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Une nouvelle façon d’appréhender la ségrégation

1.4 Caractéristiques des familles et ségrégation

1.5.1 Une nouvelle façon d’appréhender la ségrégation

Comme nous l’avons vu plus tôt (section 1.2.1), la théorie de l’assimilation spatiale a été développée à partir d’observations initialement formulées par les membres de l’École de Chicago. C’est un processus inscrit dans la durée : l’immigrant récent qui ne parle pas bien la langue de son nouveau pays et qui a un faible statut socio-économique, va pouvoir quitter le quartier pauvre dans lequel il s’est d’abord installé seulement à partir du moment où sa maîtrise de la langue et des codes culturels, de même que son instruction et son revenu, auront atteint un niveau équivalent à celui de la population native. Il s’agit donc d’un processus géographique couplé à des processus d’intégration culturelle et socio-économique.

Depuis les années 80, plusieurs modèles statistiques ont été construits pour éva- luer le degré d’assimilation spatiale de divers groupes populationnels. Parmi les pre- miers exemples de spatial assimilation models, on retrouve quelques modèles d’équations structurelles, d’abord au niveau agrégé (Massey et Mullan, 1984), puis avec des données individuelles (Massey et Denton, 1985). Rapidement toutefois, on en vient à utiliser de simples modèles de régression logistique (Alba et Logan, 1991) ou de régression par moindres carrés ordinaires, toujours avec des données agrégées (Massey et al., 1987) ou individuelles (Gross et Massey, 1991). À défaut d’avoir couramment accès à des mi- crodonnées de recensement, Richard Alba et John Logan développent, aux débuts des années 90, une technique particulière permettant de simuler des données individuelles

en utilisant des matrices de corrélations créées à partir de fichiers agrégés et individuels provenant des publications courantes du recensement (Alba et Logan, 1992). Ils ont en- suite largement exploité cette technique durant la décennie 1990 (Alba et Logan, 1991, 1992; Logan et Alba, 1993; Alba et al., 1994; Logan et al., 1996a; Logan et al., 1996b; Alba et al., 2000a, 2000b). Plutôt que de qualifier leurs modèles de spatial assimilation

models comme on le faisait alors, ils préfèrent l’expression locational attainment models,

soulignant par là le fait que certains groupes sont plus handicapés que d’autres dans le processus d’assimilation spatiale et donc qu’une autre théorie, celle de la stratification

des lieux, apparaît peut-être plus appropriée à la description du phénomène :

The place stratification model indicates that group membership is fundamental to any analysis of locational processes. Those minority groups most vulnerable to dis- crimination, e.g., blacks and some Hispanics, are limited in their ability to reside in the same communities as comparable whites. Thus, the members of these groups may not be fully able to convert socioeconomic and assimilation gains into residence in the same communities as the majority. This reasoning implies that the "returns" on individual achievements, such as income and English-language ability, may differ substantially across groups. In effect, it "costs" members of some groups more to achieve desirable locational outcomes, if they are able to achieve them at all. (Alba et al., 1994 : 399)

La construction et le mode de fonctionnement des modèles de locational attainment sont très simples. Faisant écho à la théorie de l’assimilation spatiale, ils considèrent les attributs du quartier de résidence comme des caractéristiques individuelles. Vivre dans un quartier riche, par exemple, devient une réalisation personnelle au même titre qu’avoir décroché un baccalauréat ou de gagner plus de 50 000$ par année. Les premiers

spatial assimilation models de Massey et de ses collègues s’intéressaient essentiellement

à une seule mesure de l’assimilation : la proportion du groupe majoritaire (Blancs non hispaniques) dans le quartier de résidence. Mais avec les locational attainment models, on diversifie la gamme des attributs considérés et le revenu médian des ménages du

quartier devient une des variables dépendantes les plus en usage11. Plusieurs autres

variables sont toutefois utilisées de façon plus épisodique comme le taux de criminalité, le taux de détention juvénile ou de fécondité adolescente, la présence de bâtiments abandonnés ou de détritus, le fait d’habiter ou non en banlieue, le taux de chômage, etc.

