• Aucun résultat trouvé

P ARTIE I U NE MYTHOLOGIE FRANÇAISE

2. L ES MYTHES D ’ UNE RAISON UNE

2.1. D’ UN USAGE DU MYTHE

Afin de comprendre le présent qui déroule son tapis devant nos yeux barbouillés de préjugés, nous souhaiterions revenir à des évènements

passés de l’Histoire de notre lien social. Nous partons du postulat que ce lien social se structure selon les règles d’une organisation politique qui a profondément modelé nos rapports à l’autre depuis l’institution de la République comme dispositif réglant les rapports des humains entre eux61. Notre lien social serait-il régi par certains mythes construits à des fins idéologiques ? Prenons ici le temps de justifier l’usage du terme « mythe » avec quelques définitions.

Mythe et anthropologie

Tout d’abord, celle de Jean-Pierre Vernant

[Le mythe] se présente sous la forme d‟un récit venu du fond des âges et qui serait déjà là avant qu‟un quelconque conteur en entame la narration. En ce sens le mythe ne relève pas de l‟invention individuelle ni de la fantaisie créatrice, mais de la transmission et de la mémoire. […] Le mythe n‟est lui aussi vivant que s‟il est encore raconté, de génération en génération, dans le cours de l‟existence quotidienne62

.

Plusieurs points dans cette définition ; tout d’abord le statut de « récit », c'est-à-dire une histoire narrée ; ensuite le mode de survie de ce récit est

l‟origine non datée ; enfin la transmission orale d’une génération à la

suivante. Autrement dit, le « mythe » n’existe que si on le fait vivre délibérément ; c’est une histoire contée et entretenue dans la mémoire à des fins éducatives. Un récit venu du fond des âges, en effet, si l’on commence à dater un document, un objet, il s’agira de lui mettre une date de fin également…et donc reconnaître son statut de mortel ou périssable. Or, le mythe se caractérise par ce mystère d’éternité qui l’entoure. Jean-Pierre Vernant synthétise ainsi les conditions d’existence du mythe : « mémoire, oralité, tradition ». Pour finir, le mythe existe parce qu’il lui est donné consistance. Cette consistance tient sa légitimité de son but que celui-ci soit pédagogique ou idéologique. La définition de Jean-Pierre Vernant procède

61

Freud S., Malaise dans la civilisation. op.cit.

62

de la place d’où parle l’auteur ; il est historien et anthropologue spécialiste du monde grec.

Puis, nous pourrions évidemment citer un des Maîtres même de la réflexion sur le « mythe » c'est-à-dire Claude Lévi-Strauss ; notamment lorsqu’il nous dit qu’

un mythe se rapporte toujours à des évènements passés : « avant la création du monde », ou « pendant les premiers âges », en tout cas « il y a longtemps ». Mais la valeur intrinsèque attribuée au mythe provient de ce que les évènements, censés se dérouler à un moment du temps, forment aussi une structure permanente. Celle-ci se rapporte simultanément au passé, au présent, et au futur63.

Cela rappelle Jean-Pierre Vernant lorsqu’il nous dit qu’un mythe est un récit

venu du fond des âges et que sa fonction vise la transmission à la génération

suivante et donc le futur ! En somme, à suivre ces deux anthropologues, la répétition sert la pérennité de ce récit. Surtout qu’un peu plus loin dans ce même paragraphe Claude Lévi-Strauss nous indique que rien ne ressemble

plus à la pensée mythique que l‟idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut être celle-ci a-t-elle remplacée celle-là64. La nouveauté

que Lévi-Strauss apportera sera d’emprunter à la linguistique ses logiques d’élément, d’arbitraire et de construction conventionnelle basée sur du langage. En effet, un mythe est langage65 organisé autour d’un objectif dont nous dirons ici qu’il est politique.

Mythe et psychanalyse

63

Lévi-Strauss C., « Magie et religion » in Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958. p.239.

