Figure 8 : Les publications des Éditions Albert Skira (1931-1948)
2 2 LE TRAVAIL AUX ÉDITIONS 2 2 1 Albert Skira : un moteur
Si l’entreprise fonctionne dans un climat d’émulation et une atmosphère chaleureuse, c’est grâce à la très forte personnalité d’Albert Skira. Il est un moteur pour les Éditions, comme le raconte Catherine Sagnier :
« Dès qu’Albert Skira avait une idée, un projet en tête, il fallait de suite que tout le monde soit au courant et il devenait agréablement obsessif. » 162
En effet, pour l’éditeur, créer des livres représente l’ouvrage de sa vie. C’est une réelle vocation qu’il aime faire partager autour de lui. Dans l’émission de 1966, il revient sur ses premières années dans ses bureaux genevois :
DONZÉ Gérard, GIROUD Jean-Charles, Un homme qui écrit : bibliographie de l’œuvre de
160
Georges Haldas, Lausanne, L’Âge d’homme, 1997, p. 17.
MOTTIER Christian, op. cit., 4’27’’-4’46’’.
161
Entretien Catherine Sagnier, Cadaqués, 13 avril 2014.
« (Dans son bureau) Et j’arrivais à dormir par terre, et j’avais comme oreiller un classeur. C’est un peu dur, mais enfin bon… un classeur, hein ! Et puis tout le monde avait des classeurs, on y arrivait. Et là, ma vie… c’est ma vie ici !…
(Dans son jardin de sa maison à Dully dans le canton de Vaud) Vous voulez une
réponse ? Je préfère mon travail. (Désignant son jardin) Ceci, pour moi, est une chose très belle, mais je crois qu’en fin de compte, je préfère mon travail, car ceci n’est pas une création, vous comprenez : vous n’avez qu’à prendre un jardinier, vous n’avez qu’à acheter du terrain, c’est bien simple ça, tout le monde peut le faire. Mais créer, trouver quelque chose… On me dit : il faut avoir des idées, n’est-ce pas ? on me dit : il faut des idées, mais je dis : les idées, on ne les trouve pas comme ça. » 163
C’est donc le désir de créer quelque chose d’original et d’inédit qui motive Albert Skira. Il suit ses idées et ne se contente pas seulement de les approcher, cherchant toujours à se surpasser. Le peintre Roger Montandon qui travaille aux Éditions pendant quelques temps, relate ses impressions sur le fonctionnement de l’éditeur :
« Sur la manière de travailler de Skira, telle qu’elle me fut révélée, il y aurait beaucoup à dire. Il ne procédait pas autrement qu’un artiste. Comme tous les grands bonshommes l’habitait le dessein de son entreprise, ce qui fait qu’il savait toujours clairement ce qu’il voulait et que ne se posait à lui en somme que le problème des moyens de l’obtenir. Ainsi il recherchait, multipliait les essais, mais ne donnait jamais l’impression de s’y perdre. Chaque élaboration, toujours remise en question, était un pas de plus vers la solution définitive. Plus haut le dessin, plus longue la route pour y parvenir, et, comme il y avait tout de même un horaire de programme à tenir, des accords arrêtés avec les imprimeurs, les jours et les nuits n’y suffisaient pas toujours. Et
MOTTIER Christian, op. cit., 27’35’’-28’54’’.
c’est ici que Skira se montrait admirable et se surpassait dans son entêtement de conquérant. A l’heure fatidique de l’impression, s’il n’était pas entièrement convaincu, il faisait tout suspendre et on repartait à zéro. » 164
Cette passion d’Albert Skira est un moteur pour les employés de la maison d’édition. Il est sans cesse derrière chaque projet, et cela lui tient à cœur. Son enthousiasme se communique à travers toute la rédaction. Cependant, les conditions sont parfois difficiles, selon une de ses employées :
« Il a un caractère extrêmement changeant, et quelque chose qu’il a dit maintenant, ne sera peut-être plus valable dans une heure de temps. Alors, au fond, il faut le connaître beaucoup pour savoir quelle est sa pensée et quelle est son idée, tant sur le plan commercial, que technique ou artistique. » 165
La proximité des différents collaborateurs permet donc la création des livres Skira. Roger Montandon poursuit dans son explication sur la manière de travailler aux Éditions :
« Je revois bien la tête d’Albert dans ces moments-là, son expression, son œil. La maquette était étalée sur la table. Enfin la solution après des nuits de veille ! Voir du Maître : « Maintenant je crois que nous y sommes. Allons boire un café-crème ! » Ouf ! Victoire ! On est fourbus, on tient mal debout ! Dehors la pluie grise de Genève. Les « Négociants », à peine éclairés sont sur le point de fermer. Pour Skira, il y aura une petite tolérance. On s’assied. A travers la fatigue on se sourit. Le café fume, on le sirote lentement, sans rien se dire. Mais ce que j’ai vu ne me trompe pas. L’œil du maître vient de perdre cette étincelle qu’il avait là-haut ; tout à l’heure, il a viré du brillant au mat, au flou. Maintenant il est très vague, comme inexpressif. Cet œil, j’en connais le
MASON Rainer Michael (dir.), Salut à Albert Skira, Genève, Revue de Belles-Lettres, 1968, p. 23.
