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Une nouvelle entrée dans l’histoire littéraire

CHAPITRE 2 : Rawicz et Le sang du ciel dans la critique

III. Retournement discursif Le sang du ciel comme nouveau modèle

2. Une nouvelle entrée dans l’histoire littéraire

• PRSTOJEVIC, Alexandre, Le témoin et la bibliothèque, Comment la Shoah est

devenue un sujet romanesque, Paris, Éditions Cécile Defaut, 2012.

Parue en 2012, cette publication française s’intéresse à l’évolution du traitement de la Shoah et à comment elle est devenue un sujet romanesque. Prstojevic établit une chronologie de cette évolution à travers des périodes et des œuvres déterminantes. L’originalité de l’ouvrage réside dans le fait que ces œuvres déterminantes ne sont pas toujours (loin s’en faut) celles auxquelles on pourrait s’attendre, selon les standards établis ces soixante dernières années. Après avoir rappelé « les débuts: le tournant narratif » qui correspond à la période qui s’étend de 1945 à 1961, et dans laquelle il rappelle les différents procès et l’ère du témoin que nous évoquions nous-mêmes, il établit comme première œuvre capitale Le sang du ciel de Rawicz. Plus qu’un point de départ, le roman est présenté comme une véritable rupture avec la production testimoniale de la Shoah présentée jusque-là. Afin de bien rappeler et montrer cette rupture, Prstojevic argumente par contraste avec notamment La Nuit d’Elie Wiesel et des romans d’Anna Langfus, surtout Le sel et le soufre, qui présentent le même genre de structure dans l’histoire que Le sang du ciel (personnage principal vivant la

ghettoïsation de sa ville, puis fuite, arrestation, et survie contre tout attente). Il insiste particulièrement sur la manière dont Rawicz vient modifier le cadre testimonial et désacralise le témoin :

C’est ainsi que, dans l’unique roman de celui qui n’a « aucune faculté d’indignation », est créée une hiérarchie négative des passions qui renverse le principe de causalité éthique menant à la prise de parole testimoniale. De fait, pour la première fois en quinze ans de récits sur le Désastre — ne l’oublions pas: nous sommes en 1961 —, il devient possible qu’un personnage qui n’est pas exemplaire témoigne de la souffrance des innocents.36

C’est en effet un des motifs récurrents du roman que cette distance du personnage quant à l’intégrité du témoin. Le dire aussi clairement dans une publication scientifique vient établir une base pour les études à venir : en établissant cette archéologie du récit de témoignage sur la Shoah, Prstojevic restitue à Rawicz sa place de pionnier et à son œuvre la modernité étonnante dont elle fait preuve tant dans l’écriture que dans la façon dont sont abordés les sujets traités. C’est, de plus en plus, un parangon dans les commentaires sur Rawicz que de reconnaître cette modernité (certains parlent même de roman post-moderne), mais c’est en le posant aussi clairement et grâce à la démonstration qui accompagne cette remarque que l’on a pu avancer vers une réflexion plus poussée à ce sujet, d’où l’importance de l’extrait.

Plus loin et en conclusion d’un argumentaire que l’on trouvera en amont de la citation, toujours sur ce décalage dans la vision de l’expectative du témoin :

En un mot: le système fictionnel mis en place dans Le sang du ciel sert à démontrer et soutenir littérairement la possibilité de l’inadéquation entre responsabilité éthique et mission testimoniale.37

Là encore, expliquer l’un des arguments du roman de cette manière permet de mettre le doigt sur les enjeux d’une telle œuvre dans l’économie discursive à la fois strictement testimoniale et, ce qui est d’autant plus intéressant, littéraire. En

36 PRSTOJEVIC, Alexandre, op. cit., p. 61.

montrant cette possibilité, Rawicz a en effet ouvert une perspective qui, si elle ne mettait pas tout le monde d’accord, n’a malheureusement pas débouché sur un véritable débat en la matière. En débattre aujourd’hui reste porteur, mais c’est davantage l’audace et la modernité de Rawicz qui sont mis en lumière dans l’étude de Prstojevic. Ce qui présente l’intérêt de ramener Rawicz de la terre d’oubli dans laquelle on l’avait laissé, en l’intégrant dans des considérations plus actuelles, décomplexées, et qui font entrer son roman dans l’histoire littéraire, enfin capable de lui faire une place. Toute la dernière partie du chapitre est d’ailleurs consacrée à « la modernité littéraire de Piotr Rawicz », toujours en s’appuyant sur la fracture éthique, fil conducteur de l’étude. On est toujours dans cette archéologie de la littérature de la Shoah (n’oublions pas le sous-titre du livre : « Comment la Shoah est devenue un sujet romanesque »), d’où l’orientation du discours qui coule dans cette veine, mais un élément particulièrement important y est soulevé :

En effet, penser la forme, comme le fait Rawicz dans Le sang du ciel, c’est abandonner la dichotomie fait-représentation et la question éthique qui la fonde: celle de la fidélité de l’œuvre à la dure matérialité de l’événement historique, pour placer l’écriture à un niveau où la plasticité du dire — telle est la thèse fondamentale du Sang du ciel — ne nuit pas à la vérité du récit. Il s’agit donc d’une prise en compte de la forme comme élément narratif substantiel dans un contexte social, culturel et politique qui semble mal s’en accommoder. Or, davantage qu’une simple réflexion sur le potentiel de « littérarité » d’un sujet, la question esthétique montre que la littérature de la Shoah vit, au tournant des années soixante, une véritable prise de conscience identitaire. Le sang du ciel réalise ainsi une autonomisation de l’art dans ce domaine. Il marque la naissance d’une écriture qui n’ancre plus exclusivement son origine dans le fait historique mais puise ses racines dans le contexte artistique.38

Placer ainsi Rawicz en avant-gardiste d’un nouveau mouvement esthétique vient corroborer cette place fondatrice que suggérait déjà Franklin. La piste supplémentaire qui est donnée ici propose de réfléchir sur deux thèmes

primordiaux: « la plasticité du dire » comme accès à la vérité du récit, et la défense de l’art comme capable de prendre en charge un événement violent, au-delà d’une considération éthique de toute façon transcendée par la charge sensible, esthétique et épistémologique de l’œuvre en question.