans le prolongement de cette idée, nous constatons aujourd’hui un retrait du raisonnement purement syllogistique par le juge pour une prise en compte augmentée des faits de l’espèce, au centre du fonctionnement de la justice prédictive. Cette évolution se retrouve dans l’arrêt essentiel de la première chambre civile de la Cour de cassation du 14 décembre 2013462, selon lequel « le

prononcé de la nullité du mariage de Raymond Y... avec Mme Denise X... revêtait, à l'égard de cette dernière, le caractère d'une ingérence injustifiée dans l'exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale dès lors que cette union, célébrée sans opposition, avait duré plus de vingt ans, la cour d'appel a violé le texte susvisé ». Ce mode de raisonnement a nécessité « l'appréciation des faits et la pesée des intérêts en présence »463, autorisé par le recours à l’article 8 de la CESDH et en

correspondance avec la pratique de la Cour EDH. Il marque l’entrée dans « l’âge de la balance »464.

Cette transformation, parfois qualifiée de factualisme465, signifierait la « révolte des faits trop

longtemps tenus en laisse par la règle de droit »466. Sans entrer plus avant dans le débat, il est donc

notable que les faits prennent une place grandissante dans les décisions de justice.

Parce que la justice prédictive est « factualisation »467, elle s’inscrit naturellement dans cette

évolution.

La justice prédictive est visiblement au carrefour de grands courants qui se rejoignent en son lit. Il nous apparaît donc que la réalisation du risque de voir un jour la justice prédictive prendre institutionnellement la place du juge, ou au moins de certains juges, n’est pas impensable.

458 ROSENVALLON P., op. cit., p. 25.

459 GARAPON A. et LASSEGUE J., op. cit., p. 259.

460 SIRINELLI P. et PREVOST S., « Lignes de code(s) », Dalloz IP/IT 2017, n° 10, p. 485. 461 GARAPON A., « Les enjeux de la justice prédictive », JCP G 2017, n° 01-02, p. 50. 462 C. cass., Civ. 1e, 4 déc. 2013, n° 12-26.066.

463 FULCHIRON H., « La Cour de cassation, juge des droits de l'homme ? », D. 2014, n° 3, p. 153. 464 MARZAL T., « La Cour de cassation à « l'âge de la balance » », RTD civ. 2017, n° 4, p. 789. 465 Ibid., p. 792.

466 JESTAZ P., MARGUENAUD J.-P. et JAMIN C., « Révolution tranquille à la Cour de cassation », D. 2014, n° 36, p. 2070.

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