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Un univers défamiliarisé – Les flous spatio-temporels

Les personnages insaisissables de ce récit se caractérisent par les effets fantastiques qu’ils incarnent, subissent ou provoquent. Le traitement des lieux participe également à la construction d’une ambiance fantastique, dans un double mouvement d’ancrage dans le réel puis de défamiliarisation. Les « effets de réel » servent à donner l’illusion que les référents du récit existent. L’écrivain introduit, pour ce faire, des éléments (dans ce cas-ci, un espace géographique) qui n’ont qu’une fonction : signifier le réel96. C’est ce que Barthes appelle l’illusion référentielle : « La vérité de cette illusion est celle-ci : supprimé de l’énonciation réaliste à titre de signifié de dénotation, le "réel" y revient à titre de signifié de connotation ; car dans le moment même où ces détails sont réputés dénoter directement le réel, ils ne font rien d’autre, sans le dire, que le signifier : le baromètre de Flaubert, la petite porte de Michelet ne disent finalement rien d’autre que ceci : nous sommes le réel97 ».

94 G. Soucy, L’Immaculée Conception, Montréal, Laterna Magica, 1994, p. 343. 95 Ibid., p. 344.

96 Voir à ce sujet R. Barthes, « L’effet de réel », p. 81-90. 97 R. Barthes, « L’effet de réel », p. 89.

28 La précision avec laquelle les lieux sont décrits devient dès lors une preuve du vraisemblable. Dans L’Immaculée Conception, le narrateur établit un périmètre délimité de la diégèse qui se déroule en majeure partie dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve à Montréal. Il indique avec une précision effarante tous les lieux réels qu’arpentent ses personnages : les rues98, les lieux publics99, les quartiers et les villes100. Selon Soucy, « [t]out ce qui est décrit

du quartier Hochelaga est authentique. L’école, c'est l’école où je suis allé ; l’église, c’est celle où j’ai été baptisé101 ». En faisant quelques recherches historiques, on découvre qu’effectivement tous les lieux évoqués par Soucy (mis à part Saint-Aldor – nous y reviendrons), sont des endroits qui ont déjà existé ou qui sont inspirés de lieux réels102. Selon une entrevue de Soucy avec le quotidien La Presse en 2006, l’incendie du Grill aux Alouettes est inspiré du véritable drame du Laurier Palace, où 77 enfants ont perdu la vie en 1927103.

Malgré ce « sceau » d’authenticité, on remarque que la description des lieux appartient plutôt au fantastique. C’est le cas lorsque le narrateur décrit une énième promenade de Remouald et de son père dans Hochelaga :

Les fenêtres ressemblaient à des yeux vides, les portes de garage à des bouches, des tombeaux de cris. L’édifice rappelait à Remouald ces totems primitifs qu’il voyait sur certains timbres de sa collection, il y retrouvait la même expression de morne ensorcèlement, de transcendance pétrifiée. On aurait dit le témoin révolu de quelque catastrophe cosmique qui aurait engouffré avec elle la signification des choses. Et il ne restait plus qu’un monde momifié, une carcasse sans souvenirs, pareille à celles des animaux échoués dans les sables du désert (IC p. 20).

98 « Ontario » (IC p. 19, 40) ; « Préfontaine » (IC p. 19, 315) ; « Sainte-Catherine » (IC p. 19, 76, 315) ; « Notre- Dame » (IC p. 19, 73, 293) ; « Moreau » (IC p. 19, 20, 40, 210) ; « Darling » (IC p. 76, 309) ; « Adam » (IC p. 105) ; « Dézéry » (IC p. 105) ; « Orléans » (IC p. 153, 261).

99 « Parc Dézéry » (IC p. 73) ; « paroisse Nativité » (IC p. 76, 83) ; « cimetière Côte-des-Neiges » (IC p. 96, 333) ; « école Langevin » (IC p. 149) ; « école Marie-Reine-des-Cœurs » (IC p. 301) ; L’usine de boîtes de carton « ACE BOX » (IC p. 20) ; L’usine « MacDonald Tobacco » (IC p.157, 266) ; « la filature Hudon » (IC p. 266, 298).

