m’intéresserai au regard posé sur le corps du Noir, tant par sa communauté que
par les Blancs. Nous avons déjà vu que pour Cal et Horn, le corps de ce Noir est
conçu comme un objet de tractation entre les deux communautés, comme
marchandise. Ce corps est sans valeur pour eux, il rejoint l’anonymat. Les codes
culturels sont différents pour Alboury : le corps d’un mort est entouré de pratiques
rituelles. On apprend ainsi que : « […] sa mère était partie sur le chantier poser
des branches sur son corps […].»256. La demande de restitution du corps est
perçue comme une nécessité : « […] on ne peut pas laisser la vieille crier ainsi
toute la nuit et demain encore ; qu’on ne peut pas laisser le village tout en
éveil[…]»257. Pour Alboury, il existe un lien communautaire qui est détruit par la
disparition du corps . Sa communauté participe à la même corporéité basée sur le
255
GUIBERT, H. (1995). Entretien de Bernard-Marie Koltès avec Hervé Guibert. Alternatives
théâtrales/ Odéon- Théâtre de l’Europe.[ Bernard-Marie KOLTES]. 35-36, p. 17.
256
KOLTÈS, B.-M. (1983). Op. cit. p. 150, p. 9.
257KOLTÈS, B.-M. (1983). Ibid., p. 13.
mythe de la fraternité. Alboury éprouve un attachement épidermique pour le corps
de son frère, Nouofia. La sensation de froid qu’il ressent, alors même que le soleil
brûle les autres gens, est partagée par son frère et les rapproche : « […] mon frère
m’a dit : moi aussi, je gèle ; nous nous sommes réchauffés ensemble. »258. Cette
sensation de froid est également éprouvée par les siens et départage les deux
communautés, en excluant les Noirs. François POUJARDIEU (2003) , dans son
étude sur la place du Noir dans l’œuvre de KOLTÈS, reprendra cette idée et
postulera que :
« Cette différence de nature apparaît comme le ferment d’un lien
communautaire. En effet, KOLTÈS indique clairement que c’est le
déterminisme de l’exclusion qui est à l’origine de la fraternisation. »259
Ce rapprochement physique pallie le manque. C’est un contact au double sens
corporel et social du terme. La psychanalyse peut nous aider à mieux comprendre
ces paroles. Didier ANZIEU a, en effet, montré que la recherche de la chaleur
auquel s’ajoute un mouvement de bercement joue un rôle important dans les
grands groupes. Plus spécifiquement, dans le travail de groupe, les participants ont
tendance à se plaindre du froid et à se rapprocher. TURQUET indiquait aussi que
la conséquence de l’établissement pour le sujet d’une peau-frontière avec son
voisin, fait émerger la possibilité de vivre par délégation260. Dans Combat de
nègre et de chiens (1983), la perte du corps de l’Autre a rompu l’équilibre de la
communauté. C’est le propos d’Alboury :
258
KOLTÈS, B.-M. (1983). Op. cit. p. 150, p. 32.
259
POUJARDIEU, F. (2003). La figure du noir dans la dramaturgie de Bernard-Marie Koltès.
Théâtre/Public. 168, p. 42.
« C’est pourquoi je viens réclamer le corps de mon frère que l’on nous
a arraché, parce que son absence a brisé cette proximité qui nous
permet de nous tenir chaud, parce que, même mort, nous avons
besoin de sa chaleur pour nous réchauffer, et il a besoin de la nôtre
pour lui garder la sienne. »261
Ce mort prend place parmi les vivants, il jette un pont entre le visible et
l’invisible. Perdre le corps de Nouofia c’est dans un mouvement spéculaire se
perdre soi-même, perdre son identité sociale et individuelle. Aussi seule une autre
mort apportera une résolution au processus tragique. Alboury prend sa résolution :
« Si j’ai pour toujours perdu Nouofia alors, j’aurai la mort de son meurtrier»262.
Comme le montre Isabelle MOINDROT (1995) : « Alboury offre à son frère mort
l’hommage d’un autre mort […] »263.
Pour les Blancs, la perception du corps d’un Noir renvoie à un système
idéologique qui semble légitimer les années de colonialisme. Le racisme dont ils
font preuve est différent : il est larvé chez Horn et au contraire, manifeste dans les
paroles de Cal. Si on s’intéresse tout d’abord à Horn, il me semble qu’il manifeste
une certaine condescendance et reste insensible à la douleur de Alboury :
« Enfin son corps, que vous importe son corps ?C’est la première fois
que je vois cela ; pourtant, je croyais bien connaître les Africains,
cette absence de valeur qu’ils donnent à la vie ou à la mort. »264
Cal, quant à lui, développe un délire de persécution à l’égard des Noirs. Sa phobie
a pour objet la menace des crachats des Africains destinés aux Blancs :
« Car ils crachent tout le temps, ici, et toi, qu’est-ce que tu fais ?, tu
261
KOLTÈS, B.-M. (1983). Op. cit. p. 150, p. 33.
262KOLTÈS, B.-M. (1983). Ibid., p. 90.
263
MOINDROT, I. (1995). Bernard-Marie Koltès : le secret, le trouble et la résolution.
Alternatives théâtrales/ Odéon- Théâtre de l’Europe. [Bernard- Marie KOLTES]. 35-36, p. 82.
264KOLTÈS, B.-M. (1983). Ibid., p. 31.
fais comme si tu ne voyais pas. Ils ouvrent un œil et crachent,
ouvrent un autre œil et crachent, crachent en marchant, en mangeant,
en buvant, assis, couchés, debout, accroupis, entre chaque bouchée, à
chaque minute du jour ; ça finit couvrir le sable du chantier et des
pistes, ça pénètre à l’intérieur, cela fait de la boue et, quand on
marche dessus, nos pauvres bottes enfoncent. […] crachats de boubous
sont menace pour nous. »265
Cal se sent victime et menacé. On peut souligner que le visage des africains est
réduit à un œil, leur corps semble occulté. L’ampleur de sa phobie est démontrée
dans l’allégorie délirante qu’il invoque :
« Si on réunissait tous les crachats de tous les nègres de toutes les tribus
de toute l’Afrique […] il ne resterait plus rien que les mers d’eau
salée et les mers de crachats mêlées, les nègres seuls surnageant sur
leur propre élément. »266.
Au fond, Cal a déjà justifié son geste : il a tué Nouofia pour un acte
Dans le document
Le corps et ses images dans l’écriture dramatique contemporaine -Une application du logiciel « Alceste »-
(Page 156-159)