• Aucun résultat trouvé

Forme et poétique

TRADITIONS « POÉTIQUES »

La plupart des auteurs ayant écrit sur le cinéma hindi suggèrent soit de regarder plus en profondeur les théories esthétiques anciennes, notamment Rosie Thomas, soit de rejeter une étude planifiant un projet de compréhension de ce médium à partir de ces théories. Les arguments de ces derniers concernent l'auditoire restreint et cultivé des drames sanscrits, de même que le fait que ces performances se soient arrêtés au début du deuxième millénaire chrétien86. On note une prudence certaine, un important souci de ne pas alimenter le mythe d'une Inde figée dans ses formes anciennes et de ne pas adopter une attitude orientaliste.

Cela dit, il y a bien lieu de se poser la question : est-ce que la peur de partir dans une

direction trop historiciste ne nous fait pas rejeter des notions qui pourraient nous être

utiles? Pourquoi n'y aurait-il aucun problème à récupérer et à relire Aristote dans le monde occidental à chaque fois que l'on travaille sur la poétique et qu'il s'agirait d'un problème

85 Garg, Ganga Ram (ed.) (1992). Encyclopedia of the Hindu world, vol. 2, South Asia Books, p. 325. 86 Dwyer, R. (2002). op. cit., p. 89.

pour la tradition sud asiatique? De plus, la notion de rasa, que nous verrons dans cette section, est centrale à travers les arts indiens, et se voit être la quête de toute performance artistique. Susan Schwartz la décrit : « It is used to describe the primary goals of

performing arts in India in all the major literary, philosophical, and aesthetic texts, and provides the cornerstone of the oral traditions of transmission. »87 Loin d'aspirer à l'exhaustivité, nous retracerons essentiellement les considérations que les concepts esthétiques anciens présentent sur les émotions et la participation à l'art dramatique afin d'exposer certaines distinctions qu'il peut y avoir entre les traditions poétiques occidentales et sud asiatiques. Il n'y aura pas d'étude systématique de ces concepts esthétiques au cinéma hollywoodien à travers cette étude. En ce qui nous concerne, ces notions seront rapportées ici afin d'offrir des pistes de compréhension sur le réalisme et le fantasme dans Hollywood afin de faire ressortir certaines possibilités concernant l'activité de participation au film.

Le Natyasastra et la notion de rasa

Le point de rupture majeur entre les traditions sud-asiatique et occidentale se situe au niveau du statut de l'action et des sentiments au sein de l'élaboration narrative et de la performance. Si chez Aristote, la tragédie est conçue comme imitant les actions humaines, on s'intéresse dans la tradition sud asiatique à « imiter » les émotions humaines.

Le grand texte souvent compris comme l'équivalent de la Poétique d'Aristote en tant que manuel des arts performatifs pour les poètes, les artistes et les spectateurs est le Natyasastra attribué à Bharata. Le mythe entourant ce texte veut qu'il ait été offert en cadeau à Bharata par le dieu Brahma afin qu'il propage des enseignements sacrés pour tous, par-delà la caste des brahmanes. Les avis divergent quant à sa date d'écriture, mais il est généralement daté entre le deuxième siècle avant Jésus-Christ et le quatrième siècle.88 Il est aussi à noter que, « Natya »89 sastra, comme son titre l’indique, est un traité de dramaturgie s'appuyant sur la

87 Schwartz, Susan L. (2004). Rasa. New York : Columbia University Press, p. 5. 88 Id., p. 4.

danse et la représentation mimée, impliquant musique, chant et poésie.

« Rasa is [...] both the object of dramatic representation and the aesthetic pleasure

experienced by the audience. »90 Selon le Natyasastra, l'objectif de toute représentation dramatique est la réalisation du rasa, qui pourrait se traduire par « sentiment » ou « saveur » ou « jus » ou « essence ». « Rasa is at once inner a douter quality as the object

of taste, the taste of the object, the capacity of the taster to taste that taste and enjoy it, the enjoyment, the tasting of the taste. »91 Ce concept renvoie à l’essence même de la poésie. « La poésie est une parole dont la saveur est l’essence »92 et dont le poète en construit la gustation et dont le goûteur en trouve les formes en lui pour la savourer. Il s’agit d’un « objet » qui entre dans l’organisme qui, à la goûtée, est approprié ou transformé en sa propre substance. La « saveur » constitue un état de conscience, un éveil à en ressentir le goût passant par la gustation de soi-même.

