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UNE QUESTION DE REGARD ······························· ·· ································

Dans le document Modifié. Corps, identité. Identité, corps (Page 121-125)

CHAPITRE 6 : UNE IDENTITÉ DE L’ÉCART ·············· · ·· · ························

6.3. UNE QUESTION DE REGARD ······························· ·· ································

6.3.1. UNE PERFORMANCE DU QUOTIDIEN

« Le propre du monstre paraît bien de se faire voir, d’être condamné à la visibilité344 », et

d’autant plus quand il se revendique en tant qu’œuvre. Dans nos recherches sur le corps modifié, nous nous sommes très vite trouvés confrontés à cette problématique de l’exposition. Si l’utilisation du corps dans les images n’est pas un problème, le corps en tant que corps en pose de nombreux : œuvre vivante, les modalités d’exposition d’une peinture ou de tout autre « objet-œuvre » (comme la sculpture par exemple) sont de fait très contraignantes pour un corps, d’autant plus qu’outre les besoins vitaux, le corps est soumis à de nombreux autres besoins comme celui de devoir communiquer avec d’autres corps. Difficile donc de maintenir classiquement le corps modifié dans les espaces d’expositions que sont les musées ou les galeries.

Quand Wim Delvoye réalise son œuvre-tatouage Tim (Ill. 56), c’est l’individu tout entier qu’il doit vendre et exposer, car la modification corporelle est indissociable du corps-subjectile dans ce cas. Tim Steiner est donc exposé plusieurs mois par an depuis qu’il a été « vendu » à un collectionneur, « il se dénude jusqu’à la taille. Puis il s’assoit sur un socle, dos au public, en attendant un visiteur qu’il ne verra

343Hélène Menegaldo, « Réflexion(s) dans les marges ». Dans Hélène Menegaldo (dir.), Figures de la marge. Marginalité et identité dans le monde contemporain. PUR, Rennes, 2002, p. 23

DEUXIÈME PARTIE : IDENTITÉ, CORPS CHAPITRE 6 : UNE IDENTITÉ DE L’ÉCART

jamais et qu’il ne veut pas entendre. 345 » Avant Tim, Skip Arnold s’était déjà exposé en 1993 dans une

galerie autrichienne : Exposé (Ill. 57), une œuvre dans lequel il était exhibé au public dans un cube de plexiglas, comme une curiosité de salons du XIXe siècle. Gilbert et George devenaient quant à eux des sculptures chantantes dans des écoles d’art, grimés en statues de bronze aux reflets irisés346, devenant

statues comme je le deviens dans les Galatées.

Ces manifestations artistiques ont davantage des allures de performances, délimitées dans le temps et dans l’espace, appelant un public, alors que l’œuvre du corps modifié, qui dissipe d’autant plus les frontières entre l’Art et la vie, réside dans « le fait de vivre percé, tatoué, implanté, scarifié, modifié, et de défier le groupe social au quotidien.347 »Autrement dit, le corps modifié est œuvre tout le temps et

partout.

S’est alors posée la question de savoir comment plier les éléments identifiables et reconnaissables de tous en tant qu’indice de l’exposition au corps modifié, comment adapter ces éléments sémiologiques de l’exposition classique du corps, autant que j’adapte mon corps à ces signes. Plusieurs possibilités s’offrent à nous, et la première est l’exploitation du lieu en tant que tel : le musée, la galerie, voire même l’espace public comme peuvent le faire des street artists. Mais dans ce dernier cas, se pose alors la question de savoir à quel moment le corps est œuvre et à quel moment il ne l’est plus, à moins qu’il ne soit œuvre à tout moment ?C’est ce que questionne Pierre Huygues lors de son exposition au Centre Beaubourg à Paris quand, « la nuit […], l’exposition de Pierre Huyghes est fermée mais il y a encore les abeilles, les araignées et les fourmis, les créatures invertébrées des aquariums. On songe à la lecture des textes […] du métaphysicien Quentin Meillassoux qui s’efforce de penser “un monde sans homme”.348 » Aussi, devrions-nous considérer que dès qu’il y a spectateur, il y a

exposition ? Ou bien, « transformation du corps pour le quotidien349» autant qu’il est corps, le corps

345Marie Ottavi, « Tim Steiner, enchères et en os », Libération (Next), 8 octobre 2012 346 Gilbert et George, La sculpture qui chante, 1970

347Catherine Souladié, op. cit., p. 136-137

348Jean-Max Colard, « Pierre Huygues au Centre Pombidou : “J’intensifie ce qui est là” », Les Inrocks, 12 novembre 2013

349Philippe Liotard, « Le poinçon, la lame et le feu : le corps ciselé », art. cit., p. 22

Ill. 56: Wim Delvoye, Tim, 2008 Ill. 57: Skip Arnold, Exposé, 1993

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modifié est-il une œuvre de chaque instant, « qu’il y ait quelqu’un ou non pour le regarder350 » ? Quand

Benjamin Sabatier glissait des copeaux de crayons qu’il avait taillés dans les rayons du magasin où il les avait achetés, c’était déjà de l’art, même si décontextualisé des espaces institutionnels.

