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CHAPITRE I : L’écriture blanche dans l’Etranger d’Albert Camus

1.5 Traduire l’Etranger

On aura fait jusqu’ici la lumière sur certains des traits les plus caractéristiques de l’écriture dans l’Etranger. Il convient à ce stade de s’interroger sur la manière dont va être traduit ce chef-d’œuvre de la littérature française et universelle. On saura par exemple qu’il a été traduit quatre fois en langue anglaise, sans toutefois parvenir à réellement reproduire l’univers absurde mis en image par Camus. À ce propos, citons les déclarations de Jonathan Kaplansky57 quand il traite de la question de la retraduction des œuvres littéraires majeures et évoque l’Etranger :

« Le premier roman de Camus a été traduit en anglais quatre fois. Dans la version naturalisante de Stuart Gilbert (1946), Meursault devient prolixe, moins aliéné. La version très britannique de Joseph Laredo (1982) est plus

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Profil D’une Œuvre, L’Etranger Albert Camus, édition Hatier, Paris 1991, (P.44).

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Traducteur littéraire à Ottawa, il a notamment traduit les œuvres de : Hélène Rioux, Sylvie Massicotte, Robert Dickson, Denise Desautels, Michel Cormier et Hervé Dumont, voir :

Chapitre I L’écriture blanche d’ans l’Etranger d’Albert Camus

26 familière et fidèle à la lettre ; celle de Kate Griffith (1982) n'est pas fiable. Le poète Matthew Ward (1988) présente un Meursault taciturne et rend son aliénation plus évidente. Les retraductions de L'Étranger révèlent que la version la plus contemporaine semble plus ouverte à l'altérité.»58

Ici, Jonathan Kaplansky fait une remarque très intéressante notamment lorsqu’il aborde la question de l’ouverture à l’altérité qui selon lui est tributaire de la contemporanéité des retraductions. Sans toutefois établir le lien entre la contemporanéité des traductions et leur ‘’réussite’’, Lawrence Venuti59 abonde en ce sens lorsqu’il aborde les traductions anglaises de l’Etranger: celle de Stuart Gilbert (1946), et celle de Matthew Ward (1988), qui représentent respectivement la plus ancienne et la plus contemporaine. Dans une comparaison de ces deux versions, Lawrence Venuti60 relève plusieurs points de divergence entre la traduction de Stuart Gilbert (1946) et celle de Matthew Ward (1988), qu’on essaiera de présenter dans le tableau suivant :

La traduction de Stuart Gilbert (1946) La traduction de Matthew Ward(1988)

 Gilbert a traduit librement

 Il a ajouté des mots pour la clarification:

« je pourrai veiller », par “I can spend the night there, keeping the usual vigil beside the body.”

 Ward a traduit de manière plus proche (translated closely)

 Il a reproduit les particularités syntaxiques et lexicales de l’original

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Article tiré du site : http://yves-lefevre.nuxit.net/palimpsestes/articles.php?lng=fr&pg=78, date de création : 2007/02/13.

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Lawrence Venuti, The translation studies reader, edition Routledge Taylor & Francis e-Library, 2004. (P.475)

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Lawrence Venuti, The translation studies reader, edition Routledge Taylor & Francis e-Library, 2004. (P.475, 476)

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 Il a révisé et atténué les phrases saccadées de Camus en traduisant : « Cela ne veut rien dire », par “which leaves the matter doubtful.”

 Il a doté son texte d’un caractère formel et déférent, en traduisant « maman » par ‘’Mother’’, ou « patron » par ‘’employer’’ ou encore : « Ce n’est pas de ma faute » par

“Sorry, sir, but it’s not my fault, you know.” , « deux jours de congé » par “two days’ leave”, «l’asile de vieillards » par “Home for Aged Persons”), et « je n’avais pas à m’excuser » par

“I had no reason to excuse myself.”

 Il a adopté le style saccadé de Camus en traduisant : « Cela ne veut rien dire » par

“That doesn’t mean anything,”

 Il a doté son texte d’un caractère familier et franc en traduisant « maman » par ‘’maman ‘’, « patron » par ‘’boss’’, et :

« Ce n’est pas de ma faute » par “It’s not my fault.”,

« deux jours de congé » par “two days off”, «l’asile de vieillards » par “old people’s home”, et « je n’avais pas à m’excuser » par “I didn’t have anything to apologize for.”

Les points de divergences qui ont été présentés dans le tableau ci-dessus relèvent de la différence du penchant traductologique adopté par les deux traducteurs, mais aussi de l’époque où les deux versions ont été réalisées. Venuti explique61 que ce qui fait que la traduction de Ward soit plus réussie que celle de Gilbert, c’est que Ward pouvait compter sur quarante ans de critique littéraire et d’histoire pendant lesquels l’Etranger était étudié, aux Etats-Unis et dans beaucoup d’autres pays.

La traduction de Ward a su communiquer une compréhension du texte français, explique Venuti62, et que c’est cette compréhension qui l’a orienté en l’occurrence dans sa décision de garder le terme « maman ». Ici Venuti rapporte les propos de Ward qui dit:

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Lawrence Venuti, The translation studies reader, edition Routledge Taylor & Francis e-Library, 2004. (P. 476)

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“In his notebooks Camus recorded the observation that “the curious feeling the son has for his mother constitutes all his sensibility.” And Sartre, in his “Explication de L’Étranger” goes out of his way to point out Meursault’s use of the child’s word “Maman” when speaking of his mother. To use the more removed, adult “Mother” is, I believe, to change the nature of Meursault’s curious feeling for her.” (Ward 1988: vii)63

« Dans ces Carnets Camus a fait remarquer que « le sentiment curieux que le fils a pour sa mère constitue toute sa sensibilité ». Même Sartre, Dans son Explication de l’Etranger, a signalé l’utilisation de Meursault du terme enfantin de « maman » quand il parle de sa mère. De ce fait, utiliser le terme plus distant de « mère », est, a mon avis, changer la nature du sentiment curieux qu’éprouve Meursault pour elle. »

(Notre traduction)

On voit bien l’engagement entrepris par le traducteur qui, sans doute, aurait pris le temps de consulter plusieurs ouvrages critiques sur l’Etranger afin de s’assurer de son interprétation et d’être mieux orienté dans ses choix quant au style qu’il adoptera pour sa traduction. En ce sens, Venuti explique que Ward a produit un analogue stylistique de l’expérience de Camus:

“His style was more evocative of American and French cultural forms and therefore more communicative of the French text.”64

63

Ibid. (P.476)

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« Son style tenait bien compte des formes culturelles américaine et française, et par conséquent était plus communicatif du texte français »

Par ailleurs, Venuti rapporte qu’Edmund Wilson, grand critique littéraire américain, avait laissé un excellent témoignage de sa lecture de la traduction de Gilbert dans le New Yorker, et qu’il avait ressenti que le profil psychologique du personnage de l’Etranger n’y était pas convenablement transmis, ce que Ward a justement su réaliser, ajoute Venuti65.

Précisons au demeurant que l’objet ici n’est pas de traiter des traductions de l’Etranger vers l’anglais, mais seulement de signaler la problématique traductologique que suscite la particularité stylistique de ce roman. Or, ce qu’on pourrait retenir, c’est que les retraductions ont grandement contribué à la migration propre des œuvres majeures de la littérature universelle. On retiendra aussi l’importance capitale que revêt le recours aux critiques littéraires, et la primordialité d’étudier minutieusement le texte de départ notamment au niveau du style comme l’ont aussi bien souligné Nida et Taber dans leur classification des traits stylistiques (voir chapitre III/ P. 75)

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