100 « Faubourg à la Mélasse » (IC p. 74) ; « Hochelaga » (IC p. 9, 297) ; « New York » (IC p. 9, 260, 342). 101 G. Soucy dans M. Grégoire, « Gaétan Soucy : L’histoire d’un premier roman », p. 32.

102 R. Biron, « 1909, rue Moreau », p. 1.

103R. Biron, « 1909, rue Moreau », p. 1 et Ville de Montréal. « Incendie du Laurier Palace », http://ville.montreal.qc.ca/sim/histoire/incendie-du-laurier-palace

29 Nous croyons que cet univers glauque et inquiétant est le résultat d’une défamiliarisation de la ville. Nous tenterons de définir ce concept en nous inspirant à la fois de l’inquiétante étrangeté de Freud (ce qui se rapporte au familier, à la maison, à l’intime, qui est ensuite détourné pour devenir étranger, autre) et à l’étrangisation de Chklovski. Il s’agirait donc sommairement d’un double mouvement : d’un retour vers le connu, le familier, puis d’un renversement qui rendrait ce même objet – ou lieu – inquiétant, fantastique.

Pour Jean-François Chassay, cette « défamiliarisation […] tient pour beaucoup à la manière dont la ville est décrite, jamais de manière panoramique, et toujours ou presque à travers des détails saisissants, souvent comme s’il s’agissait d’une matière vivante, souvent plus vivante que les personnages eux-mêmes104 ». La description du Faubourg à la Mélasse

que « les gens prononçaient Faubourg à Menaces » (IC p. 74) donne le ton :

Les pavés de la ruelle étaient déchaussés, leurs chevilles se tordaient à chaque pas. [Remouald] respirait des vapeurs de soupe aux choux, de navet bouilli, des relents d’intérieurs mal tenus, d’épluchures, d’huile à chauffage, de pourriture. On entendait les cris d’un ménage en querelle, des miaulements, des couinements et, par une porte entrouverte, le bramement insupportable d’un bébé, auquel répondait en vociférant une voix éraillée de vieille, aussi désagréable à l’oreille qu’un ongle égratignant une ardoise (IC p. 75-76).

Malgré ces descriptions saisissantes, Montréal « apparaît plutôt flou105 » pour le lecteur qui semble aussi avoir de grandes difficultés à se repérer dans le temps. Dans cette même volonté double de s’ancrer dans le réel pour mieux s’en distancier, Soucy dissémine nombre d’indices temporels106 pour mieux situer l’époque du récit. Logiquement, il devrait être aisé de trouver ne serait-ce que la décennie où surviennent les événements de L’Immaculée Conception.

104 J.F. Chassay, « Le grotesque au cœur de la tragédie. Le rire malgré tout dans L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », p. 150.

105 F. Bordeleau, « Gaétan Soucy ou l’écriture du pardon », p. 14.

106 On trouve entre autres des « voitures tirées par les chevaux » (IC p. 10, 25, 26) ; des « salles de cinématographe » (IC p. 15) ; des « tramways » (IC p. 79, 153, 315) ; et une « lampe à pétrole » (IC p. 159). On notera aussi l’emprise de l’éducation religieuse (IC p. 60, « L’Épingle » p. 118) et la mention de quartiers, d’entreprises ou d’événements culturels qui aujourd’hui sont disparus : « Faubourg à la Mélasse » (IC p. 74), « filature Hudon » (IC p. 266-298), et « music hall » (IC p. 272).

