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Une civilisation est-elle vouée à la décadence ?

En marge de l’idéologie dominante, celle du progrès, une autre philosophie de l’histoire survit dans l’ombre, chargée d’opprobre, parfois maudite, celle qui dénonce les idoles modernes, annonciatrices de la décadence1.

Raymond Aron

La notion de décadence

Comme la civilisation, la polysémie de la décadence invite à la prudence. Le Petit

Robert la définit comme : « Acheminement vers la ruine ; état de ce qui dépérit,

périclite ». La décadence vient du latin médiéval (champ lexical de la construction)

cadere qui signifie tomber. Le dictionnaire propose de nombreux synonymes :

abaissement, affaiblissement, affaissement, chute, déchéance, déclin, décrépitude, dégénérescence, dégradation dépérissement. La décadence peut être associée à une période donnée, à un moment de l’histoire où a lieu cette dégradation, avec une mention,

1 Raymond Aron, Plaidoyer pour l’Europe décadente, Paris, Laffont, 1977, 510 p.; nouvelle édition, Paris, Hachette, « Pluriel », 1978, p. 28. Dans introduction : « En quête d’un titre ».

bien sûr, à la décadence des dernières années de l’Empire romain. Le Larousse en ligne apporte un complément intéressant : « État d'une civilisation, d'une culture, d'une entreprise, etc., qui perd progressivement de sa force et de sa qualité ; commencement de la chute, de la dégradation : Entrer en décadence.2 »

La décadence est-elle objective ou subjective ? Est-ce une notion pertinente et opératoire pour l’historien, et plus précisément pour cette étude ? L’historien doit-il, au contraire, laisser la réflexion sur la décadence à d’autres disciplines et se contenter d’étudier, dans le temps, les « représentations » de la décadence, par les uns et les autres ? Pourquoi les frontières entre crise et décadence sont-elles si poreuses ? Une civilisation, européenne ou autre, est-elle nécessairement vouée à la décadence ou un avenir peut-il être envisagé ?

Peut-elle être la face obscure – un autre nom - du progrès, comme le propose Baudelaire en 1884 ? Dans sa préface aux Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Poe, il définit le progrès comme la grande « hérésie de la décrépitude ». Il évoque aussi la déchéance de l’homme civilisé :

L'homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance ; cependant que l'homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l'idéal.3

François Bourricaud, à la fin des années cinquante, précise que « Le thème de la décadence est constant dans la réflexion politique (...) il suffit de rappeler les noms de Machiavel et de Montesquieu pour bien se persuader que les hommes de la Renaissance et les modernes n'ont jamais négligé le thème de la décadence.4 »

2 Voir : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/d%C3%A9cadence/21971

3 Charles Baudelaire, préface des Nouvelles histoires extraordinaires d’Edgar Poe, 1884, disponible en ligne : http://www.tierslivre.net/litt/baudelpoenot2.html. Les premiers mots de la préface sont : « Littérature de décadence »

4 François Bourricaud, intervention à la séance consacrée à « Croissance et décadence des civilisations », mardi 11 juillet matin, dans L'Histoire et ses interprétations, entretiens autour de

Pour Jean-François Dunyach, Hippolyte Taine (1828-1893), auteur de Les origines de la

France contemporaine, publiées en six volumes de 1876 à 1893, peut être considéré

comme le dernier, voire le seul à avoir réellement travaillé sur une théorie de la décadence. Il écrit à ce sujet :

On peut s'interroger sur le relatif désintérêt de la discipline historique contemporaine à l'égard d'une notion qui, pourtant, mobilise un ensemble de perspectives et de réflexions dont l'Histoire est la matière. La décadence est en effet méditation sur l'Histoire. Elle constitue d'ailleurs, en un sens, l'objet même dans la mesure où elle propose tout d'abord une explication de la disparition d'une civilisation, d'une société, c'est-à-dire qu'elle tente de décrire les causes et le processus qui, précisément, ont vu l'objet étudié disparaître de l'Histoire, du cours positif des événements, pour entrer dans le champ du discours historique.5

Au même titre que la notion de progrès, la décadence se propose d’entrer en résonance avec l’Histoire passée et l’Histoire en cours pour l’analyser sous ce prisme. La critique tainienne a relevé que le thème de la décadence était incantatoire et trop souvent considéré comme grille de lecture pertinente mais pas assez remis en question. Il est vrai que la décadence peut sembler correspondre à un exercice de style, où toute époque présente est forcément décadente par rapport à une époque révolue et glorifiée.

