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L’urbanisme semble entretenir aujourd’hui une relation plutôt ambiguë avec le patrimoine. À Montréal, de nombreux projets urbains, que l’on pense au Quartier international ou au réaménagement du Vieux-Port, se sont dits soucieux d’une réinterprétation de l’histoire. À la lumière de leur réalisation qu’en est-il vraiment? La réintroduction du patrimoine urbain aux dynamiques de la ville moderne est certes un objectif difficile à atteindre, mais notre conception du patrimoine issue d’une approche axée sur le monument n’a-t-elle pas enrayé ces mécanismes de réappropriation? La permanence de cette conception du patrimoine est ici mise en relation avec la conception albertienne de la ville. Celle- ci, ayant prévalu pendant de nombreuses années et ayant encore ses partisans, nous apparaît à la base de ce quiproquo patrimonial. Dans ce chapitre nous proposons de faire un retour sur les causes ayant engendré le décalage entre la pratique urbanistique et son propos patrimonial. Nous voulons ainsi mettre en lumière la difficulté pour l’urbanisme à s’approprier un discours de la conservation essentiellement tournée vers le monument architectural.

C’est le Quattrocento qui voit la constitution du concept de monument historique. Cette sensibilité patrimoniale qui apparaît à la Renaissance est issue d’une extension de la valeur reconnue à l’objet ancien. L’objet n’est plus seulement intéressant en soi, mais bien pour ce qu’il représente pour la collectivité. Ce qui sera déterminant, c’est le glissement de sens associé au monument. Celui-ci, qui était jusqu’alors conçu pour commémorer un évènement particulier, est maintenant conservé pour son appartenance à une culture donnée, c'est-à-dire pour des raisons autres que celles ayant prévalues à sa réalisation.

Il faut attendre le XXe siècle avant que ne soit nommé formellement, par Giovannoni, le patrimoine urbain. Il sera le premier à démontrer l’interaction entre les différents degrés de tissu. La définition du patrimoine urbain ne pouvait se faire qu’à travers la constitution d’un regard sur la ville, celui-ci n’apparaissant qu’à la fin du XIXe siècle.

Au moment où Cerdà ouvre la porte à une étude de la ville et à sa conceptualisation, se met en place une période de l’évolution de la notion de patrimoine que Choay définie comme étant celle du mémorial114. À partir de ce moment, c’est la sacralisation de la ville comme témoin de notre passé qui marqua nos pratiques urbanistiques. Bien que la période nommée mémoriale soit associée à Ruskin, nous considérerons Viollet-le-Duc et ces autres partisans de l’interventionnisme comme faisant partie de ce courant qui consacre l’approche albertienne115 de la ville dans un cadre d’intervention patrimoniale.

Issu de cette période où s’accentue la conceptualisation de la ville, notamment par une multiplication de ses représentations, Ruskin est le premier à aborder le tissu urbain. L’industrialisation investit la ville et l’installation de ses grands équipements (gares, voies ferrées, ponts, viaducs, etc.) menace les quartiers d’alors. La conception de la ville qu’il développe, comme résultante d’un regroupement d’éléments bâtis tous issus de différentes architectures, amena la sacralisation de la réalité urbaine. Cette dimension sacrée qu’il associe à la ville pré-industrielle est portée par la mémoire de ceux qui l’ont forgée, par le respect de leur travail. Par le sens qu’elle véhicule et sa capacité à enraciner ses occupants dans l’espace et dans le temps, la ville a joué un rôle mémorial, de monument116. Bien que relevant d’une approche différente, les partisans de l’interventionnisme allaient également en ce sens : il fallait s’assurer d’une continuité historique par la transmission de monuments fidèles aux idéaux de leurs bâtisseurs, conférant ainsi à l’objet de leurs interventions ce rôle de mémorial.