Quels que soient les indicateurs utilisés, les conclusions restent similaires. Au niveau de l’immigration, on trouve généralement que la théorie de l’assimilation spatiale s’ap- plique assez bien : les immigrants récents obtiennent un moins bon rendement spatial sur leurs réalisations socio-économiques que les non-immigrants ou les immigrants de longue date. Au niveau des minorités ethniques, les Noirs, et parfois les Hispaniques, sont désavantagés par rapport aux Blancs, ou même aux Asiatiques. La situation des Afro-Américains est tellement extraordinaire qu’il s’agit du seul groupe racial à l’inté- rieur duquel les immigrants s’en sortent en fait résidentiellement mieux que les natifs (Rosenbaum et Friedman, 2001).

Ce genre de modèles a aussi été appliqué à des données canadiennes, principalement par Eric Fong et Feng Hou, d’abord avec des données agrégées (Fong et Gulia, 1999; Fong et Wilkes, 1999), puis avec les microdonnées du recensement (Myles et Hou, 2004; Fong et Hou, 2009). Ces chercheurs canadiens concluent, comme aux États-Unis, que la théorie de l’assimilation spatiale des immigrants correspond généralement assez bien à la réalité, mais que les membres des minorités visibles éprouvent plus de difficultés 11. C’est le fait d’utiliser des données individuelles qui permet d’étendre les possibilités d’analyse en général et d’utiliser le revenu médian des ménages comme variable-réponse en particulier. Dans les modèles avec données agrégées, le revenu du quartier sert essentiellement de proxy pour le revenu des individus qui y habitent et est donc employé comme variable explicative. En rendant superflue cette contrainte, les données individuelles permettent alors d’utiliser le revenu individuel pour prédire celui du quartier.

que les Européens à traduire leur statut socio-économique en accomplissement spatial. Même si les Noirs constituent aussi au Canada le groupe le moins avantagé, l’intensité de ce désavantage y est moindre qu’il ne l’est au sud de la frontière.

Bien que les conclusions des auteurs aillent essentiellement toutes dans le même sens et que la théorie de l’assimilation spatiale, modulée par celle de la stratification des lieux, semble être confirmée par les données empiriques, la prudence prescrit qu’on s’inter- roge un peu plus soigneusement sur ce que les modèles statistiques utilisés évaluent véritablement. Pour tester l’hypothèse d’assimilation spatiale, les modèles de locational

attainment font en fait l’approximation d’un long processus individuel à partir de diffé-

rences transversales au niveau des cohortes. Et alors même qu’il s’agit d’une inférence hautement contestable, cette approximation est devenue tellement usuelle dans le mi- lieu qu’elle n’est pratiquement plus discutée par les auteurs. De simples contrôles pour l’âge, la période d’arrivée ou la maîtrise des langues sur des échantillons de recense- ment sont censés remplacer des évolutions individuelles qui nécessitent clairement des données longitudinales. Si Massey et Denton pouvaient affirmer en 1985 qu’en l’absence de données longitudinales appropriées leurs modèles étaient ce qui pouvait se faire de mieux dans l’étude de l’assimilation spatiale, ce n’est plus le cas aujourd’hui avec toutes les enquêtes prospectives et rétrospectives qui s’intéressent aux immigrants.

Villemez (1980), qui a probablement été un des premiers chercheurs à utiliser un modèle de ce genre, où un indicateur de niveau quartier est régressé par rapport à des variables indépendantes mesurées au niveau individuel, reste celui qui, d’après nous, a le mieux su articuler le raisonnement derrière ces modèles. Par opposition aux chercheurs qui vont suivre, Villemez n’évoque pas explicitement le concept d’assimilation spatiale,

mais se contente de décrire la situation telle qu’il la constate au moment du recensement de 1970. Et c’est probablement ce qu’il y a de mieux à faire vu la nature des modèles et des données utilisées. Force en effet est d’admettre que leur utilité est avant tout descriptive : ils ne mettent pas en évidence des processus, mais bien des inégalités synchroniques. Et c’est dans cette optique qu’ils seront employés ici dans l’étude des types de familles. Il est de toute façon impossible d’appliquer ce genre de théorie sur le long terme à des types de familles parce qu’une famille peut changer de type au cours de son existence (voir section 1.6).