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Une typologie du contrôle de constitutionnalité conforme au contentieux de cassation

Valentine Buck 2 Olivier Desaulnay 3

B. La réalisation d’un office judiciaire de la constitutionnalité des actes juridictionnels

1. Une typologie du contrôle de constitutionnalité conforme au contentieux de cassation

La position de la Cour de cassation à l’égard de l’étendue du contrôle de constitutionnalité des actes juridictionnels ne révèle aucune particularité par rapport à celle qu’elle adopte de manière générale dans sa fonction de cassation. La constitutionnalité de la décision des juges du fond s’intègre donc au cadre général de la cassation dans lequel l’étendue de la compétence de contrôle de la Cour est de ne pas connaître du fond des affaires, sauf disposition législative contraire20. Le fait de statuer uniquement en tant que Cour régulatrice du droit, donne à la Cour de cassation une mission institu-tionnelle de veiller à la bonne application de la règle de droit, à laquelle elle intègre le contrôle de sa correcte interprétation. Entendu ainsi, « le contrôle large, que la Cour de cassation assure à l’égard des sources de droit majeures […], et qui est un contrôle normal, constituant le droit commun de la cassation, s’exerce toujours en effet à partir des constations de fait souveraines des juges du fond, sur lesquelles le juge de cassation n’a de prise que par son contrôle minimum de la motivation. Ce contrôle large ne porte donc que sur des motifs de droit »21.

Selon ce cadre général, le juge de cassation peut se porter vers le droit constitutionnel en suivant la voie du contrôle restreint des motifs de fait. Il s’agit alors pour la Cour de sanctionner l’insuf-fisance dans les constatations des faits qui sont nécessaires pour statuer sur le droit, laquelle est constitutive d’un défaut de base légale. Autrement dit, chaque fois que la Cour de cassation se trouve en présence de constatations de fait incomplètes ou imprécises, qui la mettent dans l’impossibilité d’exercer pleinement son contrôle de la qualification des faits ou de l’application de la règle de droit, la censure pour défaut de base légale s’impose.

Il arrive parfois que les requérants aient à cœur de faire sanctionner par la cassation de l’arrêt la violation de la Constitution lorsqu’elle tire son origine d’une constatation incomplète des faits. Cela se manifeste essentiellement lorsque le juge d’appel a omis de procéder à une appréciation d’ensemble des éléments de preuve ou de faits constatés. C’est donc le raisonnement incomplet ou inachevé des juges du fond qui constitue alors l’inconstitutionnalité de leur motivation.

Ce raisonnement s’observe avec une certaine acuité dans des pourvois qui invoquent le droit constitutionnel de grève à l’occasion de conflits collectifs de travail ayant entraîné le lock out de l’en-treprise. Il est alors reproché à la Cour d’appel une prise en considération insuffisante de l’ensemble des éléments de fait22 propres à caractériser l’exercice abusif du droit de grève (ex. : grève perlée) et le cas de force majeur consécutif, justifiant la fermeture de l’entreprise pour réorganisation de la production.

20 Art. L. 111-2 du Code de l’organisation judiciaire, reprenant l’art. 3 du décret des 27 novembre et 1er décembre 1790. 21 L. Boré, La cassation en matière civile, Dalloz, 1997, n° 996.

22 Ex. : Soc. 2 février 1966, Société « bois africains contreplaques » c. Parrens Président, Bull.civ. V, n° 137 ; Soc. 9 novembre 1978, Bull. civ. V, n°  754  ; plus récemment  : Soc., 30 juin 2015, req. n°  14-10764 (insuffisante caractérisation d’une désorganisation complète de l’entreprise constitutif d’un abus du droit de grève ; violation de l’alinéa 7 du Préambule de 1946) ; Soc., 25 juin 2015, req. n° 14-10217 : viole le droit constitutionnel à la santé et au repos, en privant sa décision de base légale, le juge d’appel qui rejette la demande du salarié au titre des heures

