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Thanatographie et mise en abyme du discours 37

L’intérêt de la thanatographie, le sujet même du roman, ne réside pas dans son lien avec l’auteur, mais plutôt dans celui qu’il partage avec la littérature. Généralement étudiée dans une perspective sociolittéraire, elle conduit le lecteur à s’intéresser au désir de mourir de l’auteur et au rapport qu’il entretient avec la mort. Avec La Décomposition, ce n’est pas l’auteur, mais le narrateur qui fait l’objet de ces investigations. L’analyse reste strictement littéraire et le cadre des meurtres, tout comme celui du désir qui les provoque, reste dans l’univers de la fiction. Les pages se dressent, comme des barrières, pour empêcher le récit de s’affranchir de sa qualité littéraire. Pourtant, du point de vue du narrateur, au contraire, l’idée naît dans l’œuvre La Recherche et meurt à l’extérieur, dans son propre monde. La mise en abyme de la thanatographie fait évoluer son analyse, selon que le lecteur se situe du point de vue de l’auteur ou du narrateur, donc à l’extérieur ou à l’intérieur du récit primaire. Cela

entraîne une décomposition double : de l’intertexte et du texte. L’auteur se sert de l’intertexte pour détruire son propre texte. Cette mise en abyme ramène les deux écrits au même stade et à la même temporalité. Ainsi, certes, Garréta détruit toute chronologie littéraire, mais aussi toute littérature, y compris la sienne. La destruction a pour objectif d’être complète et les livres morts, disparus.

Le tueur explique, par ailleurs, qu’il se concentre sur l’effacement des noms et des phrases uniquement dans les œuvres des bibliothèques électroniques. Se déplacer à travers la ville pour trouer le papier est inutile, car « les bibliothèques seront désertes, abandonnées à leur propre incommensurabilité, devenues trop massives, trop vastes » (D, p. 234) Alors qu’il est nécessaire, pour les noms des personnages d’avoir un support physique pour être définitivement éliminés, les livres eux, n’en ont plus besoin. La littérature se meurt et le tueur ne fait que l’y aider. Par ailleurs, le narrateur jouit de l’idée de survivance d’une littérature fausse, erronée et incomplète. Il brise le chef-d’œuvre, mais le laisse vivre et se propager ainsi amputé. Et la diffusion, voire la publicité de ce nouveau roman vidé de tout contenu, est effectuée par l’entremise d’un autre roman, La Décomposition. Il y a donc présence d’une transmission littéraire et au-delà, d’une chronologie tout de même acceptée, ou plutôt tolérée.

- IV -

Vanghel et Trois Pontes : inspiration formelle

Avec Jacques Jouet, le rapport entre son texte et le texte source est différent. Qu’il s’agisse de Vanghel ou des Trois pontes, Jacques Jouet conserve une approche intertextuelle bien particulière. Attiré par une formule ou une maladresse, l’oulipien scrute la forme et la construction de l’œuvre bien avant son contenu, car selon lui, c’est dans la syntaxe et l’agencement des mots et des phrases que se dissimulent les non-dits, les faits, autrement dit, les perles rares sur lesquelles il devient intéressant de travailler. Sa démarche est unique au sein de l’Oulipo et ses ouvrages se situent dans la marge de ceux de ses condisciples.

Souvent interrogé sur son obsession de la forme par l’un de ses proches, aussi fidèle lecteur et connaisseur de son œuvre, Jacques Jouet répond une fois de plus aux questions de Marc Lapprand dans le numéro spécial Oulipo du Magazine littéraire.Sa réplique au sujet de la réinterprétation du mythe de la Sphinge a particulièrement attiré notre attention. Il se réapproprie l’explication de la diversité littéraire dans la contrainte de façon créative et imagée. Il désapprouve en effet la réponse unique donnée par Œdipe à la célèbre question de la sphinge aux dépens de la multiplicité :

La réponse unique et définitive tue le langage, tue le texte complètement. Celle qui posait la question engageait le dialogue, même si c’était un dialogue dur, car cela se terminait en général par des morts. Ou bien il n’y avait pas de réponse, et celui qui ne répondait pas était bouffé, donc disparition de la réponse. Là aussi, mort du langage et du texte, parce que la communication ne passe pas. J’ai une question, pas de réponse. […] Ce que j’essaie de raconter quand je re-conte l’histoire de la sphinge, c’est qu’il y a plusieurs réponses possibles. Par conséquent, le dialogue à partir de là s’engage, et ne peut pas cesser de s’engager. C’est alors l’arrivée de la parole, de l’échange, de la littérature… Par rapport à la

contrainte, c’est lié au fait qu’une contrainte de type oulipien est une contrainte à vocation potentielle34.

La citation permet de souligner l’utilisation du verbe « re-conter » par Jacques Jouet. D’un point de vue formel, il y a une fois de plus réécriture et donc réinterprétation d’un récit, d’un mythe, pour que ce dernier apparaisse tel que l’on veut l’exposer et qu’ainsi se dévoilent de nouveaux sens. Car c’est justement à cette multiplicité des sens que Jouet s’intéresse. Il relève habilement que la célèbre réponse « l’homme », donnée par Œdipe, tue le langage. En revanche, le travail effectué correspond, lui, au même besoin de sonder l’intertexte dans une démarche visant à construire une certaine forme de contrainte et à lui obéir. Par ailleurs, les questionnements que cet exercice formel engendre sont eux, bien évidemment en lien étroit avec ceux qui ont été suscités par les œuvres précédentes du corpus.