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Chapitre 1 État de la question

1.2 Définitions

1.2.3 Transparence

Se composant de racines latines, du préfixe trans qui signifie « à travers » et de parens pour « apparaître », la transparence désigne la propriété d’un objet au travers duquel on peut voir. Par exemple, l’eau est transparente, ou encore une fenêtre (et on voit ici comment peut se créer un lien avec l’interface). Transparent ne veut pas forcément dire invisible, l’objet peut être visible tout en permettant de voir à travers lui, comme avec un tissu léger. La définition de la huitième édition du dictionnaire de l’Académie française, précise dans sa huitième édition que

le terme peut être utilisé comme « une allégorie, une allusion transparente, dont on découvre facilement le sens » (http://www.cnrtl.fr).

Transparence et UI

Du côté de l’interface utilisateur, la transparence allégorique est un précepte bien connu des designers. Si le but est de donner du contrôle et du feedback (Saunders et Novak 2006, p.20), il est essentiel qu’elle soit le plus accessible et claire possible (Jørgensen. 2013. p.6). Par exemple, dans Super Mario Bros. (Nintendo, 1985) il est très facile de comprendre les différents éléments du UI : Mario peut ramasser des pièces, qui viennent s’ajouter au compteur de pièces en haut de l’écran représenté par une icône de pièce identique à celles que l’on ramasse et qui utilisent le même sprite. Le temps défile en dessous du mot « TIME » et le score apparaît en dessous du mot « SCORE ». Les interfaces virtuelles de jeu, lorsqu’elles sont efficacement conçues, s’inscrivent dans la définition de la transparence comme allégorie.

Pour ce qui est de la définition première de la transparence, appliquée à l’interface utilisateur il s’agirait donc d’avoir des éléments au travers desquels on peut voir, sans être nécessairement invisible. Dans Mass Effect 3 (BioWare, 2012) on constate que le HUD est dans des tons bleutés qui rappellent l’ambiance esthétique globale du jeu et avec une opacité légère, créant de la transparence. On peut clairement voir ce qui se passe dans le monde virtuel au travers des icônes et des informations de l’interface utilisateur.

Figure 4. HUD de Mass Effect 3 version PC (BioWare, 2012)

<masseffect.wikia.com/wiki/File:ME3_combat_-_dealing_with_barriers.png>

Ce choix esthétique se retrouve dans beaucoup de jeux contemporains. Qu’une interface soit transparente apparaît parfois comme un prérequis essentiel à tel point que dans des ouvrages didactiques, le HUD se retrouve défini comme « a transparent portion of the interface that conveys information without severly obstructing the player’s view of action » (Novak et Saunders 2006, p.190). Ce lien qui semble ici obligatoire entre l’interface (certaines parties en tout cas) et la transparence nous questionne. Une esthétique transparente est-elle essentielle à l’interface pour remplir son rôle de contrôle et de passeur d’information ? À en croire cette définition du HUD, oui. Le jeu King Kong (Ubisoft Montpellier, 2005) est même souvent cité pour sa démarche jusqu’au-boutiste en supprimant complètement le HUD ; c’est la transparence totale.

Transparence et Diégèse

Enfin, une autre forme de transparence est la « diégétisation » de l’interface. L’acceptation du concept de « diégèse » au sein des réalités virtuelles et plus précisément du jeu vidéo est toujours en débat. Il semble donc nécessaire ici de le définir en détail afin de comprendre pourquoi, à l’instar d’Arsenault et Picard, nous employons ce terme et le trouvons approprié pour parler d’interface vidéoludique.

La diégèse, diếgêsis, « l’histoire rapportée » en grec ancien (Bordwell et Thompson 2008, p.76), était premièrement un des deux modes narratifs chez Platon. C’est l’action de raconter verbalement les choses, en opposition avec la mimesis, action de montrer visuellement les choses. Toutefois le terme évolue pour être utilisé en filmologie pour la première fois en 1951 par Étienne Souriau dans une optique d’analyse de « l’impression de réalité » qu’offre le cinéma. Il définit alors la diégèse comme « l’espace reconstitué par la pensée du spectateur », impliquant « tout ce qu’on prend en considération comme représenté dans le film » et « le genre de réalité supposé par la signification du film » (Souriau dans Boillat 2009, p.221). On note l’importance de la perception personnelle de chaque spectateur dans l’idée de diégèse. Le terme évolue au fil des auteurs et de leur vision du terme (ibid, p.225). La définition de Bordwell est l’une des plus couramment citée, par Jørgensen notamment, elle désigne « In a narrative film, the world of the film’s story. The diegesis includes events that are presumed to have occurred and actions and spaces not shown onscreen. » (Bordwell et Thomson 2008, p.478). À l’opposé, les éléments « non-diégétiques » désignent tout ce qui se trouve en dehors du monde où se trouve l’histoire. Par exemple les génériques de fin, ou une musique que le spectateur entend, mais pas les personnages de la scène.

