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Partie 2 L’expérience au cœur de l’imaginaire disciplinaire

2. La géographie expérientielle à l’université : démarches, enjeux et pratiques enseignantes

2.1. Les types d’expériences en jeu

Méthodologie d’analyse des articles publiés dans Journal of Geography in Higher Education

À partir des articles recensés dans la revue depuis 2008, nous avons pris en compte tous ceux qui mentionnent l’expérience comme un mot-clé, ce qui représente 36 articles (voir Annexe 1) sur les 426 articles publiés sur la période. Nous avons identifié le cadre théorique dans lequel l’expérience est prise en considération. Plus spécifiquement, nous avons relevé les références à Kolb ou à Dewey, que ces dernières soient :

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_ directes avec une référence bibliographique

_ indirects : deux cas de figures sont alors possibles. Le cadre théorique s’appuie sur des écrits secondaires qui font eux même référence aux théories de Kolb et Dewey. Ou bien alors l’article évoque à l’apprentissage expérientiel ou bien au « learning by doing » sans que la référence soit donnée.

Nous avons également analysé les usages faits du terme d’expérience dans ces articles pour en cerner la signification.

Dans les articles analysés, le terme d’expérience renvoie à des significations hétéroclites y compris au sein d’un même texte. Dans sa première acception, l’expérience désigne le vécu d’un sujet : nous parlerons d’expérience-vécue. C’est d’abord celui des étudiants dans une démarche d’apprentissage. Le terme d’expérience est associé à d’autres qualificatifs : « learning experience », « student experience », « personal experience ». La dimension spatiale est prise en compte dans un nombre réduit d’articles. Il s’agit principalement d’un vécu a-spatial. Lorsque les pratiques spatiales sont l’objet de l’expérience, c’est soit en lien avec les théories du genre, soit avec un déplacement sur le terrain notamment à l’étranger. Dans le premier cas (Hovorka & Wolf, 2009), les étudiants sont amenés à analyser les pratiques spatiales des femmes à partir d’un travail de terrain mené dans leurs espaces quotidiens. La démarche pédagogique vise à amener les étudiants à conceptualiser à partir de leurs observations : « This paper seeks to expand the range of pedagogical tools, contexts and ways in which geographical field experience can take place. It does so by reconceptualizing ‘the field’ based on the idea of ‘everyday life’ as a meaningful entry point within a classroom context, and as a space of learning in which students construct knowledge for themselves. An empirical investigation of student learning experiences explores the possibility of re-creating the benefits of residential field course offerings in a classroom-based field course » (op.cit., p. 89). La référence aux théories du genre apparait dans deux articles (Hoven, 2009; Summerby-Murray, 2010). Ce n’est pas fortuit. Les théories du genre se sont construites dans la perspective d’une géographie critique qui conduit les enseignants à questionner le rapport des étudiants à l’espace qu’ils arpentent. Cette explicitation et conscientisation du rapport à l’espace s’inscrit pleinement dans une géographie expérientielle

Lorsque l’expérience a une dimension spatiale, dans la majorité des cas, c’est à partir d’une sortie de terrain. Nous parlerons alors d’expérience-spatiale. La spatialité de l’expérience est abordée soit comme quelque chose qui s’impose aux étudiants dans le cadre d’une sortie sur un territoire mal ou peu connu des étudiants ou en voyage à l’étranger, soit comme un élément qui émerge d’un travail réflexif planifié par l’enseignant. Les deux sont parfois combinés. Dans le premier cas, les étudiants sont confrontés à l’altérité et l’inconnu (culture étrangère, une langue qu’ils ne maitrisent pas, des espaces inconnus) qui créent les conditions de la réflexivité ce qui conduit les étudiants à questionner leurs pratiques spatiales, celles des autres et l’espace dans lequel ils se trouvent (Wesche, Huynh, Nelson, & Ramachandran, 2010; Moran & Round, 2010; Rosser, 2012; Wright & Hodge, 2012 ; Castleden, Daley, Morgan, & Sylvestre, 2013; Glass, 2015). Dans le second cas, la réflexivité est une des étapes de la démarche mise en œuvre par le professeur qui mobilise pour cela différents outils : l’écriture (Summerby-Murray, 2010), l’analyse des émotions (Wright & Hodge, 2012), ou le travail collaboratif (Vogt & Skop, 2017).

Le terme d’expérience est aussi employé pour parler des enseignants dont « l’expérience » sous-tend les choix pédagogiques. Implicitement, le terme renvoie alors aux compétences et aux pratiques professionnelles des enseignants. Il s’agit ici de l’expérience-professionnelle. L’expérience intervient dans

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le texte comme un argument d’autorité pour étayer certains aspects de la démarche pédagogique décrite. L’expérience-professionnelle est aussi celle des étudiants qui dans le cadre de stages ou en confrontation avec le terrain, développent des compétences professionnelles.

