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UNE GEOGRAPHIE DE L’EXIL ET DE LA PAUVRETE

Introduction

Si l’on se base sur une description de l’agglomération beyrouthine, de près en arpentant ses quartiers, en traversant ses autoroutes, de loin en analysant une image satellite (DAVIE F. et DROUOT 2000, FAOUR et al. 2005) ou une carte, et en observant la composition de son tissu urbain, on ne peut que constater son hétérogénéité et les fractures géographiques qui la traversent, depuis les périphéries jusqu’aux quartiers centraux.

À l’image de bien des métropoles du monde abandonnées à l’automobile, de larges axes autoroutiers découpent irrémédiablement l’espace, génèrent et séparent les quartiers, à la fois révèlent, produisent et symbolisent des démarcations, comme autant de cicatrices qui participent par ailleurs à structurer la ville. À Beyrouth, ces autoroutes sont l’œuvre contemporaine quasi unique des autorités publiques qui délaissent tous les autres domaines de compétences urbanistiques aux acteurs privés, aux logiques rentières et aux partis politiques dans les secteurs sous leur contrôle (FAWAZ 2009, HARB 2010 et VERDEIL 2012).

Une architecture confuse voire chaotique traduit un autre aspect de ces disparités, à la fois horizontale et verticale : de nouvelles tours de standing modernes et sécurisées aux appartements souvent vacants car inadaptés à la demande et au niveau de vie local ; des bâtiments plus anciens, qui relèvent parfois du patrimoine beyrouthin, peu ou prou défigurés par les guerres, menacés ou en cours de destruction pour laisser place à la « modernité », à la spéculation et à des populations plus aisées153 (AL-ACHKAR 2011). Ces quartiers centraux et péricentraux en pleine transformation contrastent avec les espaces paupérisés de la capitale.

En situation périphérique ou intermédiaire, parfois devenus interstitiels voire enclavés du fait de l’urbanisation ou de la rénovation urbaine, ce sont les camps et les quartiers où trouvent à

153 J’y reviens plus en détails dans le chapitre 7.

se loger les populations les plus démunies – réfugiés, travailleurs étrangers et Libanais établis de longue date, migrants et réfugiés nouvellement installés (FAWAZ 2007).

Une multitude de lieux distincts et agglomérés forment ainsi le système urbain. D’une part, par addition, juxtaposition, complémentarité et interconnexion par les mobilités, ils construisent Beyrouth, dans sa diversité et sa totalité signifiante. Mais d’autre part, plus attentif aux inégalités sociales, aux expériences et aux trajectoires des habitants, à la forme et à la qualité du bâti, à l’équité des politiques publiques, à l’héritage des guerres et au rivalités partisanes, on ne peut que constater les divisions qui scindent l’agglomération en lieux qui s’ignorent voire en territoires qui s’opposent. Par bien des aspects, c’est comme si Beyrouth s’organisait selon une logique d’« insularité » (KASTRISSIANAKIS 2012 : 87). Et résultat d’une ségrégation154 déjà structurante mais toujours croissante, de la privatisation des espaces publics et de leur privation par les politiques sécuritaires, la fragmentation155 semble s’accentuer.

Dans ce contexte, les « disjonctions socio-spatiales » (NAVEZ-BOUCHANINE 2002 : 75) sont susceptibles de constituer pour les groupes défavorisés et relégués des obstacles et des impasses quant à leur intégration citoyenne et citadine. Mais à défaut d’une politique urbaine plus juste et plus démocratique, ils sont également des espaces ressources et pour les nouveaux arrivants des sas d’insertion où des stratégies individuelles et collectives sont susceptibles de se déployer (Ibid.). À cet égard, dans cette mosaïque urbaine complexe, où le traditionnel modèle centre-périphérie paraît tout aussi efficient qu’inepte, certains secteurs spécifiques parmi les marges retiennent mon attention : le camp Mar Elias, le quartier de Sabra et ses groupements,

154 Selon Denise Pumain, il faut distinguer « la ségrégation choisie (…) et la ségrégation subie, ou relégation spatiale, qui tend à exclure et regrouper des populations qui n'ont pas le choix de leur lieu de résidence, parce qu’elles sont moins favorisées ou moins bien assimilées. » (PUMAIN 2006)

