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Des « trouées » dans l’espace du film

III. Explosion et éclosion finales des espaces

3. Des « trouées » dans l’espace du film

La rupture plastique des images documentaires crée une plaie dans la matière du film : de l’image ultra-esthétique d’un film d’auteur, nous passons à une image prise sur le vif. La rupture semble créer une ouverture plastique de l’espace filmique. Cette impression d’ouverture de l’espace filmique est renforcée par le motif même des images : la représentation d’espaces extérieurs. Nous le rappelons, dans ces deux films en particulier - In the Mood for Love et 2046 - Wong Kar-wai confine l’action dans des espaces intérieurs, notamment des chambres. L’absence d’ouverture sur l’extérieur peut donner par moment une impression d’asphyxie, parfois liée au sentiment d’enfermement des personnages. La représentation d’espaces extérieurs - les rues de Hong Kong pendant les manifestations de 1967, le temple d’Angkor - peuvent nous faire éprouver une libération, telle une bouffée d’air frais au milieu de cet emprisonnement constant.

Ces « trouées » dans l’espace du film évoquent la manière dont Antoine Gaudin conçoit l’espace cinématographique en tant que respiration phénoménologique. Il évoque notamment l’ouverture du film Voyage en Italie (1954) de Roberto Rossellini . Dans cette scène, nous assistons à la lente 94

désintégration d’un couple, lequel est en train de voyager en voiture. Gaudin note comment le montage alterne entre l’intérieur de l’habitacle, d’une part, et le paysage de la campagne italienne, d’autre part. Pour lui, ces passages de l’intérieur à l’extérieur sont autant de « trouées », qui projettent le spectateur dans une nature rurale, et ce, aussi soudainement qu’inexplicablement. Pour lui, ces plans sur la campagne italienne sont le point de départ d’une conception moderne de l’espace au cinéma : certes, ils suivent le regard de la protagoniste, et cependant, ils sont dénués d’un sens directement explicable par la narration. Pourquoi nous montrer ce qu’elle voit, s’il n’y a rien de précis à montrer ? Ces plans d’espaces sans objet narratif sont fondamentalement ouverts à notre interprétation. Antoine Gaudin lie notre incapacité à trouver un sens à ces plans, à l’incapacité de la protagoniste à trouver un sens à sa vie et à son mariage, en douce déliquescence.

Gaudin, Op. cit., pp. 68-69 93

Ibid., pp. 68-69. 94

Les images documentaires de In the Mood for Love et de 2046 sont des « trouées », d’abord par leur motif - les espaces extérieurs - mais également par leur moindre qualité plastique. A la forte esthétisation des images de Wong Kar-wai, succèdent ces images dont la lisibilité est assez difficile. Par cette sorte de détérioration, encore davantage que par leur motif, ces images évoquent une libération esthétique et plastique du film. A la netteté succède le grain ; aux couleurs chatoyantes, le noir et blanc (2046) ; au montage langoureux, la mitraille de l’histoire ; aux visages des stars, la masse indiscernable et anonyme. Evidemment, j’opère un déplacement de l’idée d’Antoine Gaudin, qui lui traite simplement de l’espace du film. Je cherche ici à montrer que les trouées qu’il conceptualise sont, dans ce cas chez Wong Kar-wai, aussi spatiales qu’esthétiques. L’utilisation de bobines que le réalisateur n’a pas lui-même tournées, qui viennent de l’extérieur du film, renforce encore cette idée d’une sortie de l’espace plastique de celui-ci.

Lors de ces « trouées » plastiques, la chair du film est comme déchirée, dans une plaie béante. Ce phénomène est particulièrement fort dans In the Mood for Love, où l’espace du film ne se refermera plus. En effet, à la suite du reportage, nous nous retrouvons au temple d’Angkor au Cambodge - en extérieur -, où le film se termine. C’est comme si les images documentaires avaient libéré le film pour de bon, détruisant son architecture claustrophobe. Et ce en lien avec l’idée forte développée dans le film concernant la fin d’une époque. Une fois détruite cette époque, ne restent que les ruines d’Angkor, au milieu desquelles le film meurt des séquelles de ses blessures.

Les images documentaires incluses par Wong Kar-wai sont l’occasion d’un double choc : d’une part, l’irruption d’une indicialité accrue de l’image, qui semble déchirer le régime fictionnel, et d’autre part, la détérioration plastique qui déchire la chair du film. Dans les deux cas, ces images peuvent s’expliquer par un désir de contextualisation par le réalisateur. Mais si c’est assez clair pour les images de 2046, accompagnées d’une narration, les images d’In the Mood for Love quant à elle, conservent à chaque visionnage une aura fondamentalement mystérieuse . Elles sont comparables 95

sur ce point avec les plans extérieurs de Voyage en Italie : pourquoi nous montrer cette visite du Général de Gaulle ? La suite révèle que les images pourraient nous indiquer le déplacement de l’action au Cambodge, et préparer la scène finale. Mais cette explication n’est pas tout à fait satisfaisante. A plusieurs reprises dans le film, Wong Kar-wai alterne entre Hong Kong et les Philippines, sans pour autant établir ce changement de lieu. Ces images ont une vocation plus

Aura décuplée par le changement de langue, particulièrement saisissante pour nous Français. En tous 95

profonde, qui dépasse la simple contextualisation narrative : elles invitent la grande histoire au sein de la petite. Au champ narratif du film, Wong Kar-wai insère un contre-champ historique, qu’il est lui-même incapable de filmer. L’inclusion de fragments d’images documentaires sont comme des fragments d’histoire inclus dans une narration, elle-même, profondément fragmentée.