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Une série d’arrêts récents23 intervenus dans le domaine de la rétention administrative éclairent également cette hypothèse où la violation de la Constitution est dérivée en quelque sorte d’une appréciation insuffisante des faits par les juges du fond. La Cour de cassation rappelle avec force aux juges des libertés qu’ils ne doivent pas omettre d’effectuer les constatations de faits propres à carac-tériser l’une des conditions d’application de la loi sous peine de priver leur décision de base légale et de contrevenir aux pouvoirs qu’ils détiennent en tant que gardiens de la liberté individuelle en vertu de l’article 66 de la Constitution. Ainsi, la Cour de cassation veille à ce que les juges du fond exercent en totalité leur pouvoir souverain d’appréciation des faits afin qu’ils s’assurent pleinement que les conditions matérielles de placement en rétention de l’étranger sont conformes aux exigences légales qui garantissent le respect de leur liberté individuelle constitutionnellement reconnue. En l’espèce, il s’agit de s’assurer que le juge des libertés a bien contrôlé non seulement que l’information sur les droits a bien été donnée à l’étranger, mais également que ce dernier a été mis en mesure d’exercer effectivement les droits qui lui sont reconnus. De la sorte, la haute juridiction sanctionne les juges du fond pour ne pas avoir pleinement exercé leur pouvoir de contrôle sur les conditions légales de placement en rétention de l’étranger ce qui, indirectement, lui permet de relever une violation des exigences constitutionnelles tirées de l’article 66.

Le contrôle de constitutionnalité s’exprime davantage avec éclat devant la Cour de cassation lorsque celle-ci empreinte la voie du contrôle étendu des motifs de droit. Le champ d’application des principes constitutionnels, leur sens ou leurs implications les plus concrètes peuvent être alors au cœur du débat en cassation. Il s’agit essentiellement pour la Cour de sanctionner une violation de la loi (constitutionnelle) soit pour fausse application ou refus d’application, soit pour fausse interprétation.

Dans un premier temps, les juges du fond ont opéré une nécessaire qualification juridique des faits versés au débat afin de déterminer le ou les règles juridiques applicables au litige parmi les-quelles se trouvent parfois des règles constitutionnelles. L’interruption du travail constatée dans l’entreprise s’analyse-t-elle en une grève constitutionnellement garantie par l’alinéa 7 du Préambule de 194624 ? Les propos tenus par un député au téléphone lors d’une émission de radio entrent-ils dans la catégorie des actes en lien direct avec l’exercice de ses fonctions qui bénéficient d’une immunité de fond en vertu de l’article 26 de la Constitution25 ? L’interpellation26 de l’étranger placé en rétention administrative ou sa garde à vue27 sont-elles constitutives d’atteintes à la liberté individuelle dont l’autorité judiciaire est la gardienne en vertu de l’article 66 de la Constitution ? Les juges d’instruc-tion peuvent-ils entendre le Président de la République en tant que témoin assisté dans le cadre de

supplémentaires « sans vérifier, ainsi qu’elle y était invitée, les conditions de mise en œuvre de l’accord collectif prévoyant le recours au forfait en jour ».

23 Civ. 1re, 31 janvier 2006, X c. préfet de police de Paris (7 espèces), Bull. civ. I, n° 45.

24 Soc., 15 janvier 1991, Conseil départemental de l’Ordre des médecins c. Layet, Bull. civ. IV, n° 19 ; LPA 5 juin 1991, n° 67, p. 21, note B. Mathieu (cassation pour fausse application du droit constitutionnel de grève au motif qu’il n’y avait pas grève dans les faits).

25 Crim, 7 mars 1988, Forni, Bull. crim., n° 113 ; JCP 1988, II, 21133, W. Jeandidier.

26 Civ. 2e, 28 juin 1995, Préfet de la Haute-Garonne c. Bechta, Bull. civ. II, n° 221 ; JCP 1995, II, 22504, concl. J. Saint-Rose ; Civ. 2e, 22 mai 1996, Onder c. préfeet de police de Paris, Bull. civ. II, n° 101 ; Civ. 2e, 11 juin 1997, préfet de police de Paris c. Sabeur, Bull. civ. II, n° 175.

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La place de la Constitution dans le contrôle de la Cour de cassation (en dehors de la QPC)

poursuites pénales28 ? Les exemples ne manquent pas dans la jurisprudence de la Cour de cassation dans lesquels la question de la constitutionnalité du jugement porte en partie ou en totalité sur la qualification juridique des faits qui préside à l’invocation de la norme constitutionnelle. Autrement dit, il s’agit le plus souvent pour le juge de cassation de contrôler si les juges du fond ont correctement circonscrit le champ d’application de la norme constitutionnelle en opérant une juste qualification juridique des faits de l’espèce.

