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3.1. De l’anglais dans des lettres et journaux en français

3.1.3 Transfert linguistique

Quelques termes techniques ont été relevés ainsi que des mots ou expressions de vocabulaire courants, dont certains alternent entre une utilisation en anglais et en français. Il est possible de parler ici de transfert linguistique (ou d’emprunt), dans le sens où leur usage est avéré chez plusieurs scripteurs, et se situe au niveau de la communauté linguistique34. Shana Poplack distingue l’alternance de l’emprunt de la façon suivante : « l’alternance peut se produire librement entre deux éléments

32 DeClouet ULL, serie A, 1. Lettre d’Alexandre de Clouet fils à son frère Paul, 21 octobre 1859. 33 Il serait intéressant de savoir comment Alexandre prononçait speeches, à savoir s’il marquait le

pluriel [ spi t ǝz] ou non. Dans ce milieu bilingue il est probable que ouiˈ ː ʃ  ; cependant, l’analyse d’un corpus de chiac acadien par André Thibault, « Un code hybride français/anglais ? Le chiac acadien dans une chanson du groupe Radio Radio », Zeitschrift für französische Sprache und

Literatur 121 (2011), p. 39-65, montre que les marques du pluriel dans cette variété fortement

hybride ne sont pas restituées à l’oral. Concernant la Louisiane du XIXe siècle, des lettres d’enfants francophones écrivant en anglais (ou de scripteurs francophones malhabiles en anglais) pourraient permettre d’apporter une réponse à cette question ; ces scripteurs ont en effet tendance à écrire de manière phonétique (voir lettre d’Augustin Lambre, p. 125 et en annexe XII p. 226).

quelconques d’une phrase, pourvu qu’ils soient ordonnés de la même façon selon les règles de leur grammaire respectives. 35»

Alexandre de Clouet fils écrit à son frère en 1859 pour lui faire part de l’avancée de la roulaison sur leur plantation36, il raconte à son frère : « Le fourneau à bagasse et notre vieux steam pan vont parfaitement. 37». Le Steam pan que mentionne Alexandre est une invention anglaise utilisée à partir des années 1830 sur les plantations de cannes à sucre en Louisiane38, Alexandre ne semble pas connaître ce terme technique en français, arrivé en Louisiane en anglais, et utilisé comme tel.

Parmi les moyens de transports, le bateau à vapeur est parfois appelé steamboat. Alexandre Massé, l’enseignant lié à la famille St Martin Perret, écrit dans son journal dès 1831 :« Revenu de la Nouvelle-Orléans par le Steamboat le coursier.39» Le terme français existe au XIXe siècle, mais à l’époque où les premiers membres de ces familles se sont installées de France en Louisiane, l’usage des bateaux à vapeurs en France était très peu répandu. Ici, l’utilisation de steamboat semble être un emprunt linguistique pour traduire une réalité culturelle inexistante (ou existante mais inconnue) dans la culture de départ. En avril et novembre 1851, Louis St Martin utilise lui le terme steamship, similaire à steamboat, dans deux lettres envoyées à son épouse, Louisa40. En décembre de la même année, alors qu’il lui écrit depuis Washington : « Mon voyage n’a été qu’une suite perpétuelle d’accidents ; Bateaux à vapeur échoués ; Rail-Roads cassés ; Diligences foulées voilà les péripéties de mon voyage. 41 » il utilise cette fois-ci le français bateau à

vapeur, alternant pour ce terme entre le français et l’anglais. Dans cette même phrase,

alors qu’il utilise bateau à vapeur en français, Louis écrit Rail-Roads (avec des majuscules) en anglais. Ce terme se retrouve aussi chez Louise Benoît de St Clair de Clouet, qui utilise dans une même lettre et à quelques lignes d’intervalle rail road puis

chemin de fer : « [l]e railroad des Opelousas et intercepter en partie […]. » « [N]otre

chemin de fer n’en souffrira pas trop.42». L’utilisation chez Louis St Martin du couple

bateau à vapeur/ steamship, et chez Louise de Clouet, de chemin de fer/ railroad,

montre que le transfert linguistique est ici instable.

35 POPLACK Shana, « Conséquences linguistiques du contact des langues : un modèle d’analyse variationniste. », dans, Langage et société, n°43, 1988. Conférences plénières du colloque de Nice : Contacts de langues : quels modèles. p. 23-48, p. 23

36 La roulaison est la période de récolte de la canne à sucre.

37 DeClouet ULL, serie A, 1. Lettre d’Alexandre de Clouet fils à son frère Paul, 8 novembre 1859. 38 Le site internet de la bibliothèque de la Louisiana State University, Sugar at LSU: a

Chronology, https://www.lib.lsu.edu/sites/all/files/sc/exhibits/e-exhibits/sugar/contents.html, décrit la modernisation de l’industrie sucrière ; au début du XIXe siècle, les machines actionnées à la vapeur remplacent peu à peu les animaux.

39 St Martin, LaRC, Box 13, Folder 1. Entrée du 5 mars 1831. 40 Ibid., Box 1, Folder 12. 18 avril 1851 et 22 novembre 1851. 41 Ibid. Lettre de Louis St Martin à Louisa, 7 décembre 1851.