Il y a huit rasa-s93 sont associés à huit bhava-s, que l'on traduit par « émotions », «humeurs». Lorsqu'il fut demandé à Bharata : mais que sont les bhava-s? Pourquoi les appelle-t-on ainsi? Comment se sont-elles mises à exister? Il répondit: «They are bhavas

since they convey (to the audience) the theme of the poem by means of speech, physical action and mental feelings.94 Comment peut-on comprendre les liens qui dynamisent les

émotions ressenties et les rasa-s? Le rasa émerge dans la représentation de l'émotion qui

90 Kushawaha, M.S. (2000). Indian and Western Theories of Drama: An introductory Note. Dans M.S.

Kushawaha (ed.), Dramatic Theory and Practice: Indian and Western (pp. 9-14). New Delhi : Creative Books, p. 12.

91 Siegel, Lee (1978). Sacred and profane dimensions of love in Indian traditions as exemplified by the

Gitagovinda of Jayadeva. Delhi : Oxford University Press, p. 43.

92 Daumal, René (1970). Bharata, L’origine du Théâtre, La Poésie et la Musique en Inde. Paris :

Gallimard, p. 88.

93 Un neuvième, soit shanti (paix) fut ajouté plus tardivement au huitième siècle.

94 Munni, Bharata, (N.P. Unni) (1998). Nāṭyaśāstram: Āṅgalabhāṣānuvādena praḍhabhūmikayā ca

est mise en place par divers processus de suggestion de l'émotion. La représentation

correspond à une émotion sans jamais l'être vraiment. L'émotion n'est jamais réelle, mais

seulement suggérée. Si elle était réelle, ce serait la fin de l'exercice puisqu'elle serait vécue de façon personnelle.

« The emotion itself, of course, is never real: it can only be suggested. Paradoxically, any irruption of real emotion, which is by its nature grounded in individual awareness, would terminate the process of suggestion and therefore terminate the drama as well. It is at this point that the poetic theories of India and those of Greece most clearly differ: for Aristotle appears to wish to put the emotions of pity and fear into his audience, to «cleanse». A real emotional

transformation, a real experience, was intended. In Sanskrit drama emotion is tamed, cultivated, and sentimentalized. The notion of suggestion is thus crucial; it is not only the means of communication, it is the very being of the play. » 95

Les sentiments sont représentés selon des « humeurs » goûtées par le spectateur par réveil d'impressions constituées à partir de la suggestion de l'émotion. Ils fonctionnent aussi essentiellement par contraste de « bains émotifs » ou « état d'esprit » que le spectateur traverse sans jamais vivre « l'émotion ». Théoriquement, on pourrait donc suggérer une émotion esthétique cultivée. C'est-à-dire qu'il y a tout lieu de demander : si le spectateur ne vit pas l'émotion, que vit-il? Il semblerait que l’on assume complètement le statut esthétique de l'expérience et qu'on la théorise ainsi. La réponse se situerait dans la pratique du rasa qui augmente selon l'expérience que l'on a de ses activateurs et la compréhension des conventions et de codes sémantiques et stylistiques qui sont les vecteurs de son émergence.

« The feelings of an individual man are based on personal, accidental, incommunicable experience. Only when they are ordered, depersonalized, and rendered communicable by prescriptions do they participate in rasa, which is created by them and in turn suffuses them. By this ordering, one's own history is reactivated in an impersonal context. Rasa is a depersonalized condition of the self, an imaginative system of relations. Its existence cannot be proved or designed, for «its perception is inseparable from its existence.»It is not a «worldly» state, for in the world pity, disgust, and horror are not enjoyed, as they are in poetry: […] as they are enjoyed in the rasa state. The reader experiences the rasa not just as himself, but as all men of adequate experience and the sensitivity and training appreciate that experience: man is

95 Dimock, Edward C. (et al.) (1974). The Literatures of India: An Introduction. Chicago : Chicago

spoken to by man. »96

Les « feelings » sont considérés comme généralisés et non individuels. Ce qui les rend communicables à travers l'art dramatique est leur forme poétique fonctionnant sur l'éveil et l'activation des impressions permettant la saisie sentimentale de l'émotion ainsi « représentée ». Le rasa est à la fois le sentiment ou la saveur générique de la participation du spectateur. Au final, le tout suggère une attitude ancrée dans l'esthétisme et l'entraînement aux émotions particulières aux arts performatifs.