64

Ibid. p. 239.

65

Dans notre champ psychanalytique, il est intéressant de noter que Freud en passe aussi par les mythes pour traiter la question du Père66. Œdipe, Moïse, Yahvé et le Père de la horde. Les trois premiers sont désignés par leur nom et le troisième par sa fonction ; de plus, le Père chez Freud, et quel qu‟il soit réel, imaginaire ou symbolique, doit mourir pour qu’advienne un nouvel ordre. La clinique freudienne du Petit Hans ou de Dora fait du Père un signifiant, à l’occasion un cheval ou un dictionnaire ; au fond, une métaphore de ce qui ne peut se dire. Sur la question du Père nous reviendrons dans la partie III parce que nous considérons que de la position du Père réussira ou échouera l’exil fondateur de la subjectivité.

Pour ce qui est de Lacan, nous le savons, celui-ci s’appuie sur l’enseignement de Lévi-Strauss pour élaborer sa propre position ; le titre même Ŕ Le mythe individuel du névrosé Ŕ que Jacques-Alain Miller a utilisé pour regrouper trois textes de Lacan provient de Magie et religion de Lévi- Strauss. La référence de Lacan à Lévi-Strauss est explicite et résonne comme une reconnaissance de dette de la psychanalyse à l’Anthropologie.

Jacques Lacan parle du « mythe » en termes d’outils de la pensée pour oser se dire, autre manière de dire qu’il est langage. Il le définit ainsi :

Le mythe est ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut pas être transmis dans la définition de la vérité, puisque la définition de la vérité ne peut s‟appuyer que sur elle-même, et que c‟est en tant que la parole progresse qu‟elle la constitue67

Le « mythe » est un « discours » comme il est « narration », modalité du symbolique donc. Le « mythe » est en quelque sorte un contenant symbolique (formule discursive) pour qu’une vérité psychique puisse se dire. La construction freudienne de la psychanalyse se fonde sur quelques mythes éminents : de Totem&Tabou à L‟homme Moïse et la religion monothéiste Freud ne cesse d’en passer par le mythe pour parler du Père qu’il est nécessaire de tuer pour advenir comme sujet. Là où Freud fait consister le Père en figure réelle, imaginaire et symbolique, Lacan le réduit d’abord à une

66

A ce sujet lire le travail de Laurent Ottavi commentant, en 2010 pour la Section Clinique de Rennes, les leçons 7 et 9 du Séminaire 17, L‟envers de la psychanalyse.

67

fonction (unir la loi et le désir) puis à un signifiant que chaque sujet aura à loisir d’inventer selon ses propres mythes individuels. Disons ici, en guise de préalable à la partie III, que le meurtre du père est le premier acte conditionnant le premier exil qui préside au fondement ontologique. Sans cet acte fondateur, nous avons alors affaire à une généalogie, et non à une génération nouvelle, dont Antigone est la figure suprême.

Dans L‟envers de la psychanalyse, Lacan définit le mythe en tant que « contenu manifeste »68 ; cette équation fondée sur des signifiants freudiens invite donc à déchiffrer le « manifeste » pour en extraire ce qui se formule comme «latent ». Deux dimensions donc dans le mythe lacanien : ce qui s’énonce et ce que cette même énonciation vient voiler et qui nécessite élucidation. La vérité du « mythe » en tant que structure devient ainsi un « énoncé de l’impossible »69. La question qui s’impose alors est « quel

impossible » ? Sachant que chez Lacan « l’impossible » est toujours référé à « l’impossible à dire » dans la catégorie du symbolique et que cet « impossible à dire » révèle la castration - toujours indexée à l’ordre du langage Ŕ comment un « énoncé » qui est une production du symbolique peut « dire l’impossible à dire» ? Le mythe prendrait-il le relais là où le Réel est en jeu ? Par la voie du voile70, le mythe deviendrait-il le dit de la vérité du Père ou la vérité sur le Père. Voici une discussion que nous avons hâte de reprendre.