La différence avec un exercice de style est, sans aucun doute possible, l’horreur et le traumatisme laissés par la Première Guerre Mondiale. Paul Valéry écrit en 1919, sa célèbre phrase : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.6 » La première phrase de son petit opuscule, La crise de l’esprit, sonne comme un terrible aveu. La Première Guerre Mondiale, par l’horreur des combats, par le

5 Dunyach Jean-François, « Histoire et décadence en France à la fin du XIXe siècle. Hippolyte Taine

et Les origines de la France contemporaine », Mil neuf cent, N°14, 1996. pp. 115-137. Disponible en ligne :

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mcm_1146-1225_1996_num_14_1_1153, p. 116. Il note cependant deux livres sur le sujet : Pierre Chaunu, Histoire et décadence, Paris, Perrin, 1981 et Julien Freund, La décadence, Histoire sociologique et philosophique d'une catégorie de

l'expérience humaine, Paris, Sirey, 1984. Nous reviendrons au cours de ce travail sur cette dernière

référence.

6 Paul Valéry, La crise de l’esprit, Extrait de Europes de l’antiquité au XXe siècle, Anthologie critique et commentée, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 2000, p. 405-414. Première publication en anglais, dans l’hebdomadaire londonien Athenaeus, avril – mai 1919. Disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/Valery_paul/crise_de_lesprit/valery_esprit.pdf

nombre de morts, par son essence même (une guerre civile européenne) et par l’épuisement de tous les pays (vainqueurs et vaincus) au sortir de la guerre a fait jaillir aux yeux de tous la mortalité du Vieux continent. Continent gendarme du monde et civilisateur avant la guerre, l’Europe semble désormais à genoux pour Paul Valéry : « Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. »

Le poète évoque les différentes facettes de la crise de la civilisation européenne. Si la crise militaire est finie, il subsiste une crise intellectuelle. Il liste plusieurs indicateurs et notamment : la mort sur les champs de bataille d’artistes et d’écrivains, la défaite de la culture et de la connaissance européennes pour éviter la guerre, la science « déshonorée par la cruauté de ses applications ».

Comment l’Europe va-t-elle se relever ? En a-t-elle le pouvoir ? Pour Valéry, la question est tout à la fois simple et capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence (c’est-à- dire : « le cerveau d’un vaste corps ») ou devenir un petit bout du continent asiatique, destin plus conforme à sa réalité géographique et physique ? Sans répondre véritablement, il ne pose pas le sceau de l’inéluctabilité d’un sombre destin pour l’Europe.

Quelques années plus tard, dans Regards sur le monde actuel, en 1931, Valéry évoque la décadence européenne en ces termes : « Le résultat immédiat de la Grande guerre fut ce qu’il devait être : il n’a fait qu’accuser et précipiter le mouvement de décadence de l’Europe.7 » Il fait référence dans la première partie de son livre, intitulée « Notes sur la

grandeur et la décadence de l’Europe », à l’affaiblissement général des pays européens suite à cette guerre civile européenne. La guerre a accéléré la décadence mais le mouvement semblait déjà inscrit (utilisation du terme « précipiter »).

Christophe Charle dans son ouvrage, Discordance des temps, une brève histoire de la

modernité 8, rappelle que de nombreux auteurs se sont interrogés sur la fin de l’Europe

dans l’entre-deux-guerres. Keynes pronostiquait une nouvelle catastrophe sur l’Europe

7 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Librairie Stock, Delamain et Boutelleau, Paris, 1931, 216 p. Disponible sur :

http://classiques.uqac.ca/classiques/Valery_paul/regards_sur_le_monde_actuel/valery_regards.pdf / 8 Christophe Charle, Discordance des temps, une brève histoire de la modernité, Paris, Armand

dès 1919 si les pays vainqueurs continuaient à réclamer autant de réparations aux vaincus. En 1920, le géographe Albert Demangeon diagnostiquait le déclin de l’Europe avec une domination économique et commerciale des États-Unis et une montée en puissance de l’Amérique latine et du Japon.