Dès lors, le contrôle de cette opération de qualification est alors décisif tant elle conditionne l’épanouissement des exigences constitutionnelles dans le procès judiciaire et signale à l’adresse de tous les juges du fond les hypothèses pertinentes dans lesquelles il est nécessaire de recourir à l’argument constitutionnel. Une appréciation juridique erronée des faits scelle le sort des exigences constitutionnelles dans le procès judiciaire. Selon les cas, la Constitution aura été omise ou volon-tairement écartée par les juges sans que cette non-application soit commandée par une juste justi-fication. En sens inverse, mais dans le même ordre d’idée, les juges auront pu décider de mobiliser la norme constitutionnelle à tort à une situation de fait qui ne le justifiait pas. Ainsi, la violation de la Constitution par la décision attaquée pourra être relevée par la Cour de cassation soit, dans le premier cas, pour refus d’application, soit, dans le second cas, pour fausse application. Dans les deux cas, la Cour devra déterminer indirectement, mais nécessairement, le champ d’intervention exact à donner à la norme constitutionnelle.

Dans un deuxième temps, la Cour de cassation peut orienter son contrôle plus directement sur le sens et la portée qui ont été donnés aux règles et principes constitutionnels invoqués dans les motifs des juges du fond, déterminant le sens de leur décision. Les premiers juges auront pu commettre une erreur dans l’appréciation de la signification et de la portée concrète de la disposition consti-tutionnelle. Cette fausse interprétation, constitutive d’une violation de la Constitution, encourra la sanction de la Cour de cassation qui la jugera manifestement non-conforme au sens réel du texte ou du principe constitutionnel qu’elle entend adopter.

La jurisprudence de la Cour de cassation révèle quelques cas dans lesquels la Cour contrôle et, le cas échéant, sanctionne par la cassation une interprétation constitutionnelle erronée des juges du fond. C’est sans doute lorsque l’étendue de la compétence de la juridiction judiciaire est en jeu que l’on constate les plus belles manifestations de l’emprise interprétative de la Cour régulatrice sur le fondement de la Constitution.

Est-il nécessaire de rappeler la jurisprudence qui s’est établie au fil des arrêts, sur le fondement l’article 66 de la Constitution, dans le sens d’une résurgence29 puis d’une extension30 du contrôle judiciaire sur la procédure de rétention administrative d’un étranger ? À l’inverse, dans le sens d’une

28 Ass. plén., 10 octobre 2001, Breisacher, Bull. civ. A.P., n° 11.

29 Civ. 2e, 28 juin 1995, Préfet de la Haute-Garonne c. Bechta, arrêt précit. Depuis près de vingt ans en effet, la Cour de cassation n’a de cesse de rappeler aux juridictions du fond qui omettent l’ampleur de leur compétence en matière de rétention administrative « qu’en vertu de l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958 et 136 du Code de procédure pénale, il appartient au juge […] de se prononcer comme gardien de la liberté individuelle sur les irrégularités attentatoires à cette liberté invoquées par l’étranger ».

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limitation de la compétence judiciaire, il est permis de citer la cassation de plusieurs ordonnances de référé civil par l’Assemblée plénière31 au visa unique de l’article 59 de la Constitution selon lequel « le Conseil constitutionnel statue en cas de contestation sur la régularité de l’élection des députés et des sénateurs ». Il était alors reproché au juge civil de s’être à tort considéré compétent pour connaître de litiges relatifs aux documents électoraux sans tenir compte de la compétence en la matière du Conseil constitutionnel. De même, le juge civil de l’urgence est-il compétent pour ordonner en référé la réquisition de salariés grévistes pour prévenir un « dommage imminent » au sens de l’article 809 du Code de procédure civile sans contrevenir au droit constitutionnel de grève32 ?