164
MOTTIER Christian, op. cit., 4’47’’-5’01’’.
langage. Je me dis : c’est foutu et ce n’est pas ce soir encore que nous irons nous coucher. Nous remontons. Dans l’ascenseur, Skira est toujours silencieux. Dans le bureau, il jette à peine un regard sur la maquette : « Non, mon vieux, ça ne va pas, ça n’y est pas du tout. Au boulot ! Il faut trouver autre chose. » » 166
Albert Skira transmet, ainsi, sa passion et son désir de réaliser de beaux livres. Il crée une atmosphère d’émulation, demandant toujours plus à ses collaborateurs et amis : « Même moi, qui n’avais pas de fonction particulière, il n’hésitait pas à m’appeler à tout heure. Et il savait insister. » , raconte Jean Starobinski. Cette manière de travailler participe de cet esprit Skira. 167
2. 2. 2. L’envoi à l’impression
Une fois la maquette reprise de nombreuses fois jusqu’à obtention du résultat voulu, elle est envoyée à l’imprimerie. À partir de 1951, et ce jusqu’en 1971, les livres d’art Skira sont imprimés, pour le texte, à l’Imprimerie Kundig et, pour les planches, aux Imprimeries réunies de Lausanne, où les Éditions possèdent leur propre atelier d’impression en couleurs dont le directeur technique est Jean Studmann, dans les années 1960 . Elles y entreposent 168
deux batteries de quatre presses , des Heidelberg Druckmaschinen , ainsi qu’une machine 169 170
pour réaliser l’or sur les reproductions en couleurs . Celles-ci impriment jusqu’à 45 000 171
vignettes en trois jours . 172
MASON Rainer Michael (dir.), op. cit., p. 23-25.
166
RÜF Isabelle, « « Labyrinthe » ou le journal d’une utopie », in Le Temps, 9 avril 2009.
167
Bulletin trimestriel des Éditions d’art Albert Skira, n° 4, décembre 1966, p. 4.
168
DIDIER Constance, op. cit., p. 59.
169
Entretien Catherine Sagnier, Cadaqués, 13 avril 2014.
170
DIDIER Constance, op. cit. p. 59.
171
Ibid.
Comme on peut le voir à la fin des volumes de différentes collections, les ouvrages sont reliés par l’entreprise de Roger Veilh , sur du papier de luxe provenant de la papeterie 173
suisse Blum et Rochat. Les premiers livres tirés en 1949 permettent d’expérimenter les rendus de l’encre : Albert Skira convient d’utiliser « le « Hartpostschwarz » de Labitzké et 1/5 de noir d’illustration » . Ces indications ne sont plus données par la suite sur les volumes, il 174
nous est donc difficile de savoir si Albert Skira continue de travailler de cette manière.
Tout comme pour la réalisation de la maquette, Albert Skira est présent à chaque étape de l’impression, jusqu’à ce qu’il soit sûr du rendu final. Aucun détail n’est laissé de côté. Du fait de son expérience des livres d’artiste et de la grande exigence des peintres avec qui il a
Roger Veilh reçoit un diplôme d’honneur dans la catégorie « reliure industrielle » à l’occasion du
173
concours organisé lors du deuxième Salon international du livre d’art et bibliophilie qui a lieu à Lausanne en 1971, in Gazette de Lausanne, 6 février 1971.
« Annexe 71 : Réimpression de l’Histoire de la peinture moderne (Archives Kundig) », in DIDIER
174
Constance, op. cit.
Figure 11 : Albert Skira aux Imprimeries réunies de Lausanne
STROUT David L., Albert Skira – The man
travaillé - notamment Matisse pour les Poésies de Mallarmé -, sa rigueur est très élevée 175
pour imprimer ses luxueux livres d’art :
« L’encrage se juge, si bizarre que cela paraisse, plus au toucher qu’à l’oeil. […] Obtenir un encrage uniforme, c’est diablement dur ! Entre nous, je ne prétends pas y être arrivé. Et pourtant que de fois j’ai égalisé, repiqué, refais la mise en train… et recommencé avec mes typos, jamais fatigués, fiers du résultat. L’un deux m’a dit une fois que j’avais vaincu par mon exigence. Longtemps après j’ai compris qu’il avait raison. Il partageait mon admiration pour le texte et l’illustration et il m’était reconnaissant de ne pas m’être arrêté en route, mais au contraire d’avoir été jusqu’au bout. » 176
Mais la présence d’Albert Skira aux Imprimeries vise également à vérifier la fidélité des reproductions en couleurs, qui font la réputation des Éditions.
« In his printing plant at Lausanne, Switzerland, Albert Skira works with his technicians in order to reproduce the colors of a painting with the utmost fidelity and to recapture in the printed plate the emotion felt in front of the picture itself. Defying technical considerations, financial arguments and commercial deadlines, he will throw out a whole run, of many thousand sheets, if the printed reproduction fails to satisfy him. » 177
Une fois que les essais sont devenus satisfaisants, la maquette finale est envoyée sous presse et la rédaction se lance dans la réalisation du prochain ouvrage.
SKIRA Albert, Albert Skira : Vingt ans d’activité, op. cit., p. 8-17.
175
BERCHET Henri-F. « Albert Skira, Ah ! Les typos », Tribune de Genève, 26 avril 1967, p. 5, in
176
DIDIER Constance, op. cit., p. 60. STROUT David L. op. cit., p. 17.
« This photo is an unsual document, for as rule Skira never looks at the finished book. His critical eye examines it for the last time, often ruefully, when the printed sheets with theirs handmouted plates are shown to him before being sent off to the binder. By the time it appears in the bookstore he has long been at work on new projects. » 178
Chez Skira, rien n’est jamais laissé au hasard et les cycles de travail se répètent avec toujours la même exigence.