Diverses générations d’intellectuels européens réfléchissent au devenir de la France et de la civilisation en ces temps incertains. Christophe Charle cite notamment : Drieu La Rochelle avec Mesure de la France (1922), André Malraux avec Tentation d’Occident (1926), Georges Duhamel avec Scènes de la vie future (1930), André Tardieu avec La

révolution à refaire (1936), H. G. Wells, George Bernard Shaw, Bertrand Russel et

Aldous Huxley en Angleterre, Oswald Spengler en Allemagne.9

Il ne s’agit pas ici de retracer l’histoire de la décadence. Néanmoins, nous avons jugé utile de mettre en avant quelques auteurs : Oswald Spengler et Arnold Toynbee pour deux raisons : pour leur importance et surtout pour leurs liens avec Aron ; Henri-Irénée Marrou et Vladimir Jankélévitch pour leurs réflexions sur la tension entre décadence et changement et enfin Julien Freund, doctorant d’Aron et auteur d’un livre sur le sujet. Oswald Spengler, présenté au chapitre précédent, a publié Le déclin de l’Occident entre 1918 et 1922 (deux tomes, traduit en français uniquement en 1948). Ce livre rencontra un grand succès lors de sa parution (faisant écho au traumatisme de la Première Guerre Mondiale). N’importe quel ouvrage ou article sur la crise ou la décadence de l’Occident semble dans l’obligation de le mentionner comme figure tutélaire ou tout au moins comme témoin de son époque et du sentiment de déclin causé par 14-18.

Dans sa préface, Spengler indique que le titre est fixé depuis 1912 et désigne « parallèlement au déclin de l'antiquité, une phase de l'histoire universelle embrassant plusieurs siècles, au commencement de laquelle nous vivons aujourd’hui.10 » Lucien

Febvre, dans un article de la Revue de Métaphysique et de Morale, publié en 1936 note à propos de la notion de déclin chez Spengler : « L’histoire, un buste de Janus : une face

9 Il oublie Arnold Toynbee !

10 Oswald Spengler, Le déclin de l'Occident, esquisse d'une morphologie de l'histoire universelle, tome 1, Forme et Réalité, édition française consultée : Paris, Gallimard, 1948, traduit de l’allemand par M. Tazerout, 411 p., préface p. 11.

vers le passé, mais l’autre vers l’avenir ; et quel avenir ? Le déclin de l’Europe, préfiguré déjà, suivant les règles de l’analogie, par le déclin de l’Empire romain.11 ».

Pour l’historien allemand, le déclin de l’Occident est le problème central de la civilisation. Ses idées maîtresses se déclinent de la façon suivante : chaque culture et chaque civilisation est isolée et doit être comprise de manière distincte ; lorsque la culture se transforme en civilisation, le déclin commence et la décadence est inéluctable ; la civilisation, au même titre qu’un organisme vivant, suit un cycle immuable : naissance, croissance, maturité, déclin et mort.

Nous avons mis en valeur les concepts de culture et de civilisation selon Spengler au chapitre précédent. La civilisation stérilise l'héritage de la culture et le fige en stéréotype. Cet héritage périclite, dépérit puis disparait. Spengler remarque que le développement des grandes villes éparpille les lieux d'actions et de décisions. L'urbanisation et l’apparition des mégalopoles sont le révélateur d'un premier stade de déclin12. La ville

mondiale, tentaculaire, n'a pas un peuple, mais une masse, elle s’oppose à la tradition et la culture (noblesse, église, privilèges, limites à la connaissance scientifique).

Si l’urbanisation est un des symptômes de la décadence, l’impérialisme est un indicateur supplémentaire. Celui-ci est tourné vers l’extérieur. Spengler précise : un homme cultivé dirige son énergie vers l’intérieur tandis que l’homme civilisé la dirige vers l’extérieur.13

Autre indicateur de basculement entre une culture et une civilisation : l’achèvement d’une idée. Il écrit à ce sujet : « Quand le but est atteint et l'idée achevée, que la quantité totale des possibilités intérieures s'est réalisée, au dehors, la culture se fige brusquement, elle meurt, son sang coule, ses forces se brisent, elle devient civilisation.14 » La civilisation devient alors faustienne.

