• Aucun résultat trouvé

DEUXIEME PARTIE – Le contexte de la Seconde Guerre mondiale entre difficultés et opportunités pour les éditeurs de livres de jeunesse.

CHAPITRE 5 Un contexte politico-économique difficile pour les éditeurs

Le problème central du papier pour les éditeurs

Le problème de la qualité et de la quantité du papier a aussi été endémique pendant la Seconde Guerre mondiale dans les pays européens d’une manière générale. Cela transforme la forme même du livre : « le système de rationnement du papier a rendu impossible la publication de livres de plus de 256 pages140 ». D’ailleurs, ce problème est même rappelé dans la page introductive des Tuck’s better little books, qui font une vingtaine de pages, où il est écrit : « Et en même temps, grâce à leur petite taille, les livres permettent d’utiliser le plus possible de papier disponible malgré la limitation141 ».

Eleanor Graham, la directrice de la collection de livres pour enfants chez Penguin, les Puffin story books, s’est battue dans les années 1940 avec les problèmes de rationnement de papier qui était la plaie des éditeurs. En 1940, l’invasion du Danemark et de la Norvège par l’Allemagne nazie coupe le lien existant entre la Grande-Bretagne avec ses fournisseurs principaux de papiers, à savoir la Suède et la Finlande. En parallèle, « l’invasion d’une partie de la France a rendu difficile l’acquisition de l’alfa pour la production du papier. Le système de rationnement du papier fut introduit en mars 1940 et le quota annuel permettait à chaque éditeur établi, un pourcentage par rapport au papier utilisé par l’entreprise entre août 1938 et août 1939 : cela débuta à 60 %, puis réduit à 37.5 % en 1942 avant de remonter à 42.5 % en 1944 et ce jusqu’en 1951142 ». On le voit très bien, le manque de papier était un problème

affectant tout le pays et le gouvernement lui-même. Bien sûr il existait le système du marché noir pour le papier mais l’éditeur de Penguin Books, Allen Lane, effrayé des conséquences,

140 LEWIS Jeremy, Penguin Special …Op. Cit., « paper rationing made it impossible to publish books more than

256 pages”, p. 154

141 Opie Collection, Bodleian Library, Oxford, Royaume-Uni : Opie BB 213 (autre code grâce auquel on a accès

à la source : OPIE 023 257) / Pas d’auteur, I am an Engine driver, Raphael Tuck & sons (Tuck's better little books), Londres / 9 x 6 cm / 1939 : “At the same time, by their small size, the books made the most of the very limited quantities of paper then available”.

142 LEWIS Jeremy, …Op. Cit.,“The fall of France made it hard to acquire esparto grass. Paper rationing was

introduced in March 1940, and the annual quota allowed each publisher was set as a percentage of the paper used by that firm between August 1938 and August 1939: it started at 60 %, was reduced to 37.5 percent in 1942, went up to 42.5 in 1944, and remain in force until 1951.”, p 153

74

aurait refusé le marché noir du papier143. Et cela d’autant plus qu’il aurait pris le risque de

remettre en cause ses relations avec le gouvernement britannique qui lui attribuait un certain quota de papier. Car, si le gouvernement fournit du papier, il en obtient alors le bénéfice du contrôle sur les publications.

Le problème du papier est tellement crucial en Angleterre qu’une opération de sauvatege est mise en place dans le pays grâce aux différentes directives du ministère de l’Information britannique. Le contexte des bombardements permanents en Angleterre pose un problème notamment pour les livres, dans les librairies, les bibliothèques, dans les centres d’imprimerie et dans les centres de stockage des maisons d’édition. Les nombreux bombardements incarnent la première menace pour les stocks de livres. Ainsi, le gouvernement souhaite récupérer le plus possible de livres en organisant une grande collecte. L’exemple suivant nous montre une camionnette qui possédait une poubelle spéciale qui permettait de collecter les livres pour palier à la pénurie de livres dans les bibliothèques bombardées, dans le but de les envoyer aux forces armées. Sur le côté de la fourgonnette, on peut apercevoir des panneaux d’affichage qui représentent une série de publicités réalisées par Bruce Angrave. L’illustrateur Bruce Angrave, était un artiste en lien avec le gouvernement de l’époque. On le retrouve d’ailleurs dans un de nos livres pour enfants de notre corpus144.

