• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 6 LA NOTION D'AUTONOMIE

6.1 Q UELLES AUTONOMIES ?

Comme expliqué au chapitre 3, les recherches sur les SMA portent essentiellement sur les questions de coordinations entre agents qui sont habituellement traitées comme des problèmes de contrôle et de communication. Or il s'avère que de nombreux biais liés à la gestion du temps touchent en définitive l'autonomie des agents. Il est intéressant de constater que la littérature récente prend davantage en compte cette notion. Ainsi le terme autonomie n'apparaissait pas explicitement dans la définition de l'agent qu'en donnait J. Ferber en 1988 (cf. chap. 3.2, page 61) [Ferber, 1988]. A partir de l'article [Ferber & Müller, 1996] sur le modèle "influences – réaction" qui a servi de base de réflexion pour la thèse de F. Michel, la notion d'autonomie a pris de plus en plus d'importance.

Etymologiquement, une entité est définie comme autonome si elle est animée par des lois qu'elle a elle-même édictées (auto-nomos). Mais cette notion reste encore floue et sa définition change en fonction des auteurs. [Gouaïch, 2003] identifie deux interprétations distinctes de ce terme dans la littérature concernant les SMA. Une première définition s'attache à décrire ce qu'est l'autonomie pour un individu et la transpose ensuite à l'agent, tandis qu'une autre s'intéresse essentiellement à ses aspects informatiques.

6.1.1 Autonomie biologique et sociale

La première notion est associée à la dimension biologique et sociale de l'agent. Pour [Steels, 1995], l’autonomie est une propriété intrinsèque à tout être vivant qui doit maintenir son intégrité dans un environnement en perpétuelle évolution. Dans les SMA, perçus comme une métaphore de l'organisation sociale, les agents informatiques doivent donc émuler cette attitude :

“Because [the agents] have to worry about their own survival they need to be autonomous, both in the sense of self-governing and of having their own motivations.” [Steels, 1995]

Ils doivent notamment être capables de s’adapter à un environnement fluctuant en conservant leurs propres objectifs. D'après L. Steel, l'autonomie est indissociable de la notion de pro-activité (goals-directed behaviour). Selon lui, il n’existe aucun système véritablement autonome. Dans le même esprit, [Weiss, 1999] considère que l’autonomie d'un agent relève partiellement de son expérience.

139

En approfondissant encore cette notion et pour chercher à définir ce qu'est la Vie, Maturana et Varela abordent l'autonomie à travers le principe d'autopoïèse (du grec auto soi-même et poièsis

production, création). Ils caractérisent le vivant par sa capacité à s'auto-produire continuellement,

c'est-à-dire à se maintenir, voire à se définir lui-même. Ils expliquent qu'un système est autonome s'il est autopoïétique, c'est-à-dire s'il est constitué d'un ensemble de composants dont les transformations et les interactions ne cessent de reproduire l'organisation dont ils sont les composants :

"Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoïétique est un système homéostatique […] dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit)". [Maturana & Varela, 1994]

Entre d'un côté, un idéalisme proche du solipsisme56 qui prône l'absence d'objectivité et où tout est possible, et de l'autre côté, la pensée représentationiste57 qui laisse supposer que l'environnement imprime ses objets dans le système nerveux, Varela et Maturana montrent à travers la notion d'autonomie comment l'objet d'étude est toujours indissociable de l'acte de connaissances. Ils remettent en question l'existence d'une réalité objective, indépendante de la manière dont on l'aborde. Par analogie, l'autonomie peut se voir comme la membrane qui sépare une cellule du milieu dans lequel elle vit : une séparation semi-perméable jouant un rôle bien plus important que celui de simple ligne de démarcation58. Sur la base de cette théorie, [Stewart, 2002] propose d'aborder la modélisation en biologie sur un mode distinct de la modélisation en physique59. Dans cette optique, on peut également qualifier l’autonomie d'un agent vis-à-vis des contraintes sociales (niveau macro) sur chaque individu (niveau micro), ce que N. Gilbert décrit sous le terme d’émergence de second ordre [Gilbert, 1995] : face à un collectif voire une institution, un agent ne peut être considéré comme une entité autonome indépendante de son environnement social.

En étudiant la notion de réputation, R. Conte montre bien que le regard du collectif entrave l'autonomie de l'individu qui doit se plier à son environnement social [Conte et Castelfranchi, 1995], [Conte et Paolucci, 2002]. Une plate-forme de simulation est même dédiée à ce sujet [Sabater et al. 2006]. J. Sichman, lui, étudie la dépendance d’un agent au sein de son réseau social (The Social Dependence Network) [Sichman et al. , 1994]. Il évalue le degré d’indépendance d'un agent vis-à-vis de ses accointances. En produisant des graphes relationnels, il crée des hiérarchies de relations entre agents, basées sur des degrés d'autonomie - dépendances. Dans cette classification, un agent est complètement autonome s’il ne dépend de personne pour accomplir ses

56

Le solipsisme (du latin solus, seul et ipse, soi-même) est une vue philosophique qui exprime une attitude d'un être pour qui la conscience propre est l'unique réalité. Il soutient que tous les objets et les événements perçus sont simplement les produits de la conscience personnelle et que seule cette conscience est vraie.

