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Traduction et contexte politique : le biélorusse

A. La traduction comme institutionnalisation d’une langue, quand l’Autre est occulté

3. Traduction et contexte politique : le biélorusse

Cette sous-partie n’est plus une analyse d’Annie Brisset mais revient sur un cas où la traduction est attachée à une idéologie. Virginie Symaniec, traductrice du biélorusse, raconte la difficulté de connaitre des traductions du biélorusse, langue mêlée à des déboires politiques. Revenons d’abord sur le contexte : le biélorusse, langue officielle de la Biélorussie, se voit devancé par le russe, qui a gagné la vie publique en milieu urbain. Le biélorusse est aujourd’hui souvent considéré comme une langue rurale sans valeur. Considération commune qui fausse ses traductions. L’histoire a souvent biaisé la traduction de cette langue, comme sous le régime soviétique où aucun texte n’a été traduit du biélorusse. Virginie Symaniec raconte que les auteurs s’auto-traduisaient en russe pour être reconnus à une échelle plus vaste et ces auto-traductions étaient souvent faussées par la traduction littérale, mode de traduction valorisé par l’URSS. Quand les textes étaient traduits en français, c’était donc à partir du russe et non du biélorusse. Pour Virginie Symaniec, il y a aujourd’hui un gros travail de traduction à faire puisque ces textes « constituent, de nos jours encore, autant de points aveugles du répertoire européen193 ». A la suite de la chute de l’URSS, en 1990, la Biélorussie a gagné son indépendance, mais c’est seulement seize ans plus tard qu’une traduction française à partir du biélorusse a été faite pour Les Gens d’ici de Ianka Koupala (1922). Selon Virginie Symaniec :

La pièce s’avérait à la hauteur de l’enjeu symbolique que représentait alors sa traduction [puisque] l’un de ses principaux ressorts comiques tenait justement à la mise en jeu du caractère savamment biaisé de certaines traductions de la « biélorussianité » à partir du russe aussi bien que du polonais.194

Dans l’extrait qu’elle donne de la pièce, trois personnages dialoguent, mais l’un en russe, l’autre en biélorusse et le troisième en polonais. Ils se présentent au travers des clichés sur leur langue et leur origine. La pièce tient elle-même un discours sur les langues et leur teneur politique, ironisant sur les clichés et l’absurdité de ce trilinguisme. Virginie Symaniec explique que, souvent, les répliques des personnages s’exprimant en biélorusse étaient

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Virginie SYMANIEC, « Traduire entre les langues de Biélorussie » Disponible sur le site BAT (Le Billet des Auteurs) : http://www.lebilletdesauteursdetheatre.com/fr/Resonance-15.html

194

- 59 - traduites dans une langue très populaire, comme si le biélorusse était une sous-langue du russe, et forcément la langue d’une classe rurale. Elle évoque la traduction des sous-titres d’un film où les biélorussianophones étaient « relégués au statut de paysans face aux personnages russophones, et ceci par le seul biais d’une traduction qui imposait de façon sous-jacente au spectateur le discours sur la langue du traducteur au détriment du texte réellement à traduire195 ». La traductrice milite pour la défense du biélorusse en tant que langue à part entière :

Les écritures dramatiques contemporaines de Biélorussie permettront-elles de rompre avec ces anciennes pratiques, dont l’idéologie s’est jusqu’à présent concrètement matérialisée par la non-traduction des textes biélorussianophones et l’introduction artificielle d’un rapport de hiérarchie entre le russe et le biélorussien au sein d’écritures bilingues ou plurilingues ?196

Le théâtre deviendrait le lieu de défense d’une langue qui a une valeur qui lui est propre, dépossédée des attributs idéologiques qu’on lui assigne. Soit les textes ne sont pas traduits à partir du biélorusse, soit ils sont traduits comme induisant d’emblée un rapport hiérarchique au russe. Dans la traduction, la langue biélorusse devient symbole d’une classe sociale déterminée. Elle ajoute que beaucoup d’auteurs écrivent en russe pour être plus facilement traduits, les traducteurs du biélorusse étant moindres. A partir des années 2000, le répertoire dramatique biélorusse a vu naitre des textes mêlant les trois langues chez tous les personnages et dans les dialogues, ce qui pose de nombreux problèmes. D’abord du point de vue symbolique : « La mixité linguistique peut-elle être au fondement d’une définition acceptable de l’identité ?197 ». Comment l’identité peut-elle exister avec un pareil mélange des langues ? Ensuite, du point de vue de la traduction :

Est-ce à dire que les traducteurs de textes dramatiques de Biélorussie doivent exceller dans ces deux langues sources aussi bien que dans la langue cible ou bien la solution est-elle plutôt à rechercher dans la création d’associations entre traducteurs de russe et de biélorussien maîtrisant à part plus ou moins égale le français ?198

Comment traduire cette mixité linguistique dans une langue unique comme le français ? Comment accéder à ces textes qui ont, intrinsèquement, une valeur symbolique et historique ? Ce défi linguistique pose aussi de nombreux questionnements sur la place qu’il peut avoir sur

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Ibidem. Elle parle du film Requiem pour un massacre de Elem KLIMOV

196

Ibidem

197 Ibidem 198

- 60 - une scène française : faut-il jouer dans un français aux accents différents ? Comment représenter, comment jouer, la mixité des langues ? Quel équivalent la représentation pourrait-elle proposer ? Virginie Symaniec explique que l’édition L’espace d’un instant199, qui a pour mission la traduction, l’édition et la promotion des écritures théâtrales de l’Europe de l’est, a mis en place des traductions collégiales s’intéressant à l’écriture plurilingue, mixte et russophone. Ces écritures posent des questions dramaturgiques d’un grand intérêt : comment raconte-t-on ces histoires linguistiques aussi ancrées dans un contexte politique et idéologique dans une langue et une culture uniques ? Comment représenter scéniquement des enjeux linguistiques ? Le défi reste encore peu mis à l’épreuve puisque peu de metteurs en scène français s’y sont confrontés200… Quant au travail de traducteur, Virginie Symaniec

invite à « faire sien ce continuum linguistique, évoluant à la fois dedans et entre deux, en suivant les fils du théâtre et de l’invention de la langue plutôt que ceux, qui conduisent à l’impasse, des stéréotypes nationaux201

».

Cette partie aura eu pour objectif de présenter, en deux exemples, les aspects politiques et idéologiques, inhérents aux langues, qui se posent dans la traduction, ici spécifiquement théâtrale. Grâce à l’étude d’Annie Brisset, nous avons vu comment une langue peut chercher à s’institutionnaliser par le prisme de la traduction. L’Autre n’est pas accueilli en tant qu’Autre mais en tant que moyen d’appropriation. La seconde étude présente un autre obstacle du bilinguisme, qui pose des difficultés de traduction et de représentation. A présent, la réflexion se poursuit autour de cette question : dans quelle langue peut-on traduire et comment accueillir les marques de l’altérité ?