155 Selon Françoise Navez-Bouchanine (2001), les dimensions sociale et spatiale de la fragmentation « établissent un lien entre d’une part, les dynamiques spatiales liées à la métropolisation et la globalisation, (étalement, mobilité…) et d’autre part, les processus d’éclatement de l’unité sociale urbaine résultant d’une extrême diversité des pratiques et références urbaines, de l’aggravation des inégalités sociales, des mécanismes socio-économiques d’exclusion et de formes de désolidarisation sociale favorisées par l’éclatement spatial. » (NAVEZ-BOUCHANINE

2001 : 109) Elle ajoute : « La notion de fragmentation socio-spatiale prédit un avenir des villes où une société urbaine pourrait devenir, à terme, une somme de territoires à forte connotation identitaire, désengagés de toute référence globale, dans lesquels les habitants déploieraient leurs propres référents socio-culturels et rejetteraient de manière explicite les normes, institutions et codes communs, ou spécifiques aux autres. À partir de là, on peut craindre la disparition d’une des composantes essentielles du lien social propre aux villes, l’urbanité entendue comme mode d’être à la ville, comme système de représentation et comme construction collective qui rend possible la convivialité entre différents groupes, entre différentes populations usant d’espaces communs… » (Ibid. : 114).

la municipalité de Bourj Hammoud et le quartier de Karm al-Zeitoun où les travailleurs migrants trouvent à se loger, à commercer et un refuge quand ils sont sans-papiers.

Caractérisés par la pauvreté, l’informalité et la coprésence de populations d’origines géographiques et sociales diverses, ils représentent une sorte de miroir réfléchissant (SIERRA et TADIE 2008 : 4) permettant de mieux comprendre la géographie beyrouthine contemporaine à l’aide de ce regard décentré (AGIER 2013b) évoqué dans le premier chapitre de la thèse. Ce faisant, il est indispensable de revenir sur leur genèse et leur évolution dans le temps, en soulignant les dynamiques qui les animent aujourd’hui : à la fois lieu d’insertion pour les étrangers et de départ des établis, ouvert sur la ville et le monde où mobilité, place et altérité se négocient sans cesse ; lieu de pauvreté et d’inégalités, de violence, de repli et de domination, de fixation et de réaffirmation identitaire.

Tout en esquivant les pièges du communautarisme politique et a fortiori d’un déterminisme spatial, il est nécessaire d’exposer les réalités multiples de ces quartiers pauvres nés de l’exil des populations palestiniennes et arméniennes, de leur marginalisation temporaire ou durable, et des conditions de vie de leurs habitants actuellement. Au regard de leur(s) histoire(s), quelle place occupent ces lieux dans la ville ? Quelles sont leurs caractéristiques sociales et économiques ? Qui sont les protagonistes politiques et comment envisagent-ils les transformations dans ces espaces qu’ils administrent ? En somme, comment appréhender Mar Elias, Sabra, Bourj Hammoud ou encore Karm al-Zeitoun à l’aune des mobilités passées et présentes et de leur place dans la fragmentation beyrouthine ?

Dans une première partie, je reviens sur le concept de lieu au regard du contexte beyrouthin afin de montrer combien ce terme peut être plurivoque et contradictoire, une qualité commode lorsqu’il s’agit d’éviter les travers d’une pensée substantialiste. Dans une deuxième partie, je présente à grands traits les marges urbaines et les enjeux politiques et sociaux de ce qui est encore nommé par certains la « ceinture de misère ». Enfin, un changement d’échelle dans les troisième et quatrième parties permet de se focaliser sur les espaces qui ont été les objets de mon enquête : Bourj Hammoud et Karm al-Zeitoun d’un côté, Sabra et Mar Elias de l’autre.

I – En lieu et place. Concept et enjeux

« Il n’y a pas d’espace dans une société hiérarchisée, qui ne soit pas hiérarchisé et qui n’exprime les hiérarchies et les distances sociales, sous une forme (plus ou moins) déformée et surtout masquée par l’effet de naturalisation qu’entraîne l’inscription durable des réalités sociales dans le monde naturel : des différences produites par la logique historique peuvent ainsi sembler surgies de la nature des choses (...). » (BOURDIEU 1993 : 252)

Je vais partir de cet extrait tiré du chapitre de Pierre Bourdieu intitulé « Effets de lieu » pour m’interroger justement sur le sens donné au concept de lieu à travers les enjeux de la marginalisation et de l’assignation en contexte urbain. En revenant sur la définition de lieu mon objectif est de remettre en perspective les réalités imbriquées et diverses des marges urbaines. À la suite du premier chapitre, il s’agit de se départir d’une lecture communautaire qui fige un espace et ses habitants par un processus de « naturalisation qui résulte de la mise en convergence discursive des qualités d’un groupe et d’un lieu. » (ENTRIKIN 2003 : 558) Cela signifie en revanche définir ce concept avant tout comme un espace qui naît de pratiques et de représentations, qui est par nature dynamique (BERQUE 2003 : 556). C’est une entrée par l’action, sans pour autant nier le poids des structures (STASZAK 2001).