57

Le représentationisme considère que la connaissance s'appuie sur une perception de la réalité comme quelque chose d'indépendant du sujet. Selon ce point de vue, "le système nerveux est un instrument par lequel l'organisme obtient de l'information, information qu'il utilise alors pour construire une représentation du monde. […] l'environnement imprime sur le système nerveux des caractéristiques qui lui sont propres, et le système nerveux utilise ces caractéristiques pour produire un comportement" [Maturana & Varela, 1994].

58

La membrane (encore appelée clôture opérationnelle) circonscrit le réseau de transformations tout en continuant de participer à l'auto-production de la cellule. La membrane ne se contente pas de délimiter ce réseau, mais elle participe elle-même à ce réseau. La vie de la cellule dépend de l'intégrité du processus. "Interrompez (à n'importe quel point) le réseau du métabolisme cellulaire et bientôt vous observez que l'unité n'existe plus".

59

La modélisation en physique est basée sur des systèmes dynamiques déterminés par leurs états (SDDE). L’autopoïèse et la causalité circulaire qu’elle implique ne permettent pas une modélisation classique basée sur les SDDE. Les causes finales, qui sont essentiellement exclues de la physique, sont considérées par Stewart comme déterminantes.

140

propres objectifs. Dans le même temps, plus les autres sont dépendants de lui et plus son pouvoir sur eux s'étend.

Ces contraintes du niveau social sur l'individu constituent un des principes fondamentaux des SMA. Le graphe de [Ferber, 1995] (voir Figure 3-5, page 64) décrit ces relations micro-macro dans les systèmes multi-agents. Il résume de façon claire et synthétique le paradigme multi-agent. Néanmoins, je lui reproche un seul défaut : le retour (feed-back) de l'organisation vers les agents s'exprime uniquement en termes de contraintes sociales. Or, les organisations et la société véhiculent d'autres valeurs comme les alertes, le langage, la culture, etc…, qui imprègnent tout individu. Ce sont dans ce cas des retours positifs du social sur l'agent. [Maturana & Varela, 1994] expliquent que "le système social humain amplifie la créativité individuelle de ses composants, dans la mesure où le système existe au service de ses composants".

Les auteurs nomment "couplage de troisième ordre", ces relations entre les individus et l'organisation60. Ils classent alors les organisations selon un gradient d'autonomie de la façon suivante : Autonomie minimale des composants Autonomie maximale des composants organismes insectes sociaux Sparte sociétés humaines Autonomie minimale des composants Autonomie maximale des composants organismes insectes sociaux Sparte sociétés humaines

Figure 6-1 : Répartition des organisations selon un gradient d'autonomie, d'après [Maturana & Varela, 1994] Ce degré d'autonomie maximum des humains reste cependant très relatif. En tant qu'êtres humains, nous sommes dépendants de notre environnement social dont la culture et le langage contribuent à forger notre identité.

"Nous autres êtres humains ne sommes des êtres humains que par le langage. Parce que nous avons le langage, il n'y a pas de limite à ce que nous pouvons écrire, imaginer, et raconter. Ainsi le langage imprègne toute notre ontogenèse d'individus : depuis la marche jusqu'à nos positions politiques. […]

L'esprit n'est pas quelque chose qui se trouve à l'intérieur de mon cerveau. La conscience et l'esprit appartiennent au domaine du couplage social" [ibid.].

6.1.2 Autonomie informatique

La deuxième notion de l'autonomie est associée à un point de vue purement logiciel. Ici, l'autonomie doit garantir l'intégrité de l'agent pris dans le sens d'entité informatique. Pour Wooldridge [1999], un agent est un système informatique capable d'actions autonomes dans son environnement pour réaliser ses objectifs. En reconnaissant que l'autonomie est un concept flou ("autonomy is a somewhat tricky concept to tie down precisely"), il souligne qu'un agent doit être capable d'agir sans l'intervention humaine ni d'autre système. Il doit contrôler seul son état interne et ses comportements [Wooldridge et Jennings, 1995]. En dépassant les caractères standards attendus pour un agent (réactif, social et proactif), Wooldridge insiste sur la notion de contrôle de l'état interne qui doit rester inaccessible aux autres. L’agent prend ses décisions, seul, sans intervention extérieure.

60

Le couplage de premier ordre correspond aux relations particulières qui lient les composants moléculaires à "l'unité autopoïétique cellulaire". Le couplage de deuxième ordre lie les cellules avec un organisme métacellulaire. Le couplage de troisième ordre associe l'individu et le collectif ; il coïncide avec l’émergence de second–ordre défini par [Gilbert, 1995].

