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Une existence malheureuse

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 26-31)

Camillo Berneri selon l'Ovra

1.1.3 Une existence malheureuse

Dans la documentation de l’Ovra, nous trouvons plusieurs références à la situation sociale de Camillo Berneri. La police et ses espions soulignent des données regardant la situation familiale, économique, sentimentale et psychologique du « subversif ». Nous prendrons en considérations ces éléments dans leur ensemble pour démontrer que cette pratique est nécessaire aux autorités pour construire une image de criminel qui soit cohérente avec les théories criminelles de l’époque.

31 Télégramme du chef de la police Bocchini à l'Ambassade de Paris, 16-5 -1927, in Acs, Cpc, D.537, F. 1.

26 D’abord, il est important de préciser que, selon Lombroso, souvent, le comportement criminel des anarchistes dépendait du contexte familial où le sujet en question avait grandi.

Pour cela, les notes de la police italienne ajoutent souvent des informations concernant la famille du «subversif». En mai 1916, un premier petit portrait de Berneri est rédigé par la police. Sa situation familiale et socio-économique est tout d’abord présentée, en soulignant ses anomalies : « Il Berneri è figlio della professoressa Fochi Adalgisa, addetta a queste Scuole Normali Femminili. Egli si è stabilito presso la madre da circa un anno e spesso si allontana per recarsi dal padre che è impiegato comunale in un paese della Provincia di Bergamo ».32 Même dans la fiche biographique consacrée à Camillo Berneri peu de temps après, nous trouvons des informations concernant la situation de la famille de l'anarchiste mais en ce cas elles sont plus précises : « La madre del Berneri è professoressa presso le locali Scuole normali e professa apertamente idee socialiste. Il padre di lui è impiegato comunale a Corteno (Brescia) e pare professi idee moderate vivendo separato dalla moglie e dal figlio. »33 Naturellement même la position idéologique des parents d'un « subversif » ainsi que leur situation sociale présentent un intérêt pour les enquêteurs, qui cherchent à établir des liens éventuels entre les activités politiques du dit « subversif » et l'attitude de sa famille à l' égard de la politique. Le lieu de de résidence des membres de la famille revêt également de l'importance, dans la perspective de retrouver le « subversif » au cas où celui-ci serait recherché par la police. Dans le cas de Berneri, même la connaissance des conditions de vie de sa mère est particulièrement importante car l'anarchiste n'a pas atteint une indépendance économique et donc « trae il suo sostentamento dalla famiglia.»34

Toutes ces considérations sur la situation familière de Camillo Berneri donnent, selon les valeurs sociales de l'époque, une image assez négative du contexte social où le jeune homme a grandi : comme ses parents ont décidé de se séparer, il a vécu seulement avec un membre de sa famille ; il a reçu une mauvaise éducation, du fait que que sa mère avait des idées politiques socialistes et sans doute pour cela le jeune homme, à l'âge de dix-huit ans, n'est pas encore capable de contribuer à l'entretien de sa famille.

En ce qui concerne la vie personnelle de l'anarchiste, Berneri paraît aussi avoir des graves difficultés à s'intégrer dans la société de son époque. Parmi les documents de l'Ovra, il

32 Communication de la préfecture de Reggio d'Émile, 16-5-1916, in Acs, Cpc, D.537, F.1. Cf. texte intégral in Annexe n 1, p.541.

33 Fiche biographique de Camillo Berneri in Acs, Cpc, D.537, F.1.

34 Ibidem.

27 existe un document de la police politique de Mantoue, où il est fait mention de la vie sentimentale de l'anarchiste et notamment de sa relation avec Giovanna Caleffi, sa future épouse. Selon l'auteur anonyme de ce petit portrait de l'anarchiste, Berneri « da ragazzo prometteva poco, di indole chiusa e taciturno, individualista, tanto che la madre si preoccupava ella stessa di trovargli moglie, rifuggendo il Berneri dai rapporti comuni a quella età col sesso femminile ».35 C'est ainsi que Adalgisa Fochi, « preoccupata dal carattere strano del figlio, e convinta che il matrimonio cambiasse il carattere e le idee del figlio fece ella stessa degli approcci presso alcune delle sue alunne che stavano per diventare maestre e la scelta di comune accordo cadde sulla allora Signorina Giovannina Caleffi di Gualtieri allora diplomata maestra che in seguito si sposò col Berneri laureatosi lui pure in filosofia. »36

