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La troisième caractéristique du corps envisagé dans Combat de nègre et de chiens (1983) renvoie aux interactions sociales, à ce que les autres disent de ce corps. Je

m’intéresserai au regard posé sur le corps du Noir, tant par sa communauté que

par les Blancs. Nous avons déjà vu que pour Cal et Horn, le corps de ce Noir est

conçu comme un objet de tractation entre les deux communautés, comme

marchandise. Ce corps est sans valeur pour eux, il rejoint l’anonymat. Les codes

culturels sont différents pour Alboury : le corps d’un mort est entouré de pratiques

rituelles. On apprend ainsi que : « […] sa mère était partie sur le chantier poser

des branches sur son corps […].»256. La demande de restitution du corps est

perçue comme une nécessité : « […] on ne peut pas laisser la vieille crier ainsi

toute la nuit et demain encore ; qu’on ne peut pas laisser le village tout en

éveil[…]»257. Pour Alboury, il existe un lien communautaire qui est détruit par la

disparition du corps . Sa communauté participe à la même corporéité basée sur le

255

GUIBERT, H. (1995). Entretien de Bernard-Marie Koltès avec Hervé Guibert. Alternatives

théâtrales/ Odéon- Théâtre de l’Europe.[ Bernard-Marie KOLTES]. 35-36, p. 17.

256

KOLTÈS, B.-M. (1983). Op. cit. p. 150, p. 9.

257

KOLTÈS, B.-M. (1983). Ibid., p. 13.

mythe de la fraternité. Alboury éprouve un attachement épidermique pour le corps

de son frère, Nouofia. La sensation de froid qu’il ressent, alors même que le soleil

brûle les autres gens, est partagée par son frère et les rapproche : « […] mon frère

m’a dit : moi aussi, je gèle ; nous nous sommes réchauffés ensemble. »258. Cette

sensation de froid est également éprouvée par les siens et départage les deux

communautés, en excluant les Noirs. François POUJARDIEU (2003) , dans son

étude sur la place du Noir dans l’œuvre de KOLTÈS, reprendra cette idée et

postulera que :

« Cette différence de nature apparaît comme le ferment d’un lien

communautaire. En effet, KOLTÈS indique clairement que c’est le

déterminisme de l’exclusion qui est à l’origine de la fraternisation. »259

Ce rapprochement physique pallie le manque. C’est un contact au double sens

corporel et social du terme. La psychanalyse peut nous aider à mieux comprendre

ces paroles. Didier ANZIEU a, en effet, montré que la recherche de la chaleur

auquel s’ajoute un mouvement de bercement joue un rôle important dans les

grands groupes. Plus spécifiquement, dans le travail de groupe, les participants ont

tendance à se plaindre du froid et à se rapprocher. TURQUET indiquait aussi que

la conséquence de l’établissement pour le sujet d’une peau-frontière avec son

voisin, fait émerger la possibilité de vivre par délégation260. Dans Combat de

nègre et de chiens (1983), la perte du corps de l’Autre a rompu l’équilibre de la

communauté. C’est le propos d’Alboury :

258

KOLTÈS, B.-M. (1983). Op. cit. p. 150, p. 32.

259

POUJARDIEU, F. (2003). La figure du noir dans la dramaturgie de Bernard-Marie Koltès.

Théâtre/Public. 168, p. 42.

« C’est pourquoi je viens réclamer le corps de mon frère que l’on nous

a arraché, parce que son absence a brisé cette proximité qui nous

permet de nous tenir chaud, parce que, même mort, nous avons

besoin de sa chaleur pour nous réchauffer, et il a besoin de la nôtre

pour lui garder la sienne. »261

Ce mort prend place parmi les vivants, il jette un pont entre le visible et

l’invisible. Perdre le corps de Nouofia c’est dans un mouvement spéculaire se

perdre soi-même, perdre son identité sociale et individuelle. Aussi seule une autre

mort apportera une résolution au processus tragique. Alboury prend sa résolution :

« Si j’ai pour toujours perdu Nouofia alors, j’aurai la mort de son meurtrier»262.

Comme le montre Isabelle MOINDROT (1995) : « Alboury offre à son frère mort

l’hommage d’un autre mort […] »263.

Pour les Blancs, la perception du corps d’un Noir renvoie à un système

idéologique qui semble légitimer les années de colonialisme. Le racisme dont ils

font preuve est différent : il est larvé chez Horn et au contraire, manifeste dans les

paroles de Cal. Si on s’intéresse tout d’abord à Horn, il me semble qu’il manifeste

une certaine condescendance et reste insensible à la douleur de Alboury :

« Enfin son corps, que vous importe son corps ?C’est la première fois

que je vois cela ; pourtant, je croyais bien connaître les Africains,

cette absence de valeur qu’ils donnent à la vie ou à la mort. »264

Cal, quant à lui, développe un délire de persécution à l’égard des Noirs. Sa phobie

a pour objet la menace des crachats des Africains destinés aux Blancs :

« Car ils crachent tout le temps, ici, et toi, qu’est-ce que tu fais ?, tu

261

KOLTÈS, B.-M. (1983). Op. cit. p. 150, p. 33.

262

KOLTÈS, B.-M. (1983). Ibid., p. 90.

263

MOINDROT, I. (1995). Bernard-Marie Koltès : le secret, le trouble et la résolution.

Alternatives théâtrales/ Odéon- Théâtre de l’Europe. [Bernard- Marie KOLTES]. 35-36, p. 82.

264

KOLTÈS, B.-M. (1983). Ibid., p. 31.

fais comme si tu ne voyais pas. Ils ouvrent un œil et crachent,

ouvrent un autre œil et crachent, crachent en marchant, en mangeant,

en buvant, assis, couchés, debout, accroupis, entre chaque bouchée, à

chaque minute du jour ; ça finit couvrir le sable du chantier et des

pistes, ça pénètre à l’intérieur, cela fait de la boue et, quand on

marche dessus, nos pauvres bottes enfoncent. […] crachats de boubous

sont menace pour nous. »265

Cal se sent victime et menacé. On peut souligner que le visage des africains est

réduit à un œil, leur corps semble occulté. L’ampleur de sa phobie est démontrée

dans l’allégorie délirante qu’il invoque :

« Si on réunissait tous les crachats de tous les nègres de toutes les tribus

de toute l’Afrique […] il ne resterait plus rien que les mers d’eau

salée et les mers de crachats mêlées, les nègres seuls surnageant sur

leur propre élément. »266.

Au fond, Cal a déjà justifié son geste : il a tué Nouofia pour un acte