141

An agent is a computer system that is capable of independent action on behalf of its user or owner (figuring out what needs to be done to satisfy design objectives, rather than constantly being told) [Wooldridge et Jennings, 1995]

L’intégrité interne [Gouaïch, 2003] de l’entité informatique, tant pour ses données que pour ses traitements, semble une condition nécessaire à son autonomie : "si cette structure est accédée ou modifiée par un autre agent, alors la propriété d’autonomie est perdue. […] si l’intégrité interne d’un agent n’est pas respectée, il faut en conclure que l’agent n’est pas maître de son destin et qu’il n’est donc pas autonome" [Michel, 2004].

On peut alors se demander quelle différence il y a entre un agent et un objet. En effet, un objet informatique possède généralement une relative autonomie : un niveau de protection interdit aux autres objets d'aller lire et de modifier son état interne. Cette propriété, appelée encapsulation, permet de cacher l'information contenue dans un objet. C'est au développeur de rajouter des accesseurs, en lecture ou en écriture, pour rendre ses attributs accessibles aux autres. Sans cela, un objet extérieur ne peut pas modifier directement les données, ni mettre en péril les propriétés comportementales de l'objet61. L'ensemble de ces méthodes publiques constitue ce qui est communément appelé l'interface de l'objet62. Ainsi, la différence essentielle entre l'objet et le paradigme agent repose sur le rôle de cette interface. La pensée objet considère que l'interface constitue l'ensemble des services qu'un objet peut rendre. Or du point de vue de l'agent, ces services ne doivent entraver ni ses désirs ni ses intentions. Si l'objet doit répondre immédiatement à une demande de service, l'agent, lui, doit pouvoir choisir de la réaliser ou non.

It cannot be for granted that an agent i will execute an action (method) a just because another agent j wants it to - a may not be in the best interests of i. We thus do not think of agents as invoking methods upon one-another, but rather as requesting actions to be performed. If j requests i to perform a, then

i may perform the action or it may not. The locus of control with respect to the decision about

whether to execute an action is thus different in agent and object systems. In the object-oriented case, the decision lies with the object that invokes the method. In the agent case, the decision lies with the agent that receives the request. This distinction between objects and agents has been nicely summarized in the following slogan: Objects do it for free; agents do it for money [Wooldridge, 1999].

Sans forcément adhérer à l'aspect mercantile de cette proposition, on peut admettre que la différence entre un objet et un agent informatique repose sur la notion de service. Si le premier est voué à offrir ses services à quiconque et quelles que soient ses intentions, le second doit pouvoir choisir d'exécuter ou non une tâche demandée en fonction de ses objectifs et de son état du moment. Selon [Ferber, 2006], les langages orientés objets ont trahi la vision initiale de leurs concepteurs. Il considère que "les langages objets dont on dispose aujourd’hui ne sont que des pâles reflets des idées initiales qui avaient habitées les pionniers du domaine, à savoir Alan Kay avec Smalltalk et Carl Hewitt avec Plasma [Hewitt, 1977]". Les idées qui prévalaient pour ces concepteurs résidaient en une vision modulaire de programmes informatiques perçus comme des entités élémentaires, autonomes et communicantes par l’intermédiaire d’envois de messages63. Pour Ferber, l'autonomie des objets "n’est pas assez importante".

61

En principe, l'encapsulation effective des langages orientés objet ne permet pas à deux instances d'une même classe d'accéder à leurs états respectifs. Cette propriété est utilisée en tant que telle dans SmallTalk par exemple. Mais d'autres langages tels que C++ ou Java autorisent l'instance d'une classe à un accès complet à l'état d'une autre instance de la même classe. Dans ce cas, une instance de la classe Humain par exemple, qui ne définit aucun accesseur, peut tout à fait modifier les attributs d'un autre agent qui de ce fait ne possède ni protection, ni autonomie !

62

L'interface d'un objet est un concept logiciel pour permettre la modularité et la réutilisation de code. A ne pas confondre avec l'interface utilisateur, l'interface graphique ou la classe Interface.

63

La programmation orientée composants (POC) cherche aussi à aborder la modularité au niveau de l'architecture des logiciels, pour assurer une meilleure lisibilité et une meilleure maintenance et pour fournir des briques réutilisables. Basée sur les langages objet, cette approche n'est pas sans similitudes avec le paradigme agent.

142

Pour résumer, on distingue deux formes d'autonomie dans les SMA : l'une est censée émuler l'autonomie sociale et le degré d'indépendance d'un être vivant; l'autre cherche à encapsuler un agent dans des systèmes de protection qui garantissent son intégrité informatique. Dans la suite de cet exposé, nous utiliserons le terme autonomie faible (ou émulée) pour caractériser l'aspect simulé de l'autonomie, et le terme autonomie forte pour indiquer l'aspect logiciel de l'autonomie, chère aux partisans de l'intégrité informatique. Dans le cadre qui nous intéresse, ce chapitre porte essentiellement sur ce deuxième aspect.