I.1 – Échanges transocéaniques

La géographie française a longtemps, et continue dans une certaine mesure, de reléguer la notion de lieu pour préférer celle de territoire. C’est notamment par le truchement de ses échanges avec la géographie anglo-saxonne et l’importance croissante que celle-ci accorde à la notion de place à partir des années 1980 (MERRYFIELD 1993) que le lieu acquière progressivement et concomitamment « sa place » en France (CLERC 2004).

Aujourd’hui, la pertinence du concept de lieu dans le champ disciplinaire repose à la fois sur sa polysémie, sur sa banalité tout autant que sur sa complexité, et sur les apports conjoints de la géographie sociale française et radicale anglo-saxonne. En effet, au sein de cette dernière, la notion de place y est largement discutée dans le contexte d’une réflexion articulant globalisation, rapports de pouvoir, mobilité internationale, fragmentation urbaine et inégalités

sociales, et à cet égard les travaux de David Harvey, Doreen Massey ou encore Tim Cresswell sont précieux.

Découlant en partie de la philosophie husserlienne et heideggérienne156, il convient de rappeler au préalable que les travaux de la Humanistic geography et de Yi-Fu Tuan ont été fondateurs et innovateurs. Ses ouvrages Topophilia. A study of environmental perception, attitudes and values (1974) et Space and Place: The Perspective of Experience (1977) constituent dans bien des écrits un prérequis incontournable pour engager une réflexion sur les relations entre les humains et l’espace. Néanmoins il serait erroné de résumer l’avènement du lieu en France aux seuls apports de ce courant. En effet, et parallèlement, dans la veine d’une géographie sociale naissante dans les années 1970 qui tente de se défaire de ses travers structuralistes, les écrits d’Armand Frémont sur l’« espace vécu » ont permis aux lieux, « cette trame élémentaire [et fondamentale] de l’espace » (1999 : 149), de ne pas être écartés de la réflexion sur la production et l’organisation de l’espace. S’inspirant amplement de la sociologie urbaine d’Henri Lefebvre et de son triptyque spatial – conçu, perçu et vécu – comme de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, ce courant de la géographie a permis de recentrer le débat sur l’existence humaine, une expérience à la fois de l’espace et par l’espace.

Cependant, la traduction entre lieu et place ne va pas toujours de soi157. D’un côté, la distinction entre place et space dans la geographie anglo-saxone déjà pas très nette alimente continuellement les débats au sein du champ disciplinaire (CRESSWELL 2006, HARVEY 1996, MASSEY 1994, MERRYFIELD 1993). De l’autre, il peut être plus aisé de rapprocher le terme anglais place du concept français de territoire ou plus précisément de territorialité tel que développé par Guy Di Méo à partir des années 1990158 (1994 et 1998). Enfin, concernant la géographie française, on peut remarquer que les questions de métrique, de limite ou encore de localisation interviennent continuellement pour repenser une distinction passablement

156 Et ce, malgré la polémique qui entoure les accointances de Martin Heidegger avec le régime nazi (HARVEY

1996).

157 Malgré tout, l’entrée « lieu » sur le site Hypergéo rédigée par Pascal Clerc (2004) est traduite littéralement en anglais par « place » qui bénéficie aussi de sa propre entrée.

158 Basant également sa réflexion sur l’expression bourdieusienne « effets de lieu », Guy Di Méo affirme ainsi que l’« on peut parler de la construction patiente et complexe, à l’échelle de chaque individu, d’une territorialité du quotidien. Ce que nous voulons démontrer ici, c’est que cette territorialité ordinaire emprunte aux lieux (d’où l’expression d’effet de lieu), en tant que double réalité matérielle et idéelle, quelques-uns de ses symboles majeurs, organisés en schèmes structurels du territoire. » (DI MEO 1998 : 83)

laborieuse entre lieu, région, espace ou encore territoire (STASZAK 2001). L’entrée « Lieu » rédigée par quatre auteurs différents dans le Dictionnaire de la géographie et de l'espace des sociétés (BERQUE et al. 2003) illustre bien cette difficulté de s’accorder sinon d’exhumer toute la complexité dont est chargé ce terme pourtant si commun.