Dans les articles analysés, l’expérience renvoie à des démarches pédagogiques multiples : terrain, atelier, usage de l’écriture, du numérique (vidéo, application, GPS), SIG, engagement communautaire, stage. L’hétérogénéité des usages du terme au sein d’un même article et entre les articles du corpus nous amène à penser que « experience » est utilisé dans certains cas comme un mot valise sans assise théorique. Le fait que les théories de Dewey ou Kolb soient très peu citées et référencées en bibliographie abonde dans ce sens : sur les 19 articles qui se réfèrent à l’expérience et au terrain, seuls 7 citent Kolb et 2 Dewey17. La présence des termes « experiential learning » ne garantit pas le recours à la théorie de Kolb. De la même manière, un des articles utilise « learning by doing » sans référence à Dewey (Hovorka & Wolf, 2009). La faible assise théorique du terme expérience explique que l’expérience-vécue des étudiants, notamment sur le terrain (field experience) soit présentée comme une confrontation sans filtre des étudiants au « monde réel ». Les termes de « direct experience » et « real world » sont fréquemment employés (25% des articles), ce qui questionne les conceptions de l’apprentissage des auteurs et les théories pédagogiques et didactiques sous-jacentes. Penser l’expérience comme un accès direct au monde et à sa connaissance correspond à une vision positiviste de l’apprentissage et des sciences. Karen Nairn (Nairn, 2005) a fait un constat semblable en 2005 en analysant la littérature publiée sur les sorties de terrain18 en géographie à l’université. Elle a identifié trois groupes d’auteurs.

« In this literature, I identify the following broad patterns. First, some authors tended to privilege direct experience of ‘the other’ in the form of viewing ‘the other’ and/or having direct speaking access to ‘the other’ (see for example, Berry, 1997 Berry, K. 1997. ; Elwood, 2004 ; Lowder, 2002 ; Robson, 2002). Although some of these authors wrote of the limits of experience (as in the case of Elwood, 2004), there were, nevertheless, indicators of a belief that direct experience would in and of itself challenge and change students’ perspectives of ‘the other’ (see for example, Berry, 1997 ; Lowder, 2002; Robson, 2002). A second broad pattern was distinguished by those authors who described strategies to encourage their students to think about their positions in relation to their learning about ‘the other’. This was most often facilitated by asking students to complete journals documenting their critical reflections (see for example, Cook, 2000; May, 1999). A third broad group includes those authors who have questioned geographic forms of knowing dependent on scopic regimes (see for example, Rose, 1993, 1996, 2001) and on constructing the exotic ‘other’ without recourse to examination of the underlying implicit norm (see for example, Kobayashi, 1999; Howitt, 2001 ; Monk, 2000). » (op.

cit., p. 295)

Karen Nairn dénonce dans son article d’une part le mythe de l’accès direct au terrain mais aussi la reproduction d’une « épistémologie logocentrique et essentialisante » en référence aux travaux de Lee (1996). Elle analyse une excursion réalisée en Nouvelle Zélande dans le cadre d’un cours de géographie humaine qui porte sur les migrations. Dans ce cadre, les étudiants ont été amenés à se déplacer dans des

17 Un article réfère l’apprentissage expérientiel à : Beard, C., & Wilson, J.P. (2013). Experiential learning: A handbook for education, training, and coaching (3rd ed.). London : Kogan

18 Les articles cités sont principalement extraits du Journal of Geography in Higher Education mais les articles sont postérieurs à ceux que j’ai étudiés.

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quartiers périphériques principalement fréquentés par des minorités issues de l’immigration (Chinois, Maori, peuples issus des iles pacifiques). Leurs déplacements se sont faits en bus mais aussi à pied. Les étudiants ont notamment été amenés à se promener et à manger19 dans un marché local. Or, comme le montre Karen Nairn, leur confrontation à la population locale ne leur pas permis de mettre à distance les catégories « race » « classe » etc. par lesquels ils pensent l’Altérité. Ainsi, les trois étudiantes qui ont servi d’étude de cas pour l’auteur, disent en interview la peur et l’appréhension qu’elles ont ressenties lors de leur promenade au marché, et l’expliquent par la violence des Maoris alors même qu’elles n’ont pas été témoins d’actes violents. Cette sortie a conforté leurs sentiments d’altérité et leurs préjugés sur la population de ce quartier. Le travail de Karen Nairn soulève un enjeu didactique majeur qui est celui de la manière dont les enseignants outillent les étudiants en sortie de terrain tant sur le plan cognitif qu’épistémologique. En arrière fond, se dessine un débat épistémologique, celui de la construction de savoirs sur les Autres et la nécessité d’explorer au préalable nos normes implicites (Rose, 1993). La sortie de terrain étudiée par Karen Nairn est un cas limite car le sujet du cours (les migrations) et le contexte sociétal dans lequel il s’inscrit (une société multiculturelle) soulèvent pour les étudiants la question de leur identité, de leur rapport aux autres et au monde. Ce type de questions n’émergerait pas ou bien de manière moins vive lors d’une sortie en géographie physique par exemple. L’immigration est une question socialement vive (Legardez & Simmoneaux, 2006a). Cette nuance n’enlève rien à la pertinence des conclusions de l’auteur. Les travaux de Yann Calbérac (2010) rejoignent les conclusions de Karen Nairn en montrant que le terrain est pensé comme le lieu de l’expérience par excellence.