143 Ibid. p.154

144 Opie Collection, Bodleian Library, Oxford, Royaume-Uni : Opie AA 336 (autre reference pour accéder au

livre OPIE 030 022) / MACFARLANE Stephen (auteur) & ANGRAVE Bruce (illustrateur), Lucy Maroon, the

75

IMAGE 9 - Fourgonnette du ministère de l’Information collectant les livres en 1943

Dans la suite logique de ce problème, se pose la question des codes typographiques. En effet, le Book Production War Economy Agreement, qui correspond à un conseil formé notamment de Wren Howard, l’éditeur et co-fondateur de Cape Ltd, et de Stanley Morison, typographe devenu célèbre pour son invention d’une nouvelle police d’écriture, le Times New Roman à l’origine destinée au journal The Times, a été mis en place en janvier 1942. Ce conseil établit quelques règles concernant la qualité du papier, la taille et la largeur des marges.145 Si ces règles n’étaient pas respectées, la réduction de papier s’imposait aux éditeurs clandestins. L’important était de rationnaliser la production de livres, quitte à jouer sur la qualité et la quantité. La présence du typographe Stanley Morison permettait notamment d’imposer des standards typographiques comme par exemple 330 mots environ par page. Selon Valérie Holman, « bien que les livres publiés pendant la Seconde Guerre mondiale, étaient plus souvent connus pour leur sévérité typographique que pour leur richesse visuelle,

145 LEWIS Jeremy, …Op. Cit., “From January 1942 book publishers were expected to comply with the Book

Production War Economy Agreement: a committee consisting of Billy Collins, Stanley Morison and Wren Howard laid down rules about type size, width of margins and quality of paper to be used, and those who refused to cooperate were threatened with a reduced paper quota.”, p. 154

76

c’était un moment où la nécessité de distribuer l’information rapidement et succinctement a été primordial sur la qualité et le design146 ».

Après la guerre, le manque de papier a continué. L’accord entre Allen Lane et le gouvernement britannique en 1942 pour retirer 60 tonnes de papier contre 75 000 tirages par mois de dix titres de propagande, a clairement été une aubaine pour l’éditeur britannique qui a pu continuer ainsi à publier massivement. La conséquence – à l’avantage de la maison Penguin – a été la quasi-monopolisation du marché britannique du livre d’après guerre. En effet, en 1948, cinq autres grands éditeurs britanniques Chatto and Windus, Faber and Faber, Hamish Hamilton, Heinemann et Michael Joseph, se sont vus forcés d’accorder les drois de ré-impression à Penguin, dont ceux des « meilleures ventes, augmentant ainsi la publicité des Penguin Books et leur prestige à ce moment crucial147 ».

La question du papier a aussi été une parfaite arme de négociation et de contrôle du côté français. Dans Edition, presse et pouvoir en France [2008], Jean-Yves Mollier, qui s’appuie sur les travaux préalables de Pascal Fouché, démontre très bien comment la bataille pour l’attribution de papier a été redoutable à partir du tournant de l’année 1941 et s’est révélée être un idéal moyen de chantage pour les publications.

En consultant les livres des Bibliothèques Rose et Verte du groupe Hachette publiés entre 1940 et 1944, on s’aperçoit effectivement des changements que le manque de papier a provoqué pendant la guerre. Par exemple, le livre de la Bibliothèque Verte, intitulé Tarzan, seigneur de la Jungle, par Edgar Rice Burroughs, publié en 1940 propose des pages d’environ vingt-neuf lignes de texte et le livre compte 255 pages comme la très large majorité des livres de la Bibliothèque Verte. Un an après est rééditée la suite de ce livre, Tarzan le terrible d’Edgar Rice Burroughs : la différence est nette et significative. Le livre compte 192 pages seulement, la taille des caractères a été réduite et on ne compte non pas vingt-neuf lignes en

146 HOLMAN Valérie, Print for Victory: Book Publishing in England, 1939-1945, British Library, Londres,

2008, “Although books published in the Second World War are more often remembered for their typographical severity than for their visual richness, it was a period in which the need to convey information swiftly and succinctly placed a premium on good design”, p. 112

147 WOOD Sally, …Op. Cit., “best-sellers, thereby augmenting Penguin books’ publicity and prestige at a crucial

77

moyenne par page mais plutôt trente-huit en moyenne par page. Les effets du problème du papier sont visibles pour Hachette.

IMAGE 10 – Première de Couverture de Tarzan le terrible, par Adgar Rice Burroughs

Les années de la guerre sont bien évidemment difficiles pour le secteur économique de l’édition. Hachette ne fait pas exception. D’ailleurs, on constate une baisse progressive du bénéfice net réalisé par les Messageries Hachette entre novembre 1942 et novembre 1943 (voir le tableau ci-dessous).

Bénéfice Net Mois

Pourcentage de perte/gain par rapport à l’année de référence Nov.

1942