Dans ce texte, qui date de 1930, on trouve de nombreuses inexactitudes sur la vie de Camillo Berneri. Par exemple, il y est dit que le père du militant libertaire était anarchiste où que le « subversif » avait été professeur à Pistoia avant de quitter l'Italie. Cela permet de douter de la véracité des informations présentes dans ce texte mais ne diminue pas l'intérêt de ce document car il nous aide à comprendre quelle genre d'image de l'anarchiste italien la police souhaite donner. Camillo Berneri apparaît ici comme quelqu'un de malheureux : il devient orphelin très jeune, a des problèmes pour maintenir des relations normales avec des femmes, ce qui pousse sa mère, exaspérée par le comportement de son fils, à intervenir. Il est évident que l'auteur de ce document voulait faire apparaître Berneri comme inadapté à la vie pour expliquer son choix de devenir anarchiste. Cette image est exactement à l'opposé de l'homme fort et viril qui constitue le stéréotype du fasciste.

A ce propos, il est intéressant aussi de prendre en considération les observations de Moneta, un dirigeant fasciste de Camerino qui suit l'anarchiste lorsque ce dernier vit dans cette petite ville de Marches pour enseigner philosophie et histoire de l'art dans le lycée.

Moneta envoie une lettre à la police fasciste où il explique que Berneri a un comportement étrange parce qu'il est incapable de soutenir le regarde des autres et qu'il marche en rasant les murs. Comme à l'habituel, dans les documents de la police, les « subversifs » apparaissent comme des personnes anormales et pour cela ils doivent être punis : Moneta relate que pour le faire marcher droit, Berneri est « stangato di santa ragione dal fascista Lorenzetti »37.

35 Portrait biographique de Camillo Berneri rédige par la Police politique de Mantoue, 23-1-1930, dans Acs, Cpc, D.537, F.2. Cf texte intégral in Annexe n.3, p. 544.

36 Ibidem.

37 Lettre manuscrite de Vittorio Moneta, 22-7-1928, in Acs, Cpc, D.537, F.2.

28 Même pendant son exil en France, Berneri est décrit souvent comme quelqu'un de malheureux. Sa conduite contraire aux valeurs sociales l'oblige à une existence pleine de problèmes judiciaires et de difficultés personnelles. Selon un espion qui informe des vicissitudes de l'anarchiste la Direction générale de la police italienne, à la mi-février 1931, lorsque le gendarmes viennent à nouveau le chercher pour le ramener en prison vu que la Cassation a rejeté son pourvoi, « Camillo ha dichiarato essere soddisfatto di rimanere in prigione un anno piuttosto che continuare la vita randagia per farsi espellere dappertutto. » 38 A cette époque, Berneri avait déjà été expulsé de plusieurs pays d'Europe, et l'anarchiste avait désormais évidemment l'impression que plus un pays n'existait où il pouvait conduire sa vie librement. Au fil des années, selon les espions de la police39, les conditions existentielles de Berneri ne paraissaient pas améliorer. Brichetti, un ami d'enfance de l'anarchiste, communique à la police italienne que, le 27 octobre 1934, la Cour d'appel a condamné Berneri à six mois de prison. Cette décision, selon Brichetti, démoralise définitivement Berneri et sa famille.

Pour le démontrer, l'espion envoie à la Division police politique une lettre écrite par la mère de Berneri pendant sa période d'emprisonnement. Dans ce texte, Adalgisa Fochi manifeste tout son désespoir pour la situation présente et pour ses perspectives futures. En particulier, la mère de l’ craint « che piuttosto che stare in prigione Camillo ritenterà, se l'arrestano di nuovo, il suicidio di protesta ». 40 Apparemment le « subversif » se sent aussi responsable envers sa famille car il n'a été même pas capable de subvenir à ses besoins. Pour démontrer cette inaptitude de l'anarchiste, un espion de la police relate que, lorsque Berneri a enfin

38 Note confidentielle, 14-2-1931, in Acs., Ministero dell'interno, Dir. Gen. p. s., Divisione Polizia politica, Fascicoli personali Serie A 1927-1944, dossier 11, f. Berneri.