Suite à ces explications qui avaient pour principal objectif de présenter une notion centrale aux arts performatifs, littéraires et philosophiques de l’Asie du Sud, et quelques considérations autour de la participation aux arts dramatiques qu’elle sous-tend, tournons- nous maintenant vers une brève présentation introduisant les principes de la multiplicité des sens de la poésie sanscrite.

La multiplicité des sens

« La suggestion n'est qu'un seul moyen parmi d'autres – un moyen assurément privilégié – par lequel se donne libre cours cette tendance de la pensée indienne à distinguer entre un plan de la manifestation phénoménale, empirique, et un plan voilé et caché par le premier mais tenu pour seul réel et intéressant. »97

Marie-Claude Porcher

Un des angles privilégiés afin d'analyser le traitement – que l'on sous-entend ici comme étant efficace vu la popularité des films à l'étude – sera l'emploi de procédés stylistiques. La raison ayant mené à ce choix analytique fut de baser l'étude de la narration sur les mécanismes par lesquels ils procurent des effets. L'emploi de procédés stylistiques renvoie à l'efficacité des mécanismes de narration et à ses fonctions poétiques. Nous croyons que dans le spectre des questions telles que « Qui voit? Qui entend? Qui sait? », les procédés stylistiques se situent au cœur de la distribution des informations narratives et que leurs

96 Id., p. 128.

97 Porcher, Marie-Claude (1983). Le déploiement de l'implicite dans la poétique sanscrite. Purusartha:

principes de fonctionnement organisent la position du spectateur au sein du récit. Nous présenterons la « polysémie » qui renvoie à la multiplicité des sens et qui trouve une place de choix dans la tradition poétique indienne à travers le procédé du slesa (le double sens) et la doctrine du dhvani (la suggestion).98

Du côté de la poésie sud asiatique, l'Alamkarasastra est constitué de traités sur les figures de style et d’études sur l'art poétique, l'esthétique et la critique littéraire. Marie-Claude Porcher ouvre son texte sur la poésie sanscrite ainsi : « Il n'est pas de doute, que dans la

poésie sanscrite, de donnée plus patente que la multiplicité des sens, que l'existence de différents registres de lecture, de hiérarchies subtiles qui gouvernent les significations d'un même énoncé. »99

Sans qu’il n’y ait de cloisonnement entre les deux processus, on peut discerner deux principes de multiplicité des sens dans la poésie sanscrite ancienne, l'un étant « l'ambigüité » ou le double sens (slesa) qui renvoie à deux significations différentes d'un même mot. Son principe s'appuie davantage sur les ressources de la langue sanscrite dont certains mots peuvent détenir deux significations qui se comprennent selon le contexte. Un exemple fascinant des prouesses possibles de l'exploitation des ressources de la double signification est le long poème de Raghava-pandaviya, lequel, selon une première orientation de la signification des mots, est le Ramayana, et selon un autre découpage, est le

Mahabharata. 100

L'autre mouvement, plus tardif, est la doctrine du dhvani101 qui renvoie au phénomène de la

98 Ces considérations naquirent de l’observation de plusieurs déploiements de sens multiples, ce qui

nous mena avers les études des figures de style et des procédés de double sens.

99 Id., p. 41.

100 Le Ramayana et le Mahabharata sont les deux grandes épopées de l'Asie du Sud. Le Ramayana

raconte l'histoire du dieu Rama et est essentiellement un poème moral sur l'ordre du monde alors que le

Mahabharata est la grande épopée d'une guerre entre les Pandavas et les Kauravas, au contenu hautement

philosophique constitue la base du brahmanisme.

suggestion. Le dhvani est ce sens second, caché, implicite. Contrairement au slesa dont les significations sont spontanées, donc atemporels, le dhvani se développe à partir de la temporalisation à travers laquelle le sens est appréhendé. La suggestion est ainsi préparée par un contexte et peut bien prendre part à la conversation la plus quotidienne.102 La suggestion peut être incomprise – le sens littéral sera pris pour sens – et son intérêt se situe dans son contexte et les personnes à qui elle s'adresse. À cet effet, Renou présente un exemple qui rend bien compte du principe : « La parole directe sera adressée au mari et l'indirecte ou le sens suggéré (dhvani) concernera l'amant. » 103

À la lumière de ces expositions sur la dramaturgie, la participation aux arts performatifs ainsi que les ressorts de la multiplicité des sens dans la poésie sanscrite, regardons maintenant les considérations sur les conventions de réalisme et approfondissons notre connaissance du rapport à la représentation à travers l’expérience de celle-ci.