I.2 – Une dialectique spatiale

L’un des éléments commodes permettant de dépasser cet obstacle conceptuel est le principe de l’échelle et de l’emboîtement qui définit communément le lieu comme une unité spatiale circonscrite et constitutive d’un territoire plus vaste (DEBARBIEUX 1995). Pour Jean-François Staszak, « penser l’espace en termes de lieux permet par ailleurs de souligner le caractère fondamentalement hétérogène de celui-ci. » (STASZAK 2001 : 251) Se démarquant d’une approche de l’espace comme « isotropique », opposant à sa lecture surplombante celle

« par le bas » des lieux, l’ambition consiste donc, notamment pour le courant postmoderniste,

« à se saisir du lieu pour faire éclater l’espace » (Ibid. : 252).

I.2.1 – Vers une conception processuelle

Cette entrée scalaire certes pratique est à certains égards partielle car elle n’épuise pas toute la question de la limite : à partir de quel seuil et de quel instant sommes-nous dans ou hors du lieu ? Qui détermine les limites et comment (CRESSWELL 1996) ? Quelle juridiction ou quelle règle y prévaut ? Une entrée par le lieu génère-t-elle systématiquement un éclatement de l’espace ou bien entrer par le lieu peut-il nous conduire à mieux appréhender l’espace dans sa totalité, possiblement déjà éclatée selon la perspective adoptée ?

Le lieu n’est pas un espace conçu, c’est-à-dire borné, nommé et normé, localisé et localisable. Il est le produit de pratiques et de représentations endogènes et exogènes, d’expériences individuelles et collectives, de circonstances de croisements (MASSEY 1994). Et le fruit de rapports de pouvoir qui l’animent, le règlent voire le gouvernent, mais également le désignent comme entité à part (entière), et donc potentiellement le stigmatisent. Dès lors, contrairement au territoire où la frontière et l’appropriation constituent des aspects centraux

(CLERC et al. 2013), les limites du lieu tout autant que son identité sont irrémédiablement floues parce que mouvantes (BABY-COLLIN 2014b), à l’image des acteurs qui y prennent place et le façonnent, l’identifient et/ou s’y identifient (NIANG NDIAYE 2014).

À l’image des camps palestiniens encore considérées comme des enclaves et des espaces hors la ville et de non-droit159, l’idée est justement de montrer qu’à l’inverse, même en marge, ces lieux à la fois participent au système urbain dont il constituent des éléments habités, organisés, et qu’ils doivent aussi être analysés pour et par eux-mêmes, dans toute leur complexité et leur urbanité sans pour autant les isoler et les réifier. « Parler des camps aujourd’hui (…) c’est contribuer à les faire sortir de la non-existence, les socialiser eux-mêmes en tant que milieux profondément hybrides et vivants (…) » (AGIER 2012 : 38) À l’instar de la rue, de la place, du marché, du quartier, le lieu émane de la mobilité comme de la sédentarité plus ou moins prolongée, de l’action, des interactions et des transactions entre des individus et des groupes en situation de coprésence, côte-à-côte (JOSEPH 1995) et potentiellement face-à-face, et de leur inscription dans le vaste monde.

Concentration et superposition de spatialités et de temporalités diverses, chargés de sens et de « contre-sens », « les lieux apparaissent donc comme des pivots de la construction identitaire » (NIANG NDIAYE 2014 : 63). Par conséquent, ils connaissent continuellement des processus conjoints de construction-déconstruction, de stabilisation-perturbation, de transformations et de résistance à ces transformations, impulsées à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. Le lieu ne peut donc être considéré comme l’espace de l’incarnation d’une identité unique et immuable, de l’identité cristallisée malgré les changements politiques, les inégalités sociales et la compression de l’espace-temps dans la mondialisation. Au contraire, il se trouve au carrefour des contradictions, des tensions sociales, culturelles, politiques, parce qu’il est leur traduction/incarnation spatiale. En résumé, le lieu, comme the place, est « une permanence contingente, dynamique et influente » (HARVEY 2009 : 194 cité par BABY-COLLIN

2014b)