Mythe et politique

Lévi-Strauss pointe en 1949 que pensée mythique et idéologie

politique sont de même structure, du moins de même facture. L’idéologie

politique est un mythe dans ce sens que c’est un récit venu du fond des âges afin d’être répété de génération en génération pour persuader de plus en plus de nouveaux venus. Si nous traduisons, nous arrivons à l’idée que « faire Un » dans le projet politique est un mythe : celui de la Nation Une et

68

Lacan J., L‟envers de la psychanalyse [1969-1970], Séminaire XVII, Seuil, Paris, p. 139.

69

Ibid. p. 145.

indivisible. Aujourd’hui, ça semble venir du fond des âges mais en réalité sur l’échelle de l’Histoire cela est repéré et daté du 18ème

siècle et plus précisément de la Révolution française de 1789. Ce mythe a pour but de traiter l’Autre de l’étranger, le mauvais étranger qu’il soit ennemi de l’intérieur ou de l’extérieur, qui inquiète étant donné qu’il est non-moi. Puisqu’il n’est pas Moi et que sa jouissance est « bizarre » c’est qu’il doit avoir un statut « naturel » d’infra-humanisation, un être inférieur, un œuf de pou (Lévi- Strauss), un cancrelat (Jean Hatzfeld)….cela m’autorise alors légitimement à l’écraser, à l’exterminer. Si les mythes grecs ont bercé et fasciné notre enfance scolaire, les mythes socio-politiques contemporains Ŕ notamment sous forme de repli identitaire et communautariste Ŕ inquiètent dès lors que le pouvoir politique offre les moyens légaux de mettre en œuvre le programme mythique de faire Un.

Quelle est donc cette vérité que notre société contemporaine ne peut dire que voilée par le mythe? « Voilée » ? Depuis 2007, nous notons un point de glissement dans l’usage de la langue politique; elle se présente de moins en moins comme métaphorique et nous entendons davantage de rapport direct entre le mot et la chose ; le mot est la chose. Le poétique, car

équivoque, « sauvageon » est devenu « de la racaille ». Le mythe

fantasmatique de l’éducation par la « régénération » est devenu « du nettoyage ». La langue politique idéologique nous amène au tragique avec la création d’un Ministère de l‟identité qui va donner corps à ce mythe de l’identité nationale.

Cette identité sous la modalité de la nationalité devient un objet échangeable au mérite. Le mauvais Moi sera déchu de cet objet à la brillance si phallicisée. Ce qui est sous-entendu c’est le vieux démon xénophobique du « nous » et de « eux » à savoir bonne identité versus

mauvaise identité ; bonnes mœurs, bon goût, nous en avions parlé. Le lien

social contemporain nous présente un Moi idéal qui veut s’ériger en modèle imaginaire, ce que Lacan a épinglé sous la forme mathématique a-a’, valable pour tous. De ce programme de regroupement autour du Même procède la

logique du rejet de « l’œuf de pou »71

. Or la Grande Histoire aurait dû nous servir de leçon : c’est bien cette folie autour de l’illusion d’une identité pure et sacrée qui a fabriqué les assassins ordinaires72 d’un appareil d’État. Toute gouvernance s’appuyant sur un discours construit autour de l’identité doit alerter car l’Histoire recèle dans ses dossiers des exemples, pas si éloignés de nous, de programmes d’extermination de la mauvaise identité religieuse ou ethnique ou de peau afin d’aménager un espace mythique à la question du « bonheur social73 » de l’entre-soi que nous traitons après avoir présenté les fondements de la division française entre République et Nation tout en sachant que l’une et l’autre sont Une et indivisible. Cet axe de notre réflexion s’appuie sur la catégorie de l’Imaginaire telle que Lacan l’a théorisée dans sa trilogie R.S.I