42 DeClouet, ULL, serie A, 1. Lettre de Louise Benoît de St Clair de Clouet à son fils Paul, 20 mai 1858.

Les mots baby et boy par exemple, reviennent à de nombreuses reprises dans les divers correspondaces. Boy est souvent utilisé pour garçon, parfois clairement dans le sens du sexe de l’enfant : « Je t’apprendrais la naissance d’un petit boy de Noémi […]. »43, mais parfois sous un sens ambigu comme dans une lettre de Jane Roman de Clouet à son époux Paul :« Dis à la maman de mon boy de ne pas trop se tourmenter […]. »44 La phrase est tout à fait claire sur le fait que Jane ne parle pas de son propre enfant, mais elle utilise cependant l’adjectif possessif mon ; utilise-t-elle le terme boy dans le sens de domestique ? Cette occurrence n’apparaît (sauf erreur de notre part) qu’une fois dans le corpus. Louise Benoît St Clair de Clouet, née en 1818, utilise indépendamment boy et garçon sans logique apparente. Dans une lettre, elle utilise les deux termes à quelques lignes d’écart et avec le même sens, ce qu’elle fait avec chemin de

fer et railroad comme vu précédemment. L’instabilité de ces transferts montre que le

processus est en cours. Que ces deux termes soient employés et en français et en anglais par une femme qui ne rédige que des correspondances en français montre que l’introduction de mots anglais dans le quotidien des francophones, même ceux éloignés de l’anglais, est déjà bien entamé.

Un autre exemple récurrent de nom commun anglais utilisé dans des lettres en français est le mot « facture », régulièrement utilisé sous sa forme anglaise « bill ».

L’expression home-sick, et son dérivé home-sickness reviennent régulièrement dans la correspondance de la famille de Clouet. Benoît de St Clair, par exemple, oncle maternel de Paul de Clouet, lui écrit en mars 1857 : « […] tu l’empêcherais d’être home sick comme tu dis […]45». Il utilise ici l’expression to be homesick en gardant l’auxiliaire être en français. Benoît de St Clair souligne l’expression anglophone d’un trait, et il a en plus recours à un balisage de son alternance codique : « comme tu dis ».

En 1859, Alexandre de Clouet père écrit à son fils Paul, qui est au college en Virginie : « Nous avons tous été enchanter d’apprendre que ton home sick avait disparu […]. » ; ici, de Clouet père utilise l’adjectif anglais homesick à la place d’un nom en français. Pendant la guerre de Sécession, Alexandre père écrit une lettre adressée à ses fils, Paul et Alexandre Jr : « […] je me plais à croire qu’il secouera ce sentiment de découragement et de home-sickness, qui ne peut que le rendre malheureux.46» Ici, de Clouet père utilise le nom anglais à la place du nom français. Cette utilisation commune de homesick et homesickness, vient peut-être du fait que l’expression française : « mal du pays », ne reflète pas exactement ce que souhaitent exprimer les locuteurs. Ici, ce sentiment est souvent lié au fait que les garçons sont internes dans des établissements

43 DeClouet, ULL, serie A, 1. Lettre d’Alexandre de Clouet fils à son frère Paul, 3 mars 1860. 44 Ibid. Lettre de Jane Roman de Clouet à son époux, Paul, 15 juillet 1876.

45 Ibid. Lettre de Benoît de St Clair à son neveu, Paul, 12 mars 1857.

scolaires loin de chez eux. L’insertion grammaticale bancale de l’expression anglaise dans le français en fait un transfert linguistique, qui semble encore en cours.

À plusieurs reprises dans son journal, Lestan Prudhomme fils utilise l’anglais dès les années 1840 pour décrire des cérémonies religieuses catholiques. L’expression

grand high mass revient à plusieurs reprises : « Ce jour étant le Dimanche de

Quasimodo il y eut grand high mass […]. »47

Jane Roman de Clouet écrit à son époux Paul en octobre 1876 :« …] il disait en riant que nous passerions Christmas ici. 48 » et « PS : Last but not least : je m’aperçois que  […] je ne t’ai pas fait mention de [ta lettre] du 23 […]. Thank God and you for small blessings !…49».

Lestan, comme vu précédemment, se trouve en milieu majoritairement anglophone ce qui pourrait expliquer l’usage de l’anglais même sur le sujet de la religion catholique, pourtant majoritairement l’apanage des francophones et des hispanophones dans cet établissement (il n’y a pas d’étudiants irlandais, en tout cas pas au college de Lestan).

Du côté de Jane Roman de Clouet, son utilisation de Thank God pour « Dieu merci » à la Nouvelle-Orléans, est tout à fait remarquable. Même si Thank God est une expression que l’on peut qualifier d’idiomatique, le fait qu’elle soit employée alors que l’expression française est la même du point de vue du sens, montre une imprégnation de l’anglais jusque dans le domaine du religieux chez cette francophone née en 1841. Jane emploie Christmas pour Noël ; Christmas ne désigne peut-être pas la même chose dans l’imaginaire culturel des Louisianais et est peut-être moins lié à la religion catholique que Noël.