Sur ce point précis de la compétence juridictionnelle de l’autorité judiciaire, c’est sans doute l’arrêt de l’Assemblée plénière Breisacher33 dans le domaine de la responsabilité pénale du Chef de l’État qui a révélé avec éclat la fonction de contrôle de l’interprétation de la Constitution que la Cour de cassation est capable d’endosser. Au-delà de la fausse application de l’article 68 de la Constitution qu’elle relève34, la Cour de cassation reproche en effet aux premiers juges d’avoir retenu un sens inexact de cette disposition, profitant de cette occasion pour dicter son interprétation souveraine. Pour statuer sur le sens à donner à l’article 68, les juges du fond avaient considéré qu’ils étaient placés en vertu de l’article 62 de la Constitution dans l’obligation de se référer au considérant n° 16 de la décision n° 98-408 DC du 22 janvier 199935 du Conseil constitutionnel. La Cour de cassation précise, en sens contraire, que le juge judiciaire n’était pas tenu, en vertu de l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel (art. 62), attachée non seulement au dispositif, mais encore aux motifs qui en sont le soutien nécessaire, de suivre l’interprétation émise par le Conseil constitutionnel, celle-ci n’étant portée que par un simple obiter dictum. Par voie de conséquence, les juges du fond s’étaient déclarés incompétents pour entendre le Président de la République en tant que témoin assisté dans le cadre de poursuites pénales contre X. Leur refus s’appuyait précisément sur le privilège de juridic-tion constitué par la compétence de la Haute Cour de justice sur les actes du Président en foncjuridic-tion que semblait conférer l’article 68, au dire du Conseil constitutionnel dans le considérant n° 16 de sa décision de 1999. Cette lecture de l’article 68, appliqué à tort à la situation de fait, est en définitive écartée explicitement pour fausse interprétation par l’Assemblée plénière au profit de sa propre lecture bien plus constructive : le maintien de la compétence des juridictions pénales pour tous les actes détachables et antérieurs à l’exercice de la fonction présidentielle, moyennant une suspension de la prescription de l’action publique durant l’exercice du mandat.

Enfin, en troisième lieu et dans le prolongement de l’hypothèse précédente, la Cour de cassation peut étendre son contrôle sur les conséquences les plus concrètes que les juges du fond ont pu tirer de l’application des exigences constitutionnelles. Sans contrevenir directement à la substance

31 Ass. plén., 8 mars 1996, Lalonde c. Mme Kerckel et autres (1re espèce) et Landouch et autres c. Perrier et autres (2e espèce), Bull. civ. A.P., n° 1 et 2 ; RFDC 1996, n° 25, p. 152, rapp. J.-P. Dorly ; D. 1996, p.373, note R. Ghevontian ; JCP 1996, II, 22621, note E. du Rusquee.

32 Soc., 25 février 2003, CFDT Santé Sociaux de la Haute-Garonne c. Association MAPAD de la Cépière, Bull. civ. V, n° 62 ; DS 2003, p. 621, note Ch. Radé, « le juge des référés et la réquisition des grévistes ».

33 Arrêt précit.

34 Cf. supra. La fausse application de l’article 68 de la Constitution est en réalité le résultat d’une fausse interprétation des termes de cette disposition.

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de ces dernières, les juges ont pu omettre d’en tirer toutes les implications utiles pour le litige. L’inconstitutionnalité est plus indirecte, car elle porte davantage sur la portée concrète qu’il convient de donner aux exigences constitutionnelles. La violation de la Constitution relevée par la Cour est alors précisément constituée par les déductions erronées ou insuffisantes opérées par les juges du fond sur la base de constatations de fait complètes.

Il en est ainsi, lorsque la chambre sociale reproche au juge d’appel, sur le fondement du sixième alinéa du Préambule de 1946 (liberté syndicale), de ne pas avoir tiré de la constatation de la nullité absolue du licenciement discriminatoire d’un salarié protégé que ce dernier « […] a droit au paiement d’une indemnité égale au montant de la rémunération qu’il aurait dû percevoir entre son éviction de l’entreprise et sa réintégration, peu important qu’il ait ou non reçu des salaires ou un revenu de remplacement pendant cette période »36.

Dans le même ordre d’idée, la chambre sociale a modifié sa jurisprudence sur les conventions de forfait jour lorsque l’employeur n’en a pas respecté le contenu. Auparavant, elle considérait que le salarié lésé était en droit d’obtenir des dommages et intérêts, sans remettre en cause la validité de la convention ou son efficacité37. Désormais, au visa inédit du « droit à la santé et au repos qui est au nombre des exigences constitutionnelles » issues de l’alinéa 11 du Préambule de 194638, la Cour impose aux juges du fond qu’ils déduisent de la constatation des manquements de l’employeur à ses obligations légales de suivi et de contrôle de l’exécution d’une convention de forfait jour que celle-ci « était privée d’effet et que le salarié pouvait prétendre au paiement d’heures supplémentaires dont elle devait vérifier l’existence et le nombre »39.

Il ressort de ce morceau choisi d’hypothèses de contrôle que le juge de cassation, en embrassant tout le prisme des motifs de fait et de droit retenus par les juges du fond, est parfaitement en capacité d’apprécier pleinement si les exigences constitutionnelles ont été effectivement respectées, conve-nablement appliquées et correctement entendues par les tribunaux inférieurs. Un office complet de juge de la constitutionnalité se dessine alors au fil des arrêts.

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