30 Pourtant, peu d’articles consultés concordent quant à la temporalité. Certains demeurent très vagues en situant le roman dans un « Québec sans âge107 » ou dans un spectre temporel très large « le roman pourrait aussi bien se passer à la fin du 19e siècle qu’au début du 20e ou à la limite au milieu de celui-ci 108 ». Plusieurs critiques relèvent ces « confusions temporelles109 » : « Nous sommes (semble-t-il, bien qu’aucune date ne le précise) dans le

Québec des années cinquante110 ». D’autres penchent vers « le premier quart du vingtième siècle111 » ou « vers 1925112 ». Seul Nicolas Xanthos, dans son article sur la transfictionnalité datant de 2007, s’avance sur la possible année de 1928113, considérant que les personnages de

L’Immaculée Conception sont les mêmes que ceux de Music Hall ! (Mentionnons par ailleurs

que bien que cette œuvre ait été publiée en 2002, il s’agit du premier roman écrit par Soucy sur lequel il aura travaillé pendant plus de quinze ans114).

Le lecteur, confus devant ce flou historique et temporel, devient « victime » d’une défamiliarisation, qui se manifeste également dans le nom des personnages. Rappelons que le nom de famille de Remouald et de Séraphon est « Tremblay », le patronyme le plus populaire du Québec. « Dans les deux cas, il s’agit d’un véritable oxymore : singularité du prénom,

107 Derrière la quatrième de couverture de la première édition du roman par Laterna Magica.

108 J.F. Chassay, « Le grotesque au cœur de la tragédie. Le rire malgré tout dans L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », p. 150.

109 M. L. Piccione, « Quand l’iconoclasme s’égare : L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », p. 159. 110 J.F. Chassay, « Seul, trois fois plutôt qu’une », p. 218.

111 N. Xanthos, « Le vaste plan et l’incompréhension du pêcheur : forme et signification de l’énigme dans L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », p. 114.

112 F. Bordeleau, « Gaétan Soucy ou l’écriture du pardon », p. 14.

113 « Sur la base des inférences suivantes : l’intrigue de Music Hall ! se déroule en 1929 (on l’apprend notamment par une date écrite par Rogatien : avril 1929 – MH : 379). On s’en souvient, Rogatien envoie plusieurs lettres à Justine – après l’avoir revue à la morgue, devant le corps de Vincent, son fils, qu’elle était venue identifier. La dernière missive est expédiée au printemps 1929. Vincent, le fils de Justine, est déjà mort au moment des événements de L’Immaculée Conception (IC : 299). Ces événements ont lieu au moins en décembre, jusqu’à la fête de l’Immaculée Conception. De là, on suppose qu’ils ont eu lieu en décembre 1928, et que c’est à cette date que Remouald est allé une dernière fois à Saint-Aldor ». N. Xanthos, « Les retours de Saint-Aldor. Transfictionnalité et poétique chez Gaétan Soucy », p. 236.

31 mais banalité du nom de famille115 ». Plus encore, les deux prénoms semblent être vaguement familiers : dans la culture québécoise, Séraphon rappelle surtout Séraphin, le célèbre avare de Claude-Henri Grignon, alors que Remouald résonne comme Romuald, prénom assez usuel pour le début du siècle. Pour Soucy, ce nom « contient le mot "remous" [qui fait référence à] l’eau grondante sous le flot tranquille116 », métaphore du refoulement.

D’autres personnages sont dotés d’un nom à la fois familier et étrange, qui résonne parfois comme des objets du quotidien (Vilbroquais [vilebrequin], Bilboquain [bilboquet]). Ces permutations onomastiques s’opèrent aussi pour les personnages de Mlle Clément et M. Judith, chez qui les noms sont transexualisés117.

Soucy oppose cette impression de flou spatio-temporel dû à l’effet de défamiliarisation du quartier d’Hochelaga-Maisonneuve avec un second lieu, « le reste du monde, qu[’il a] appelé Saint-Aldor118 ».

Ce village, qualifié de « dystopique119 » par Marie-Béatrice Samzun, est en effet le seul du roman qui n’a aucun lien avec le réel. Bien que ce Saint-Aldor soit présent dans chacun des romans du cycle du pardon120, nous allons nous limiter à l’analyse de sa fonction

dans L’Immaculée Conception.

