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PARTIE II : L E TELETRAVAIL COMME UN VECTEUR DE CHANGEMENT

1.2) Q UI IMPLIQUE UN BROUILLAGE DES FRONTIÈRES ENTRE TRAVAIL AUTONOME ET TRAVAIL SUBORDONNÉ

Le télétravail vient ancrer le travail dans une nouvelle temporalité et un nouvel espace. Le cadre spatio-temporel est modifié et changeant, puisque le travailleur est amené à la fois à travailler dans les murs de son entreprise, mais également hors de ses murs. Comme nous l’avons évoqué précédemment, le lien social lors des journées de travail à distance est clairement restreint. Cette perte de relation est entre autres, une des raisons pour lesquelles le télétravail fait débat depuis de nombreuses années. En effet, si la relation du travailleur avec ses collègues est restreinte, c’est en réalité la relation avec l’ensemble de son entourage professionnel qui est affectée. Ainsi, la relation de travail qui implique une certaine subordination à l’ensemble du collectif de travail est touchée.

Le concept du télétravail est fondé sur le principe de confiance du manager envers le salarié. La distance implique en effet une autre manière de fonctionner pour le télétravailleur. Ce mode d’organisation entraîne un développement de l’autonomie et de la responsabilité du salarié sur son travail fourni en jour télétravaillé. Si nous nous intéresserons par la suite à l’essor d’une auto-gestion du salarié par le déploiement du télétravail, il est nécessaire pour nous de comprendre comment les frontières entre travail subordonné et travail autonome deviennent floues avec ce nouveau mode de fonctionnement. Ce brouillage des bornes de subordination s’explique bien entendu par la distance géographique et physique, mais également par l’usage accru des technologies de l’information et paradoxalement de la communication.

Pour porter notre réflexion, nous nous appuierons ici sur les écrits de Francis Jaureguiberry, et notamment sur son article intitulé « De quelques effets pervers des télécommunications en entreprise »25. L’intérêt de cet article est de comprendre comment l’utilisation des moyens de communication en réseaux et des outils connectés viennent modifier la relation à l’autre dans le cadre du travail, et spécifiquement la relation hiérarchique et managériale. Si le travail à distance coupe en partie le travailleur de l’espace social de travail et du temps social, l’utilisation des TIC donne l’impression de pallier cette distance. Comme l’explique Jaureguiberry, on constate aujourd’hui au sein des entreprises « un éclatement

géographique chaque fois plus manifeste des fonctions de l’entreprise. La polarisation de

25 JAUREGUIBERRY Francis, « De quelques effets pervers des télécommunications en entreprise »,

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l’entreprise localisée cède le pas à l’extension de l’entreprise-réseau ». Le télétravail est

clairement représentatif de cette situation. Il amène les salariés à être « ultra-joignables » lors de leur journée de télétravail, non seulement en raison d’une sorte de « culpabilité » de l’absence physique, mais également par le simple fait que l’utilisation des TIC enclenche une nécessité de connexion.

Ainsi, les salariés travaillant à distance vivent une généralisation de l’urgence, comme l’avance l’auteur. En effet, la sur-connexion amène les salariés à répondre à de plus en plus de sollicitations qui sont alors toutes revêtues d’un caractère d’urgence qu’elles n’avaient pas nécessairement jusqu’alors. Au-delà de cette amplification de l’urgence, le salarié se retrouve dans un rapport nouveau avec sa hiérarchie. Le télétravail avec l’utilisation des TIC donne l’impression de conserver la relation de travail. Indéniablement le lien existe par le biais de la connexion, mais dans sa réalité le salarié est seul dans son espace physique et temporel. Comme l’énonce l’auteur, « de fait, l’hyper branché est presque toujours isolé : s’il ne l’était pas, il ne

serait pas branché ». Le salarié garde ainsi une impression de contact avec ses collègues et

notamment sa hiérarchie, mais en réalité le contact s’avère biaisé. Ce fonctionnement complique ainsi la perception du travailleur sur son travail et sur la place de la subordination dans celui-ci. Le rapport à la hiérarchie persiste surtout dans la nécessité du salarié d’être joignable. Le salarié reste connecté à sa hiérarchie ce qui procure un sentiment de sécurité. L’auteur le souligne ainsi : « le fait d’être médiatiquement proche de leur hiérarchie est un

facteur de sécurité ». Ceci pousse en réalité le salarié à être davantage joignable et flexible sur

les décisions de sa hiérarchie en termes d’organisation. Cette impression de sécurité est donc trompeuse, puisque le salarié est en réalité seul face à son travail et à ses responsabilités. Il doit être donc davantage disponible aux sollicitations de ses managers, comme le note l’auteur, mais en parallèle il se retrouve dans une autonomie accrue dans son travail. On peut donc clairement parler d’un brouillage des frontières entre travail autonome et travail subordonné.

