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Un continuum dans le dévoilement de l’intimité

4. Cadre analytique

5.1. Comment dévoiler son intimité

5.1.4. Un continuum dans le dévoilement de l’intimité

Ces trois dimensions du dévoilement de l’intimité se combinent pour former 84 groupes de critères distincts parmi lesquels le niveau correspondant au dévoilement le plus élevé de l’intimité peut être illustré par la photo qu’un individu a prise en se regardant dans le miroir d’un lieu intime tout en ayant une activité sexuelle, alors que le niveau le plus faible du dévoilement de l’intimité peut être illustré par la photo d’un individu habillé prise par un autre avec un fond ne donnant aucune indication. Les deux images suivantes sont des exemples tirés de mon corpus pour ces deux situations extrêmes.

Cependant, beaucoup des groupes situés entre ces deux extrêmes sont similaires dans le degré de dévoilement de l’intimité puisque le fait de ne pas afficher largement son corps nu peut être compensé, par exemple, en faisant un selfie dans un environnement intime. Même si ce n’est pas le corps qui est montré, ce sont d’autres parts de l’intimité qui le sont. De plus, certains de ces niveaux intermédiaires ne sont pas représentatifs d’une réalité facile à mettre en œuvre. Il est alors possible de regrouper certains des 84 groupes pour finalement constituer 12 niveaux de dévoilement de son intimité48.

Ce qui est intéressant dans l’étude des images disponibles sur un site comme Gay411.com est que les 12 niveaux de dévoilement de l’intimité ainsi constitués sont présents et qu’il est alors possible d’affirmer qu’il y a un réel continuum dans l’exposition de soi entre des images très privées et des images très publiques. Cette constatation prouve à quel point le statut d’Internet est ambigu lorsqu’il s’agit de faire la part entre ce qui est du domaine public et ce qui est du domaine privé. Rappelons-le, ce site est considéré par l’Université de Montréal comme un lieu public et certains y adoptent pourtant une attitude et un dévoilement qui n’est habituellement vu dans l’espace des corps que dans des espaces privés et intimes ou éventuellement dans des espaces publics comme certains bars spécialisés. Cependant, ces lieux publics étant justement spécialisés, il est toujours nécessaire d’afficher une certaine volonté, par son attitude ou son accoutrement, pour y être admis. Tout le monde ne peut pas accéder facilement aux bars ou lieux de rencontres BDSM par exemple alors que n’importe qui peut

48 C’est en assignant une valeur pour chaque caractéristique de dévoilement de l’intimité qu’il est

possible de constituer 12 niveaux. Ainsi, pour le dévoilement du corps, les valeurs de 1 à 7 sont affectées aux dévoilements allant de tout habillé à sexualité en action, pour le dévoilement de l’environnement, les valeurs de 0 à 3 sont affectées aux fonds allant de non significatif à intime et pour les modalités de prise de vue, les valeurs 1, 2 et 3 sont affectées respectivement pour une prise de vue par un autre, pour un selfie classique et pour un selfie dans un miroir. Chaque image se voit attribuer ainsi 3 valeurs numériques et c’est en les additionnant qu’il est possible de réduire le nombre de niveaux à 12 allant de 7+3+3=13 à 1+0+1=2. Voir les détails liés au calcul des 12 niveaux en Annexe 2.

créer un profil gratuit pour accéder à Gay411.com et commencer à copier des images. Certains oublient donc qu’un site comme Gay411.com n’est pas un lieu fermé au sens des enclaves particulières évoquées par Norbert Elias (2003) et ont alors tendance à exagérer dans le dévoilement de leur intimité. D’autres en revanche, conscients de l’audience particulièrement large dont ils disposent en profitent pour se laisser aller, pour exagérer dans la monstration de leur corps afin d’obtenir le plus de commentaires possible (Tisseron, 2011b).

Il faut cependant tempérer cette première constatation par une observation complémentaire : toutes les images ne permettent pas de reconnaitre un visage et toutes n’ont donc pas la même valeur d’un point de vue social. Les images sans visage renvoient à l’usage d’Internet comme écran pour agir caché, fonctionnalité relevée dès l’origine par Sherry Turkle (1995), alors que celles avec un visage témoignent de la validité de cet espace comme espace de socialisation. Dans l’espace des corps, c’est l’image du visage, peu importe que cette image soit produite ou simplement mentale, qui sert de symbole premier dans la communication des uns avec les autres. Toutes les controverses actuelles relatives à la nécessité d’être sur la voie publique à visage découvert confirment en effet l’importance apportée à cette image particulière dans les interactions de socialisation impliquant la coprésence des corps.

Le lien entre l’affichage d’une image de son visage et la crainte pour son corps est visible au travers des images que j’ai pu analyser. Le graphique ci-après montre clairement que plus l’activité montrée est loin de ce qui est acceptable et habituel sur la voie publique moins il y a de photos avec des visages reconnaissables.

Le fait que le visage soit moins visible sur les images présentant un corps vulnérable parce que dénudé illustre parfaitement la définition de la pudeur et de la gêne telles que Norbert Elias les décrit (2003). La peur de la confrontation avec des personnes ayant vu ces images limite le nombre de personnes qui affiche leur visage, et ce d’autant plus que l’activité montrée est intime. Les règles qui prévalent dans l’espace des corps se retrouvent dans cet espace numérique particulier, preuve qu’un des liens importants entre ce qui se passe dans un lieu et ce qui se passe dans l’autre est le corps. Même s’il faut toujours garder à l’esprit que certains sont persuadés du caractère privé d’un lieu comme Gay411.com, ce graphique confirme tout de même la banalisation de l’homosexualité dans la société québécoise, puisque pratiquement tous ceux qui s’affichent sans contrainte liée à la pudeur montrent leur visage.