Comment comprendre ce terme ? Nous nous appuyons sur une conférence de Georges Thinès de 2008 : « Pour Spengler, est faustien ce qui caractérise un destin tourné vers

11 Lucien Febvre, « Deux philosophies opportunistes de l’histoire ; De Spengler à Toynbee », Revue de

Métaphysique et de Morale, XLIII, 4, 1936, pp. 573 – 602, p. 578.

12 Voir à ce sujet, Oswald Spengler, Le déclin de la l'Occident, esquisse d'une morphologie de

l'histoire universelle, op. cit., p. 44.

13 Ibidem, p. 48. 14 Ibidem, p 114.

l’infini et qui s’oppose à la vision apollinienne, caractérisée par l’adhérence à la perfection de la forme close. La cathédrale, édifice faustien typique, s’oppose ainsi à la perfection fermée du temple antique. 15 » Le mythe faustien se comprend comme la mise en valeur des pouvoirs de la conscience autonome, vers l’infini, vers la connaissance.

L'esprit européen est marqué par la raison, le doute et le scepticisme. Loin d'être des avantages, ces traits transforment l'homme en un être qui relativise tout, qui pense plus au résultat artificiel, obnubilé par son épanouissement personnel en tant qu'individu. Or, le XXe siècle n'est-il pas un siècle d'avancées scientifiques et techniques dans tous les domaines ? Comment comprendre qu'une civilisation est décadente alors que de nombreux indicateurs montrent au contraire qu'elle ne cesse de se dépasser ?

D’après lui, dans son livre L'homme et la technique, publié en France en 1958 vingt deux ans après sa mort, la civilisation occidentale va justement se noyer dans la technique et le progrès. L'industrialisation et l'organisation bureaucratique transforment la société en une machine sans vie.

Cet achèvement de l’idée, c’est-à-dire une civilisation faustienne et une civilisation technique tournée vers l’extérieur conduisent les hommes et femmes à leur perte. Le déclin et la fin de l'Occident sont inéluctables. Cette fin est nécessaire dans le cycle de l'histoire. Il écrit « qu'il faut aimer ce destin ou désespérer de l'avenir et de la vie16 ». Au même titre que la mort accompagne la vie, la fin d'une civilisation est la suite de la culture. Dans L’homme et la technique, il affirme à nouveau le caractère biologique de la civilisation. Elle naît, croît, décline et meurt : « On ne peut que grandir ou dépérir, il n'existe pas de troisième possibilité. (...) La naissance et la déchéance sont la forme intrinsèque de tout ce qui est.17»

Une société comporte dans ce sens une jeunesse et un apogée. A partir du moment où elle se transforme en civilisation (dernière étape de la culture), elle commence son déclin

15 Georges Thinès, L’esprit faustien selon Oswald Spengler, Bruxelles, Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 2008. Disponible sur :

http://www.arllfb.be/ebibliotheque/communications/thines09022008.pdf 16 Oswald Spengler, Le déclin de l'Occident, op. cit., p. 50.

et son achèvement. Ici, une nuance de vocabulaire est à signaler. Le déclin doit se comprendre comme un achèvement, c’est à dire une chute et une fin. S’il comporte une teinte négative, le concept de déclin doit être compris comme la fin, inéluctable, l’achèvement qui conduit à la disparition. La décadence devient le témoin de passage entre culture et civilisation.

Dans son cours au Collège de France en 1976, Aron relève les caractéristiques de la philosophie de Spengler suivantes18 : refus du progressisme, négation de la possibilité d’unes société démocratique (si les masses sont au pouvoir c’est la désintégration de la civilisation), anti universalisme et relativisme intégral. Il note également que Spengler n’adhéra pas au national socialisme d’Hitler (il est mort en 1936) car il lui reprochait son caractère plébéien.

La décadence, autre nom du changement ?