Bien que la notion de patrimoine urbain soit désormais d’usage courant, l’approche patrimoniale de la ville comme mémorial persiste toujours. Comment expliquer ce décalage entre la constitution d’une étude de la ville et de son approche patrimoniale? Une des pistes de réponses que nous envisageons est qu’au moment de la constitution de l’urbanisme comme discipline, processus

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Choay, « Patrimoine urbain et aménagement du territoire : enjeux et nouvelles perspectives », Trames, no.8, 1993, p. 13

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Pour Leon Battista Alberti, architecte du XVe siècle, la maison constitue une petite ville, et la ville une grande maison.

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amorcé par Cerdà, les réflexions sur le patrimoine plaçaient déjà l’architecture au cœur du concept.

Longtemps considérée comme la grande maison, la ville n’aura été abordée que par son bâti. Jusqu’à Cerdà, le rapport avec l’architecture n’aura été qu’une relation d’inclusion où la ville n’est constituée qu’en lien avec cette dernière. Il faudra attendre les travaux de l’ingénieur pour qu’apparaissent les prémisses d’une vision holistique de la ville, où les différents éléments qui la constituent entrent en étroites relations les uns avec les autres. Bien qu’on assiste alors à la naissance d’une conception de la ville comme étant organisée par des dynamiques internes, le rapport avec l’architecture aura été faussé pour très longtemps.

Dans le domaine du patrimoine urbain, la vision proposée lors de la période dite du mémorial débouche nécessairement sur une vision architecturale du patrimoine. L’approche mise de l’avant par Ruskin place l’architecture dans le rôle du signifiant. C’est à partir de cette architecture qu’est constituée l’identité d’un peuple : c’est l’architecture qui devient porteuse de sens. Il n’est donc pas étonnant qu’aujourd’hui, même à la lumière des travaux de Giovannoni, l’approche patrimoniale consiste essentiellement en un regard architectural. La notion de patrimoine urbain élaborée par ce dernier tente de corriger le tir. Bien qu’elle réintroduise le patrimoine aux dynamiques de la ville, à ce qui constitue son essence même, l’approche urbanistique du patrimoine reste inféodée à sa conception architecturale. C’est la métaphore albertienne qui aura fait le plus grand tort.

Une des réponses apportées à ce décalage provient de la typo- morphologie. Cette approche cherche à constituer une discipline commune qui aurait pour objet d’étude les mécanismes de constitution et de transformation de la ville. Si elle tente d’expliquer les mécanismes de constitution des tissus urbains, elle souligne l’importance des tissus mineurs et des ensembles vernaculaires dans ces processus. Ces milieux représentent, à ses yeux, les lieux d’expérimentation de nouveaux types bâtis conduisant à la constitution de la ville moderne.

Cette recherche avouée de constitution d’un lieu disciplinaire commun qui aurait pour but de décrire les phénomènes de la ville ouvre la porte à l’application d’une approche urbanistique du patrimoine. En mettant en relation les logiques de constitution de la ville à ses parties, l’approche patrimoniale mise de l’avant par Giovannoni prend toute son ampleur, la ville étant issue de l’ensemble des relations entre l’ancien et le nouveau où ces derniers s’influencent et se complètent. La vision albertienne de la ville aura ainsi saboté toute approche urbanistique du patrimoine. Par l’institution d’un décalage entre la forme urbaine et la forme architecturale au profit de cette dernière, le patrimoine urbain n’aura pu être étudié et compris dans sa complexité. Subordonnée au regard patrimonial portant sur l’objet comme monument, la praxis urbanistique a été teintée jusqu’à ce jour d’une conception architecturale du patrimoine. C’est par la mise en relation du monument avec son contexte et ses processus de formation qu’une véritable approche urbanistique du patrimoine sera développée. Par ailleurs, cette approche du patrimoine ne pourrait porter uniquement sur la forme, celle-ci devra être considérée dans les logiques de fonctionnement de la ville. À ce moment, nous parlerons d’une véritable approche urbanistique du patrimoine.

VI. U

N DÉCALAGE ENTRE LA PRATIQUE URBANISTIQUE ET SON