Je rejoins donc Doreen Massey (1994) qui, à l’inverse de la théorie heideggérienne enracinée et organique (CRESSWELL 2006), invite à reconsidérer the place d’un point de vue

159 À ce propos, lire notamment M. Agier (2008) et L. Oesch (2012).

plus progressiste, global et ouvert. Tout d’abord, le lieu ne peut être figé, statique ; il est un processus. Ensuite, le lieu n’est pas étanche, entouré de frontières à proprement parler qui l’enclosent ; il est toujours déjà connecté à l’extérieur et ses connections sont inhérentes à sa construction. De plus, le lieu n’a pas une identité unique, mais il est intrinsèquement conflictuel. Enfin, c’est la dimension fondamentalement plurielle d’un lieu et la combinaison particulière de ces éléments réunis en un point – la superposition des échelles et leurs connexions, les interactions sociales, la diversité des identités – qui vont contribuer à faire toute sa singularité (Ibid.: 155-156).

I.2.2 – Effets de lieu, mobilités et temporalités

Ceci étant dit, il est essentiel de ne pas omettre les phénomènes d’inertie, notamment par l’existence d’effets de lieu produits par « un sentiment à la fois vécu et imposé » (DI MEO

1998 : 88). Une inertie et des effets qui restent très puissants dans les espaces habités par des populations marginalisées et stigmatisées, socialement et politiquement. Ainsi, comme le rappelle Guy Di Méo, « Les groupes sociaux déjà marginalisés se trouvent la plupart du temps relégués dans les aires les plus dévalorisées de la cité ou de sa périphérie. La dégradation objective de leur territoire, les représentations négatives que celui-ci suscite, exercent un effet de lieu négatif. (…) « [L’effet] de lieu participe à la double construction du territoire et de l’identité des groupes sociaux spatialisés. (…) L’effet de lieu enregistre les aléas de l’histoire. Il donne naissance, d’une période à l’autre, à des représentations changeantes. » (Ibid. : 89-90)

Revenant sur la théorie de la structuration d’Antony Giddens (1987), J-F. Staszak rappelle à son tour que l’on ne peut imaginer le lieu sans prendre en compte le poids des structures, mais dans toute leur dualité (STASZAK 2001). Par conséquent, « [la] structure est à la fois avant l’action, en tant que condition de celle-ci, et après l’action, en tant que produit de celle-ci. Giddens a réhabilité un agent conscient, compétent, et pourtant socialement inscrit. » (Ibid. : 250) En ce sens, « l’espace est à la fois le produit d’une société [par ses acteurs] et la matrice à partir de laquelle celle-ci se reproduit (l’espace détermine pour partie les comportements). » (Ibid.) Le lieu est donc la combinaison du spatial et du social, des interactions et de la coprésence toujours en train de se réaliser. « C’est parce que « l’espace,

déjà structuré, contraint et permet à la fois la reproduction des pratiques et des structures sociales » (PRED 1986) qu’il possède cette « dualité du structurel » (…) ». (Ibid. : 251)

Aborder la banlieue dite arménienne et les camps et les groupements dits palestiniens à partir de l’installation des travailleurs migrants montre bien l’existence de ce processus incluant l’accumulation de populations pauvres et disqualifiées résultat du caractère dynamique et ouvert de ces lieux nés de mobilités successives. Ces dernières sont « ainsi au cœur de la notion du lieu, fait de la rencontre des individus mobiles en un point particulier : [elles construisent] même le lieu comme espace d’interactions. » (BABY-COLLIN 2014b : 21) À leur manière, elles racontent également la genèse d’un lieu comme « l’aboutissement de plusieurs histoires » (AGIER 2014 : 20) : une histoire de massacres et d’exil passés, une histoire de conflits militaires et de déplacements présents, une histoire de travailleurs migrants venus d’Afrique et du monde indien, une histoire urbaine comme une synthèse de toutes ces temporalités qui font de Sabra, Mar Elias, Karm al-Zeitoun, Bourj Hammoud autant de

« régions morales » (Ibid., PUIG et DORAÏ 2012) où misère, migrations et altérité s’entremêlent.

II – Une esquisse des marges de Beyrouth

L’histoire de Beyrouth est en grande partie liée à celle de ces espaces constitués par les réfugiés, les travailleurs étrangers et les populations issues d’un exode rural massif et rapide

L’histoire de Beyrouth est en grande partie liée à celle de ces espaces constitués par les réfugiés, les travailleurs étrangers et les populations issues d’un exode rural massif et rapide