La décadence est-elle la fin annoncée ou plus simplement un autre nom donné au changement ? Henri-Irénée Marrou dans un article de décembre 193819 cherche à savoir

s’il suffit d’identifier décadence à changement (il évoque ici le passage de la civilisation antique à la civilisation médiévale).

Ce rapprochement serait trop sommaire selon lui. Comme appauvrissement de la civilisation, la décadence semble s’opposer à « cet élan créateur qu’est l’évolution ». L’auteur apporte toutefois une nuance de taille :

Mais si la décadence, en tant qu'elle est une maladie de la civilisation (une maladie qui peut être mortelle), s'oppose ainsi à l'évolution créatrice, je ne suis pas sûr que ses résultats soient nécessairement mauvais pour celle-ci. Je me demande si un oubli, au moins partiel, de l'acquis antérieur n'est pas quelquefois une condition favorable, qui aide à la création d'une forme originale et nouvelle de civilisation.20

18 Raymond Aron, Fonds Raymond Aron, BNF, Boîte 31, Collège de France 1975-1976, « La décadence de l’Occident », cours dactylographiés, 5e cours, 6 janvier 1976.

19 H. I. Marrou, « Culture, civilisation, décadence », Revue de synthèse, décembre 1938. 20 Ibidem.

Le vide laissé force la main à la créativité et à l’innovation. Henri-Irénée Marrou va plus loin et affirme que l’appauvrissement d’un héritage culturel donné « allège l'esprit et lui rend en quelque sorte la liberté de ses mouvements. 21». Il apporte un argument nouveau et intéressant : plus une civilisation devient riche et s’accroît, plus le danger de dilution de sa culture est grand.

Une civilisation riche, vieille et dotée d’un passé glorieux devient source de faiblesse. Cette réussite empêche la régénération des idées et de la création. Les hommes et leurs idées sont figés. À trop se développer, une culture devient superficielle puis décadente. Intervient ici la décadence comme moyen de réguler cette trop grande richesse. L’oubli, précédemment évoqué, est la condition nécessaire pour une renaissance.

Dans la même optique qu’Henri-Irénée Marrou (décadence contre transformation), Vladimir Jankélévitch22, dans un article publié dans Revue de Métaphysique et de

Morale, en 1950, opère lui aussi une mise à nu de la décadence pour mettre en valeur

son sens et sa portée.

La décadence pour cet auteur est d’abord une sensation : « Le péché de décadence, dont périodiquement, les civilisations vertueuses accusent les civilisations luxueuses, réveille toujours en l’homme un profond sentiment de culpabilité (…) 23». La décadence doit-

elle se confondre avec la déchéance théologique, avec la dégénérescence biologique ou le déclin individuel ? Peut-on affirmer que les civilisations et empires vieillissent comme les corps ?

Jankélévitch reconnaît la relativité même du concept et son indétermination. La décadence en soi n'existe pas, il s'agit toujours de décadence par rapport à. Il admet que l'époque en cours est toujours en décadence par rapport à une époque précédente. Dans ce cas, quelle est la valeur d’un jugement de décadence, est-il opératoire, sert-il à la compréhension ? La décadence n’est pas un fait mais une interprétation d’une tendance, d’une inclinaison : « La décadence ressemble à l'éclairage du crépuscule qui ne se

21 Ibidem.

22 Vladimir Jankélévitch, « La décadence », Revue de Métaphysique et de Morale, 55e année, n°1,

janvier-mars 1950, pp 337-369. 23 Ibidem, p. 337.

distingue pas nécessairement de celui de l'aurore par la quantité de lumière, mais par l'intention déclinante.24 »

Là est, selon nous, un des apports fondamentaux de cet article : la décadence serait-elle seulement affaire de prisme, d'angle de vue ? Une faible lueur appelle effectivement à une lumière plus forte (aurore) ou à moins de lumière (crépuscule).

La décadence prolonge le rayonnement vaille que vaille, elle devient les scories des succès passés. Elle est comparée au progrès, même mouvement rectiligne, irréversible et linéaire. Elle le prolonge. Elle devient dégénération comme :

(…) l'accelerando déréglé d'un progrès qui veut faire trop bien, foncer trop loin, avancer trop vite et qui n'a pas l'imagination nécessaire pour se convertir un

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