Le village n’apparaît qu’à trois brefs moments dans le texte. Il est mentionné une première fois lors de l’internement de Remouald au collège Saint-Aldor-de-la-Crucifixion, lieu austère et cruel où on traite « tous les pensionnaires de manière égale, les mêmes châtiments s’appliquant à tous, de l’assassin à l’orphelin » (IC p. 134). On apprend que Clémentine y a grandi avant de se faire rejeter par sa mère et sa communauté parce qu’elle

115 J.F. Chassay, « Le grotesque au cœur de la tragédie. Le rire malgré tout dans L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », p. 151.

116 G. Soucy dans M. Grégoire, « Gaétan Soucy : L’histoire d’un premier roman », p. 32.

117 L. Laplante, « L’univers de Gaétan Soucy : des repères récurrents, un parcours toujours neuf », p. 10. 118 G. Soucy dans M. Grégoire, « Gaétan Soucy : L’histoire d’un premier roman », p. 32.

119 M. B. Samzun, « Le Saint-Aldor dystopique de Gaétan Soucy », 121.

120 Voir à ce sujet l’article de Nicolas Xanthos sur la transfictionalité du roman : « Les retours de Saint-Aldor. Transfictionnalité et poétique chez Gaétan Soucy », p. 231-247.

32 était tombée enceinte à l’extérieur des liens du mariage (IC p. 147-149). Enfin, c’est l’endroit où s’achèvent les vies tourmentées de Remouald et Séraphon. Pour Nicolas Xanthos, « Saint- Aldor n’est pas le lieu d’une intimité, mais celui d’une distance sociale et affective121 ». Distance qui est aussi marquée physiquement, puisque le village semble être difficile d’accès : le collège est « isolé du reste du monde par un kilomètre de forêt » (IC p. 133) et Remouald craint de se perdre en s’y rendant (IC p. 265). Plus encore, on découvre que le voyage dure « un nombre incalculable d’heures » (IC p. 275) et en descendant du train, « nulle part autour on ne distingu[e] d’habitation » (IC p. 276). L’espace romanesque « se construit en fonction d’une opposition entre la familiarité et l’altérité étrangère122 », de telle sorte que Saint-Aldor n’existe pas en soi, mais bien en relation avec d’autres lieux familiers, le quartier Hochelaga- Maisonneuve dans le cas de L’Immaculée Conception.

L’étrangéité de ce lieu est d’autant plus mystérieuse puisqu’« il était fatal que tôt ou tard ils se retrouvent ainsi tous les trois » (IC p. 276). Remouald sait qu’il va y mourir. Quand le cheminot lui demande s’il compte revenir chercher le fauteuil roulant de son père, Remouald répond : « Il n’y aura pas d’autre jour » (IC p. 278). C’est dans la cabane de bois de Saint-Aldor qu’il a « rendez-vous » (IC p. 282, 284) avec son destin, où enfin s’achèvera sa vie de souffrance.

Conclusion

Bien qu’au début de notre réflexion sur les effets et les oscillations fantastiques dans

L’Immaculée Conception, nous avons précisé qu’il ne s’agissait pas d’un roman de genre, un

des premiers réflexes en amorce à ce travail a été de déceler les références à la littérature fantastique à l’intérieur du texte. Force a été de constater que non seulement elles sont

121 N. Xanthos, « Les retours de Saint-Aldor. Transfictionnalité et poétique chez Gaétan Soucy », p. 238. 122 Ibid., p. 239.

33 nombreuses, mais qu’elles occupent une place à la fois cachée et déterminante. Lors de son rendez-vous au café avec le capitaine des pompiers, Clémentine lui dit : « Je sais à qui vous ressemblez. Cela vient de me frapper, là. Avec votre moustache, et ce front, vous ressemblez à Guy de Maupassant » (IC p. 320). Les noms de Remouald et Séraphon, les deux personnages principaux, sont pratiquement des calques des deux héros de la nouvelle La

morte amoureuse de Théophile Gautier : Sérapion et Romuald. Il en va de même pour le

personnage de Wilson, inspiré de la nouvelle William Wilson d’Edgar Allan Poe, qui relate l’histoire d’un narrateur aux prises avec un double. Il se trouve aussi que Ligeia, une autre nouvelle de Poe, est le nom donné par Wilson à sa souris apprivoisée.

