• Aucun résultat trouvé

Un va-et-vient entre plaisir et interprétation

Selon Dufays (1994), la lecture littéraire repose sur un va-et-vient entre la participation (lecture « ordinaire », subjective) et la distanciation (lecture analytique, interprétation savante). Le lecteur doit à la fois s’immerger dans des textes qui lui plaisent et apprendre à les analyser et les inter-préter.

Mais il est parfois difficile pour les élèves de dépasser le côté ludique et de ressaisir le sens. Certes, ils mènent déjà un travail d’analyse « sans le savoir » lorsqu’ils écrivent les posts du personnage, qu’ils réalisent le roman-photo ou qu’ils élaborent la bande-son de l’extrait. Mais la prise de recul et le retour à des activités plus traditionnelles (rédaction d’un bilan écrit, d’un paragraphe de commentaire, d’une dissertation) peuvent s’avérer laborieux. Aussi convient-il de penser la transition vers l’explicitation des interprétations savantes.

Dans les activités menées avec nos élèves, ce va-et-vient s’opère en quatre phases que l’on pourrait assimiler à la fugue, suivant la définition qu’en donne Brennet (1926) :

a) L’exposition, « formée par l’entrée successive de toutes les parties, la première posant le sujet, les suivantes le reprenant à distances convenues, sous le nom de réponse ». Dans cette phase, chaque élève appréhende le texte de façon personnelle et formule ses premières impressions.

b) Le développement, « au cours duquel apparaissent de la même manière le ou les contre-sujets, choisis de façon à contraster avec le sujet, tout en se combinant avec lui ». Au sein d’un cercle restreint, chaque lec-teur confronte ses hypothèses à celles d’autres leclec-teurs afin d’en faire émerger une mélodie unique, fruit des discussions et d’une harmo-nisation. Les propositions multiples fonctionnent soit comme des

« réponses » qui reprennent le « sujet » (et confirment les hypothèses initiales de l’élève), soit comme des « contre-sujets » qui viennent brouiller, nuancer, enrichir sa lecture.

c) Le ou les divertissement(s), « construits sur des fragments théma-tiques empruntés au sujet ou aux contre-sujets, et qui s’intercalent entre eux pour les séparer et les rattacher tout ensemble ». À ce stade de l’activité, la communauté de lecteurs s’élargit à l’échelle de la classe dans la phase de mise en commun. L’écoute des bandes-son évaluées par les pairs, la découverte des profils des différents

personnages de La Peste, la comparaison entre les romans-photos sont autant d’occasions de mettre en débat la lecture du texte. Ce temps de partage, où interviendra un nombre variable d’interlocu-teurs, questionne la pertinence d’une lecture, mais souligne aussi la pluralité des angles d’approche d’un même texte littéraire puisque les groupes ont pu travailler sur des fragments ou des aspects variés.

d) La strette, « sorte de péroraison, où sont ramenées, pour conclure, les entrées et les réponses du sujet, mais sans développements et d’une façon aussi rapprochée que possible ». Un nouvel échange s’opère entre le lecteur et le texte dans une ultime relecture. Le tra-vail de groupe ne doit pas occulter la prise en charge personnelle de l’interprétation. Ce retour sur le texte vise alors à reconsidérer une lecture initiale inexacte, à enrichir la compréhension, à nour-rir le questionnement. Il arrive également que le travail de groupe frustre certains. D’où la nécessité de ressaisir le sens dans un travail individuel. Ainsi, un élève a proposé par écrit une subtile analyse du curaçao dans l’extrait de Madame Bovary, liqueur antillaise dont la présence surprend au pays du cidre. L’élève y voit un signe du besoin d’évasion d’Emma.

Si le numérique peut renouveler en profondeur l’approche des textes, c’est avant tout parce qu’il offre la possibilité de traiter du son, des images et de se créer des avatars. Autant d’outils qui permettent de donner vie aux œuvres littéraires et d’impliquer les élèves dans des démarches créatives. Au prix d’un scénario pédagogique élaboré en fonction des caractéristiques du texte, le ludique peut ouvrir sur des questions stylistiques, génériques et philosophiques.

Afin de favoriser la rencontre entre un texte et des lecteurs, nous avons envisagé la lecture analytique comme un art de la fugue, en tant que composition polyphonique de style contrapuntique dans laquelle toutes les voix ont la même importance et chacune a son autonomie propre. Cet élément mélodique correspondrait à la lecture assurée par chaque élève, mélodie soumise à des variations, reprise par d’autres voix, parfois transposée ou resserrée. Si l’idée ou le thème sont générale-ment insufflés par le professeur, on peut espérer à long terme que l’élève, ayant redécouvert le goût des textes et ayant pris plaisir à les décrypter, ébauche lui-même la mélodie de sa lecture.

Références

Ahr, S. (2015). Enseigner la littérature aujourd’hui : « disputes » françaises.

Paris : Honoré Champion.

Baudrit A. (2007). La formation des enseignants aux méthodes d’appren-tissage coopératif : perspectives internationales. Savoirs, 14(2), 75–92.

Becchetti-Bizot, C. & Butlen, M. (2012). L’enseignement des lettres et le numérique. Présentation. Le français aujourd’hui, 178(3), 3–8.

Brennet, M. (1926). Article « fugue ». Dictionnaire pratique et historique de la musique. Paris  :  Armand Colin. Repéré à http://dictionnaire.

metronimo.com/index.php?a=term&d=1&t=3980 Camus, A. (1947). La Peste. Paris : Gallimard.

Citton, Y. (2007). Lire, interpréter, actualiser. Pourquoi les études littéraires ? Paris : Éditions Amsterdam.

Donaldson-Evans, M. (2009). À l’écoute des adaptations de Madame Bovary. Flaubert. Repéré à http://flaubert.revues.org/579

Dufays, J.-L. (1994). Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire.

Liège : Mardaga.

Flaubert, G. (1857). Madame Bovary. Paris : Garnier Flammarion.

Giono, J. (1951). Le Hussard sur le toit. Paris : Gallimard.

Jouve, V. (1992). L’Effet-personnage dans le roman. Paris : PUF.

Laudet, P. (2011). L’explication de texte littéraire  :  un exercice à revivifier.

Ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et de la Vie asso-ciative (DGESCO). Repéré à http://media.eduscol.education.fr/file/

Francais/09/5/LyceeGT_Ressources_Francais_Explication_Lau-det_182095.pdf

Le Baut, J.-M. (2015). Enseigner la littérature par l’oral  :  faire sonner les mots de Flaubert. Le café pédagogique. Repéré à http://www.

cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/06/24062015Ar-ticle635707253534233909.aspx

Maupassant, G. (de) (1992 [1885]). Bel-Ami. Paris : Le Livre de Poche.

Meschonnic, H. (1969). Pour la Poétique. Paris : Gallimard.

Ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse (2010). Bulletin offi-ciel spécial no 9 du 30 septembre 2010. Repéré à http://www.education.

gouv.fr/cid53318/mene1019760a.html.

Vibert, A. (2013). Faire place au sujet lecteur en classe : quelles voies pour renouveler les approches de la lecture analytique au collège et au lycée ? Ministère de l’Éducation Nationale (DGESCO-IGEN). Repéré à http://eduscol.education.fr/lettres/im_pdflettres/intervention-an-ne-vibert-lecture-vf-20-11-13.pdf