Pour compléter notre réflexion sur le sujet nous pouvons convoquer un autre article de ce même auteur. Vingt années après l’écrit que nous venons d’évoquer, Francis Jaureguiberry compose « La déconnexion aux technologies de communication » 26. Dans cet article il fait connaître l’accentuation du poids des outils connectés dans la société et dans le travail au cours des dernières décennies. En plus du poids de ces technologies, c’est leur impératif qu’il

26 JAUREGUIBERRY Francis, « La déconnexion aux technologies de communication », Réseaux 2014/4 (n° 186),

souligne. De ce fait, il développe : « En quelques années seulement et sans que nous n’y

prenions vraiment garde, le fait de ne pas répondre immédiatement à son téléphone portable en est venu à devoir être justifié. Il faut s’expliquer, se dédouaner, voire s’excuser de son absence de réactivité ». Il est intéressant d’aborder ici la déconnexion au vu de loi n° 2016-

1088 du 8 août 2016 « relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la

sécurisation des parcours professionnels » qui introduit le droit à la déconnexion pour une

entrée en vigueur au 1er janvier 2017. La réflexion de Jaureguiberry, ainsi que cette nouvelle législation démontrent une problématique de l’hyper-connectivité. On peut ainsi considérer la déconnexion comme un moyen de sortir de cette ambiguïté dans la relation de travail.

Si nous nous penchons plus particulièrement sur notre terrain, nous pouvons citer divers témoignages de travailleurs, avec qui nous avons pu nous entretenir, représentatifs de la réflexion que nous venons d’énoncer. De cette manière, lorsque nous posons la question du contact avec les membres de son équipe lors des journées télétravaillées notre premier télétravailleur, que nous appellerons télétravailleur A, répond : « Je sollicite pour ma part

rarement mes collègues ou ma hiérarchie durant mes journées de télétravail, car j’essaye justement d’utiliser ces journées pour me concentrer sur des tâches de fond, ou des tâches plus lourdes qui nécessite une plus grande concentration (…). A l’inverse je reste toujours connecté à Lync27pour montrer à mes collègues et ma hiérarchie que je suis disponible et joignable à tout moment ». Ces propos attestent ici notre allégation précédente. En effet, le télétravailleur

A présente une disponibilité pour ses collègues et sa hiérarchie mais reste pour sa part dans une certaine autonomie quant à ses missions.

Sur la même question, le télétravailleur B explique : « J’ai une certaine culpabilité à ne

pas être présent sur site le jour de mon télétravail, je m’oblige donc à être très réactif à la moindre sollicitation, aux mails que je reçois, ou lorsqu’on m’appelle ». Un peu plus tard lors

de notre entretien, nous demandons au travailleur B d’évaluer son degré d’autonomie lors de ses journées télétravaillées. Il nous répond ainsi : « Le deal du télétravail c’est de montrer que

l’on est capable de travailler sans embêter toutes les 5 minutes son manager. Alors si X (nom

du manager) a besoin de moi, je suis là, mais autrement j’évite de lui demander de l’aide ». Les témoignages que nous avons sollicités soulèvent la difficulté du télétravailleur face à son travail et à sa mission. Il est en effet dans une obligation de disponibilité, et en ce sens le

27 Lync : outil de communication

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lien de subordination persiste, et à contrario une intensification de son autonomie se dessine, avec ainsi un retrait de la présence managériale.

En démontrant le brouillage des frontières et des limites entre travail subordonné et travail autonome, nous soulignons la sur-autonomie à laquelle doit faire face le télétravailleur. Ce dernier doit donc jongler avec une nouvelle manière de percevoir et d’effectuer ses tâches, mais également d’assurer la gestion de sa fonction. En effet, ce principe d’auto-gestion est à envisager dans la nouvelle conception spatio-temporelle que le télétravail implique.