6.3.2. CARTEL

D’autres éléments de présentation permettent la mise en valeur des œuvres : le socle, classique de la sculpture utilisé par Gilbert et George pour La Sculpture qui chante, mais aussi les cimaises, propres aux œuvres picturales et notamment aux tableaux de peintre ; ou encore le cadre qui permet la mise en valeur d’autres œuvres bidimensionnelles, de la photographie au dessin.

Enfin, il y a les indices explicatifs : les cartels qui renseignent sur le titre de l’œuvre, sa provenance, sa situation dans l’histoire de l’Art, ainsi que les différentes notices explicatives qui accompagnent le spectateur lors d’une exposition : un dépliant, un guide ou un audioguide, ou encore des textes inscrits à même les murs. La signature des œuvres peut aussi entrer dans cette catégorie, comme a pu nous le montrer Marcel Duchamp signant sa Fontaine d’un nom usurpé.

Didier Hébert-Guillon travaille autour des « usages et codes d’expositions qui se voient alors dérivés, remaniés, réagencés351 » questionnant ainsi les « frontières et les contingences habituelles entre

œuvre, contexte et regardeur352 ». Plus clairement, son travail questionne le rôle des éléments de contexte

d’exposition des œuvres sur les œuvres elles-mêmes, et conséquemment, sur le regardeur. Dans Individu lisant un cartel353 (Ill. 58), Didier Hébert-Guillon fait de l’interaction entre l’œuvre et le regardeur la

condition sine qua non de l’œuvre. Il n’y a œuvre que lorsqu’il y a rencontre avec l’œuvre, et même mieux : la qualité d’œuvre est reportée du cartel-objet (qui semblait être l’œuvre) au regardeur qui devient acteur de cette œuvre, « le temps de cette lecture, le spectateur devient performeur malgré lui.354 » Il en est de même dans l’installation Effet de simple exposition355 où l’œuvre devient œuvre au

moment seulement où un regardeur se place au sein du système installé.

Pour l’artiste, il y a une importance considérable du décorum d’exposition dans la considération de l’œuvre en tant qu’elle est œuvre. Ainsi, une Poule endormie (Ill. 59) devient-elle une performance, une sculpture et une œuvre in situ tout à la fois du simple fait qu’elle est signalée par un cartel comme tel.

350Jean-Max Colard, art. cit.

351 Didier Hébert-Guillon, Didier Hébert-Guillon, 2015. En ligne : http://www.didier-hebert-guillon.com/#

352 Ibidem

353 Didier Hébert-Guillon, Individu lisant un cartel, 2010. Performance 354Didier Hébert-Guillon, art. cit.

355Didier Hébert-Guillon, Effet de simple exposition, 2013. Spots, lentilles de fresnel, relais, dalles sensitives, moquette, mdf. Dimensions variables

Ill. 58 : Didier Hébert-Guillon, Individu lisant un cartel,

2010

Ill.59: Didier Hébert-Guillon,

Poule endormie, 2010

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Si l’idée du cartel s’est imposée comme une manière simple et significative pour signaler au regardeur sa présence face à une œuvre, celle de faire fusionner le cartel au corps, utilisant le vêtement, prothèse corporelle356, comme support des informations, l’a suivie de près. Estampillé Prométhée

contemporain, du nom du Titan qui créa les hommes à partir d’argile, ce Cartel (Ill.XXXV) annonce pour unique composant de l’oeuvre le corps modifié, et pour date de réalisation, toute ma période de vie ; l’œuvre est un work in progress débuté à ma naissance, fusion absolue de la vie et de l’Art. Procédant ainsi, c’est mettre sur un même plan les modifications naturelles de la croissance et le vieillissement du corps, et tous les ajouts artificiels qui, eux, sont plus récents : le corps naturel et le corps modifié se confondent et sont bel et bien indissociables. Contrairement à Tim Steiner qui est le support de l’œuvre-tatouage, dans notre cas c’est tout le corps, en tant qu’il est une œuvre et un artiste. Ainsi, se crée une temporalité de l’œuvre : il y a des instants d’exposition définis, et d’autres qui n’en sont pas. Cela ne signifie pas qu’il n’y a plus d’œuvre continue, mais juste une dissociation entre la vie quotidienne (vivre modifié) et performance artistique que l’on expose. C’est aussi un moyen de plier le corps aux règles de l’exposition et de valoriser sa monstration. Quand le cartel est porté, je suis en position d’exposition, peu importe le lieu, je suis en « performance du quotidien ». Quand je ne le porte pas, je suis une œuvre toujours, mais plus exposée, une œuvre qui vit son quotidien durant la fermeture du musée.Ce n’est pas l’œuvre que je change, mais bel et bien les signes de l’œuvre, et conséquemment, le rapport qu’entretient le regardeur avec le corps-œuvre : le spectateur ne prend pleine conscience de son statut de spectateur que lorsqu’il prend connaissance de sa proximité avec une œuvre artistique. Ceci nous montre bien une fois encore qu’il est davantage question de modifier le lien à l’altérité que le corps lui-même.

356Nous renvoyons ici à notre œuvre Entrave qui met en évidence le caractère prothétique du vêtement

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