Jørgensen trouve l’usage du concept de diégèse dans le jeu vidéo inapproprié puisqu’il est «imprecise and potentially confusing because of the term’s origin and the fact that film diegeses are qualitatively different from gameworld» (Jørgensen 2013, p.65). L’importance de l’idée de récit et de narration dans les définitions cinématographiques du terme permet effectivement d’avancer que le terme est caduc dans le jeu vidéo, média dont l’idée première n’est pas de former un récit (ibid p. 66). Galloway insiste d’ailleurs sur le fait qu’utiliser le

concept de diégèse dans un autre cadre que celui du cinéma en change la définition (ibid.). Mais est-ce vraiment un problème ? Nous l’avons vu, la définition a déjà bien changé depuis son invention platonicienne et au cours même de l’histoire de la filmologie. Le terme diégèse possède un « important potentiel de modélisation » et est appelé à évoluer encore (Boillat 2009, p.238).

« Lors d’une conférence récemment consacrée à la notion de ‘dispositif 24’, Thomas Elsaesser a proposé d’aborder les images en mouvement non plus à travers le paradigme du récit, mais à l’aide de l’idée de ‘monde’, qu’il juge plus approprié à l’étude des réalités virtuelles, des environnements immersifs, des installations ou des jeux vidéo. Or, c’est précisément le terme ‘diégèse’ (diegesis) qui constitue selon lui la notion-clé permettant de reconsidérer le ‘cinéma’ dans un cadre plus large, soit en rapport avec le hic et nunc d’une expérience. Bien qu’Elsaesser ne manque pas de rapporter ce concept à Étienne Souriau, il est évident que son acception se situe à des lieues des postulats filmologiques, la ‘diégèse’ devenant chez lui, l’englobant de presque tous les autres niveaux (notamment filmophanique). » (ibid)

Si l’idée de l’expérience d’un monde présenté prend le dessus sur l’idée de récit dans une définition de la diégèse étendu aux réalités virtuelles et aux jeux vidéo, son emploi fait alors tout son sens pour définir ce qui se passe dans le « monde du jeu » et s’accorde avec l’expérience interactive. Ainsi, l’idée d’une interface diégétique ou extradiégétique a ici toute sa place.

Pour donner un éclairage pratique au concept de diégétique et non diégétique dans le jeu vidéo par le prisme de l’interface : dans Final Fantasy VII (SquareSoft, 1997) les personnages et le monde sont diégétiques, mais le HUD et les musiques ne le sont pas. Certains sons sont toutefois diégétiques : lorsque dans la maison de Tifa le joueur peut se servir du piano par exemple. Les points de sauvegardes sont un cas intéressant également : ils sont intégrés dans l’espace du jeu en 3D, comme s’ils faisaient partie des villes ou des donjons, tout en restant hors de la réalité du monde virtuel : Aucun personnage du jeu ne s’en sert de lui-même et il n’en est jamais fait référence dans les dialogues internes à la diégèse.

Certains jeux font le pari d’intégrer au monde du jeu certaines parties de leur UI, voire de le diégétiser complètement. C’est le cas de Mirror’s Edge (EA Dice, 2008) qui se passe

principalement via un code couleur simple et efficace. Ainsi pour s’orienter dans les niveaux les éléments rouges indiquent le chemin à suivre et les objets à utiliser pour progresser. Faith (l’héroïne), n’a pas de barre de vie, mais les couleurs des niveaux se désaturent lorsqu’elle est blessée, indiquant son niveau de vie. Ce parti pris permet au joueur de se concentrer sur la course de son personnage et augmente l’effet de rapidité et de vertige procuré par le jeu.

