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Chapitre 2 : Crise sociale et politisation de l'ethnicité

2.1. Théories

Plusieurs auteurs se sont intéressés aux conditions sociales pouvant provoquer une « prise de conscience ethnique ». Il apparaît de manière générale que c'est dans le côtoiement de groupes se percevant comme mutuellement différents que certains marqueurs culturels vont être choisis et mis en évidence pour démarquer une « frontière ethnique » évidente entre ces populations.

Selon Fredrik Barth (1995), l'ethnicité est produite par les interactions sociales et ne se manifesterait pas dans des conditions d'isolement. Au contraire, les fondations mêmes sur lesquelles seraient bâtis des systèmes sociaux plus englobants sont des processus sociaux d'exclusion et d'incorporation par lesquels les catégories identitaires se maintiennent, malgré des changements possibles dans la participation et l'appartenance des individus au cours de leurs histoires individuelles. Par la communication culturelle, des frontières sont tracées entre les groupes à travers des symboles porteurs de sens, tant pour les membres que pour les non-membres du groupe. Selon Barth, les contenus culturels des dichotomies ethniques se classeraient en deux catégories :

1. Les signaux ou des signes manifestes — les traits diacritiques que les individus recherchent et affichent pour montrer leur identité, tels que le costume, la langue, l'habitat, ou le style de vie en général.

2. Les orientations de valeurs fondamentales : les critères de moralité et d'excellence par lesquels les actes sont jugés. (Barth, 1995)

Fredrik Barth déclarait cependant que l'identité ethnique n'est pas réductible à la somme de ses traits la séparant d'une altérité projetée, mais que les acteurs sociaux vont en choisir spécifiquement certains pour marquer une « frontière culturelle » dans une situation précise (Barth, 1995 : 211). L'argument de Barth pourrait se résumer par l'idée de l'ethnicité comme d'une forme d'organisation sociale classifiant dans des catégories différentes les gens en fonction de leurs origines supposées et qui se réaffirme dans l'interaction sociale par la mise en valeur de symboles et de signes culturels porteurs de sens pour ses membres ainsi que pour ceux qui en sont exclus.

Barth considérait que les comparaisons pertinentes en anthropologie devaient porter sur le système de relations sociales tel qu'établi dans l'attribution de rôles et de statuts et non pas sur les symboles culturels. Poutignat (1995 : 144) cependant souligne que de ne pas mettre l'accent sur l'aspect symbolique ou emblématique des traits culturels ne conduit pas à les exclure de l'analyse, et que, précisément, les traits culturels comme marque distinctive d'un groupe ont une importance manifeste dans l'effort de maintien des frontières sur lequel repose l'organisation sociale des groupes ethniques. Reprenant la position de Wallerstein (1960), Poutignat (1995) écrivait que c'est « la relation dialectique entre définitions exogènes et endogènes de l'appartenance ethnique qui fait de l'ethnicité un processus dynamique toujours sujet à redéfinition et à recomposition. » Que ces différentes définitions, exogènes et endogènes, font partie d'un tout, c'est dans leur opposition dialectique qu'une ethnicité prend sa forme à une période et un lieu donné.

Pour Duara (1993), le principe de formation nationale implique nécessairement la rigidification des frontières identitaire d'un groupe par la célébration de la distinctivité de sa culture. Duara (1993 : 20-21) propose que chaque pratique culturelle a la possibilité d'être utilisée pour marquer la frontière symbolique d'une communauté. Ces frontières peuvent alors être « poreuses » ou « rigides »; l'on pourrait illustrer le premier cas par une situation ou des individus s'auto-identifiant à un groupe, où ils peuvent échanger, adopter les pratiques d'un autre groupe de manière consciente ou non. Cependant dans le cas où un discours identitaire prédominant se base sur la descendance pour définir et mobiliser ses membres, il le fait généralement en privilégiant certaines pratiques culturelles comme caractéristiques du groupe, ce faisant renforçant l'identité du groupe en contraste avec les autres communautés voisines et entraînant une rigidification des frontières culturelles. Certains marqueurs culturels « poreux » pourront éventuellement devenir des marqueurs identitaires « rigides » et son contraire est également possible; des marqueurs identitaires « rigides » de premières importances peuvent en venir à devenir « poreux » au fil du temps. Toujours selon Duara, ces frontières culturelles vont toujours être fluides et continuer à se déplacer sur différents degrés d'un axe « rigide » à son contraire « poreux ». Selon l'auteur, ce serait donc seulement au moment où des pratiques culturelles prennent un sens de marqueur identitaire qu'un groupe serait constitué.

Eriksen (2002 : 76) soutient que l'identité ethnique ne vient à prendre autant d'importance qu'au moment ou celle-ci est perçue comme étant menacée. Selon lui, puisque l'ethnicité est bâtie en partie par l'interaction sociale, l'importance que prennent les frontières culturelles est en grande partie conditionnelle à la pression exercée sur celles-ci. D'un autre côté, l'expression de l'identité ethnique peut être perçue non seulement comme une réponse à une menace de l'extérieur ou une tentative de créer de l'ordre dans l'univers social, mais également comme un outil symbolique dans les luttes politiques. Les identités revendiquées par les autres peuvent être également vecteur d'ethnicité et dans certaines situations les individus peuvent être virtuellement forcés à prendre une identité ethnique, quand bien même cela n'aurait pas été leur choix initialement. (Eriksen, 2002 : 65)

Enfin selon Billé (2009), les marqueurs ethniques émergent dans l'interaction avec des membres d'autres groupes et sont sujets à des repositionnements constants. Selon l'auteur, il est important de remarquer l'importance symbolique entourant la dénomination ethnique même lorsque ces catégories ont manifestement été créées ou manipulées par le pouvoir en place et sont chargées d'un sens politique. Elles n'en sont alors pas moins réelles pour les gens concernés. Selon lui, l'ethnicité est une réalité sociale témoignant de pratiques de pouvoir.

Ces traits se retrouvent dans leur intégralité dans la situation prévalente en Mongolie au début du 20e siècle où les marqueurs culturels vont rapidement se rigidifier face à l'arrivée massive d’un groupe s'identifiant lui-même par une autre identité. L'importance accrue que prirent certains marqueurs culturels pour définir l'identité mongole peut également être perçue comme étant relative à la pression qui fut exercée sur celle-ci. Comme nous le verrons, les plus importants points symboliques identitaires vont être ceux liés à une dimension morale, à des tabous culturels et perçus comme un péril immédiat à la survie.

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