39 Souvent nous ne pouvons pas identifier les auteurs des notes envoyées par les informateurs de la police car, pour des raisons de prudence, l’expéditeur ne signait pas le document. Cependant, parfois on trouve sur la marge gauche du document des nombres écrits à la main. Ces indications servent à identifier chaque agent au service de la police et pour leur garantir l'anonymat. En effet, le chef de la police Bocchini assignait à chacun de ses informateurs un nombre et un pseudonyme devant rester secrets. Un document d'extrême importance pour pouvoir bien interpréter les documents conservés dans le Casellario politico centrale serait la « Rubrica della Divisione polizia politica » qui renferme la liste des informateurs et l'indication du code qui leur avait été attribué. Malheureusement, la consultation de cette liste est toujours interdite aux spécialistes ayant besoin de ce support pour analyser la documentation de l'Ovra, pour des raisons de confidentialité pas très compréhensibles de nos jours. C'est ainsi qu'on a dû réaliser un travail de reconstitution des différentes sources à notre disposition pour établir, lorsqu'il était possible, le nom de l'auteur des notes confidentielles en question.

40 Note de la Division Police Politique, 4-1-1935, in Acs, in Cpc, D.537, F.2. Cf. texte intégral in Annexe n.27, p.580.

29 acquis un foyer pour sa famille « per far fronte alla modesta spesa di costruzione [...] si è servito della dote di sua moglie. »

En même temps, cette image change si nous prenons en considération le témoignage d’Ermanno Manapace, l'espion qui avait su gagner la confiance de l'intellectuel libertaire pendant son exil. A propos de sa relation avec Berneri, Menapace raconte qu'en janvier 1929, il avait commencé à apprécier l'anarchiste pendant une promenade sous la neige : « Devo confessare che guardavo attonito questo terribile anarchico perché mi parlava come il più onesto degli uomini ; rievocava la sua famiglia come il migliore dei mariti ed il più saggio dei padri. »41 Selon les dires de Menapace, Berneri aurait été très déçu à ce moment-là par les derniers évènements politiques, et l'espion de la police aurait réconforté l'anarchiste : « Mi esprimeva il desiderio di abbandonare la vita agitata per iniziare un'esistenza tranquilla, stanco di illusioni e di disillusioni. Lo seguii nel suo dire approvandolo e confessandogli che anch'io avevo sofferto delle sue stesse disillusioni, che anch'io non sentivo che del disgusto verso il fuoruscitismo impotente e vile e sotto forma di fraterna rivelazione ». Il est significatif que le criminel lombrosien assume des traits très humains aux yeux de Menapace, lorsque l'espion commence à connaître en profondeur sa victime. Évidemment pouvaient exister des valeurs communes entre un militant libertaire comme Berneri et un ancien combattant fiumano comme Menapace. Il sera intéressant d'analyser quelle était la base idéologique de l'intellectuel anarchiste pour en comprendre toute la complexité.

Pour le moment, il nous paraît important de souligner comment l'image sociale de Berneri, que les documents de l'Ovra nous fournissent, correspond en grande partie avec le criminel lombrosien. Selon Lombroso, « si capisce come i fautori più attivi di questo idea anarchica siano (salvo poche eccezioni come Ibsen, Reclus et Kropotkine) per la maggior parte o criminali o pazzi o qualche volta e l'una e l'altra cosa insieme. »42 Les origines de leurs passions politiques dérivaient souvent des amours immorales de leurs parents et de la frustration pour leur incapacité d'interagir de manière normale avec les autres êtres humains.

L’image de Berneri présentée par la police et ses informateurs a plusieurs points en commun avec le modèle criminel de Lombroso, car nous venons de voir que l’anarchiste est décrit dans la documentation de l’Ovra comme un sujet ayant des problèmes familiaux et sociaux : ses parents étaient séparés, leur fils avait des problèmes pour avoir des relations avec des femmes et, en général, il se comportait de manière anormale avec les personnes qu’il rencontrait. C’est

41 Ermanno Menapace, Tra i fuorusciti, Paris 1930, p.87.

42 Cesare Lombroso, Gli anarchici, op.cit., p.31.

30 pour cela qu’aux yeux de la police, il n’arrive pas à s’intégrer dans la société et devient quelqu’un de malheureux et au bord du suicide. Il est évident que la police essaie d’offrir un portrait de Berneri qui corresponde aux caractéristiques du criminel lombrosien. Cela confirme les doctrines de Lombroso qui ont aussi fortement influencé la formation de la police de cette époque. Il suffit de rappeler qu’en 1902, Giovanni Giolitti, ministre de l’Interieur, donne au médecin lombrosien Salvatore Ottolenghi la tâche de fonder la Scuola di polizia scientifica qui a pour objectif d’enseigner à ses élèves des techniques pour pouvoir identifier rapidement les caractéristiques somatiques et psychologiques d’un délinquant.

L’année suivante, la fréquentation de cette école deviendra obligatoire pour tout fonctionnaire de la police italienne.

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 26-31)