Bien sûr, cette œuvre complexe et hétérogène est truffée de références intertextuelles multiples appartenant à différents genres littéraires, à la philosophie ou à la religion – tout comme l’ensemble des romans de Soucy, d’ailleurs. Nous pensons néanmoins que la présence marquée de références aux canons de la littérature fantastique l’inscrit dans une filiation (un peu tordue, certes) de textes de ce type.

Suite à ce bref parcours au cœur de L’Immaculée Conception, nous avons dégagé plusieurs effets de nature fantastique à travers l’analyse des personnages principaux, Remouald, Séraphon et Sarah. Face aux différentes manifestations surnaturelles observées, autant le lecteur que les personnages eux-mêmes sont confrontés au doute. Ce moment de flottement, que Todorov nomme l’hésitation, propre au genre fantastique, se produit systématiquement lors de la résurgence ou d’une référence au drame passé.

Une fois le lien entre les événements traumatiques des personnages et les effets fantastiques établi, nous avons cherché à approfondir les nombreuses figures jumelles du récit. Tous les personnages, y compris le narrateur, sont des miroirs d’eux-mêmes qui jouent à tromper le lecteur. La figure du double est prédominante dans la littérature fantastique et dans

34 la psychanalyse, deux approches grâce auxquelles nous avons pu déceler les effets d’inquiétante étrangeté présents dans certains passages du roman. Dans un même ordre d’idée, nous avons observé la manière dont Soucy procède à une défamiliarisation spatio- temporelle de l’espace romanesque en s’ancrant dans le réel tout en s’en distanciant. Nous croyons que l’ensemble de ces stratégies narratives, ayant comme point commun de produire des effets fantastiques, vise au final à occulter l’horreur concrète qu’ont vécue les personnages.

Nous aurions également pu glisser un mot sur certains personnages secondaires qui présentent des traits de nature fantastique. Nous pensons entre autres à la mère du petit Guillubart, dont la description physique123 et les agissements124 sont comparés à ceux d’une

sorcière. De même, la description des lieux du point de vue de Rocheleau, un des élèves, correspond à un univers inquiétant : « Le clocher de l’église avait l’air planté dans les nuages comme un pieu dans la poitrine d’un vampire. Des souvenirs de romans d’épouvante trottaient dans son esprit, il entendait des murmures, les fenêtres avaient un air menaçant » (IC p. 121).

En plus de ces observations thématiques qui ajoutent à la multiplication d’effets fantastiques, il aurait été juste de poursuivre notre réflexion en analysant les rouages de la narration énigmatique qui offre toujours au lecteur une vision parcellaire du récit. « La stratégie textuelle consiste tout à la fois à en dire le moins possible et à en montrer le plus possible, à susciter pragmatiquement certaines inférences : les circonstances du drame ne sont

123 Mme Guillubart […] présenta [à Clémentine] un visage qui soudain l’épouvanta. On aurait dit une sorcière aspergée d’eau bénite. Puis, l’expression de cette figure, par le seul jeu de la pénombre, sans qu’aucun des traits ne bouge, se métamorphosa. Clémentine s’aperçut que la femme lui souriait » (IC p. 159).

124 « […] [L]’étreinte se relâcha. Clémentine recula vers la porte. Les doigts de la femme avaient laissé des taches brûlantes sur son poignet » (IC p. 159) ; « Clémentine vit la femme prendre un couteau. Elle la vit écarter les doigts, passer la langue avec lenteur sur sa paume, puis glisser la lame au creux de sa chair : la peau s’ouvrit, avec souplesse, comme s’ouvrent les pages d’une bible. Elle la vit approcher des lèvres de son fils sa main qui dégouttait de sang » (IC p. 159).

35 pas évoquées, mais ses conséquences font savoir en creux son extrême gravité125 ». En effet, le narrateur semble décrire les actions en passant sous silence les éléments clés.