Transparence et immédiateté

Quand un joueur commence une partie, il ne voit pas les lignes de code, la génération des graphismes, le temps de calcul de la console ni les polygones ou les pixels derrière chaque arbre du jeu. Il ne regarde pas non plus la cartouche, le CD ou le fichier qui contient le jeu, mais un monde virtuel dans lequel il peut évoluer. Beaucoup de jeux veulent pousser cet accès direct à un monde virtuel encore plus loin en ôtant au maximum les surcouches, les symboles et les menus, beaucoup d’éléments faisant partie de l’interface utilisateur, ou en les diégétisant, pour aller vers une expérience plus «immédiate » (Jørgensen 2013, p.7). Le média disparait.

Le terme d’immédiation va de pair et en opposition avec « l’hypermédiation » (immediacy et hypermediacy en version originale anglaise) ; ces deux concepts ont été théorisés par David J. Bolter et Richard Grusin. L’hypermédiation est un « style of visual representation whose global goal is to remind the viewer of the medium ». L’immédiation est désignée comme « a style of visual representation whose goal is to make the viewer forget the presence of the medium (canvas, photographic film, cinema, and so on) and believe that he is in the presence of the objects of representation». L’immédiation est aussi appelée « transparent immediacy ». (Bolter et Grusin 2000, p.272/273).

La raison d’être de cet « idéal de transparence » est que le jeu soit plus engageant (Jørgensen 2013, p.7) en se dirigeant vers l’immédiateté. Les entretiens avec des designers d’interfaces dans Gameworld Interfaces mettent l’accent sur l’idée largement répandue qu’une interface trop présente et visible empêcherait le phénomène d’immersion. La transparence serait alors l’idéal vers lequel se tourner pour que l’expérience de jeu soit la plus engageante possible. (Jørgensen 2013, p.29/30). Toutefois, si le lien entre transparence et interface est évident, l’injonction à créer des interfaces littéralement transparentes pour renforcer l’immersion l’est

moins et peut être désignée comme « transparency fallacy » (Jørgensen 2013, p.31). Ce phénomène (que nous développerons dans la quatrième partie du mémoire), désigne la fausse idée que plus une interface sera transparente, plus elle sera intuitive et est une conséquence directe de l’« immersive fallacy » présentée par Salen et Zimmerman. Le fantasme d’une expérience parfaitement immédiate s’étend bien au-delà des jeux vidéo et est millénaire (Therrien 2017, p.2), Bolter et Gromala parlent de « mythe de la transparence » et remonte ses origines jusqu’à l’antiquité (2005, p.48).

Jørgensen reprend l’article « Unremarkable Computing » (de P.Tolmie, J.Pycock, T.Diggins, A.MacLean et A.Karsenty) pour défendre que l’interface ne doive pas être transparente, voire invisible, mais irremarquable : c’est-à-dire qu’elle ne doit pas attirer l’attention sur elle, malgré sa présence (Jørgensen. 2013. p.37). Si le King Kong d’Ubisoft Montpelier reste un jeu qui reçut des critiques majoritairement positives, il est impossible de dire si l’absence d’interface est responsable ou non de ce succès et si l’expérience aurait été moins positivement saluée avec des surcouches visuelles.

Interface, transparence et immersion

Que l’immersion soit un leurre ou bel et bien le but à atteindre, on peut penser que les joueurs sont habitués aux menus et à l’affichage tête haute, qui font partie des conventions du jeu vidéo, et que ces derniers ne gêneront pas leur expérience : «no authors have argued that HUD elements help immersion, but many have agreed that having some HUD elements do not harm immersion. » (Breda. 2000). De plus comme nous l’avons vu avec Arsenault et Picard, l’immersion varie en fonction du genre et chaque genre a des conventions de représentation différentes, notamment au niveau des interfaces : Un jeu d’action/aventure comme Uncharted : Drake’s Fortune (Naughty Dog, 2007) n’a pas les mêmes besoins d’interface ni le même potentiel immersif qu’un jeu de rôle au tour par tour comme Heroes of Might and Magic VI (Black Hole Entertainment, 2011). Il serait alors intéressant d’approfondir l’étude de la représentation des interfaces utilisateur dans certains genres, vers un idéal de transparence ou non, en lien avec les types d’immersions qui lui sont propres. Nous y reviendrons au cours du

Nous constatons dans ce chapitre de définition à quel point l’ajout de chaque terme (interface, transparence et immersion) met en avant de nouveaux liens et débats. Les chapitres suivants nous permettront d’approfondir ces liens d’éclaircir ces débats, et si possible de répondre à nos questionnements.

Chapitre 2 - Naissance et débuts de l’interface utilisateur