Le lecteur assiste donc à l’absence du cœur du récit (la mort de Joceline, le viol de Clémentine, les échanges sexuels du Grand Roger et de Wilson envers des enfants, etc.). Cette stratégie de dissimulation rejoint la vision de Todorov concernant les narrateurs fantastiques. Selon lui, nombre d’entre eux insistent davantage sur la perception d’un objet plutôt que sur l’objet lui-même126. Son commentaire sur la nouvelle Le Tour d’écrou d’Henry James dans

Introduction à la littérature fantastique fait étrangement écho à L’Immaculée Conception :

« L’attention est si fortement concentrée sur l’acte de perception que nous ignorerons toujours la nature de ce qui est perçu127 ».

À l’instar des gens d’Hochelaga à la fin du roman128, le lecteur au terme de

L’Immaculée Conception est confronté à une incertitude quant à ce qui s’est vraiment passé. Il

se demande si ce qu’il a compris – ou imaginé – est fondé ou non. C’est précisément à la frontière de ce flou énigmatique, que nous croyons d’ordre fantastique, que se trouve la force de ce roman.

125 N. Xanthos, « Le vaste plan et l’incompréhension du pêcheur : Forme et signification de l’énigme dans L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », p. 122.

126 T. Todorov, Introduction à la littérature fantastique, p. 110. 127 Ibid., p. 111.

128 « Il n’en fallait pas plus pour enflammer les imaginations. Tu connais les gens d’Hochelaga. Les esprits frappeurs constituent une spécialité du quartier. On se mit à rôder en bande autour de la maison des victimes. Tout un chacun avait son histoire à raconter. Les voisins disaient entendre à travers les murs des coups répétés, apercevoir des billes lumineuses autour de leurs fenêtres, qui en crevant dégageaient des odeurs pestilentielles. Les rumeurs les plus fraîches affirment que le vieil homme était mort depuis des lustres, et que son fils, ventriloque, a vécu des années avec la dépouille du vieux » (IC p. 297).

36

B

IBLIOGRAPHIE

I.

C

ORPUS

P

RIMAIRE 1. Corpus principal

SOUCY, Gaétan. L’Immaculée Conception, Montréal, Boréal, coll. « Boréal Compact », 1999, [1994], 342 p.129

2. Autres œuvres de Soucy

SOUCY, Gaétan. Catoblépas, Montréal, Boréal, 2001, 99 p.

SOUCY, Gaétan. L’Acquittement, Montréal, Boréal, coll. « Boréal Compact », 2000, [1997], 123 p.

SOUCY, Gaétan. L’Angoisse du héron, Montréal, Le Lézard amoureux, 2005, 59 p.

SOUCY, Gaétan. La petite fille qui aimait trop les allumettes, Montréal, Boréal, coll. « Boréal Compact », 2000, [1998], 180 p.

SOUCY, Gaétan. Music Hall !, Montréal, Boréal, 2002, 391 p.

SOUCY, Gaétan. N’oublie pas, s’il te plaît, que je t’aime, Lausanne / Paris, Noir sur Blanc, coll. « Notabillia », 2014, 89 p.

II.

C

ORPUS

S

ECONDAIRE

Bibliothèque et Archives Nationales du Québec, Les midis littéraires de la Grande

Bibliothèque animés par Aline Apostolska. Invité : Gaétan Soucy, [fichier vidéo], Montréal,

Canal Savoir, 2009, 56 minutes.

BIRON, Richard. « 1909, rue Moreau », La Presse, Montréal, 13 août 2006, cahier « Lecture », p. 1.

BORDELEAU, Francine. « Gaétan Soucy ou l’écriture du pardon », Lettres québécoises, nº 97, printemps 2000, p. 13-15.

CHASSAY, Jean-François. « Le grotesque au cœur de la tragédie. Le rire malgré tout dans

L’Immaculée Conception de Gaétan Soucy », dans Józef Kwaterko (dir.), L’humour et le rire dans les littératures francophones des Amériques, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 143-155.

129 Paru d’abord chez Laterna Magica. En France, le roman a été publié sous le titre 8 décembre (Castelnau-le-

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