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Section 2 Les sources institutionnelles des différentiels salariaux

2.1 Les différentiels salariaux inter-industriels 46

2.1.2 La théorie du partage de la rente 48

Le partage de la rente est souvent discuté dans le cadre de la théorie des négociations collectives ou bien dans celui de la théorie des insiders-outsiders. De nombreuses études explorent la relation entre le pouvoir de la négociation des employés, la rentabilité de la firme et le salaire, et mettent en évidence le rôle du partage de la rente (Abowd et Lemieux, 1993 ; Blanchflower et al., 1990 ; Beckerman et Jenkinson, 1990 ; Blanchflower et al., 1996; Christofides et Oswald, 1992 ; Hildreth et Oswald, 1997 ; Holmlund et Zetterberg, 1991 ; Nickell et Wadhwani, 1990).

a. La théorie des négociations collectives

Dans beaucoup de pays industrialisés, une large partie des salaires est déterminée par des conventions collectives résultant de négociations entre les représentants des salariés (le syndicat) et les employeurs (le patronat). Cette pratique dévie de la concurrence parfaite. Elle s’écarte aussi du principe de salaire d’efficience. Dans ce cas-là, les deux parties recherchent un accord sur le partage du résultat des activités qui dépend du pouvoir de chaque partie. Le taux de chômage élevé sur le marché renforce le pouvoir de négociation de l’employeur, tandis que les profits élevés augmentent la capacité du syndicat à revendiquer plus de salaires49. Dickens (1986) propose un modèle de la menace du syndicat (« union-threat model ») qui explique les salaires au-delà du niveau concurrentiel par la présence du syndicat ou par la menace de l’action collective des travailleurs.

b. La théorie des insiders-outsiders

Le modèle d’insider-outsider peut être considéré comme une variante au modèle des négociations collectives, où le partage de la rente est non syndicalisé. Dans le modèle des négociations collectives, il est supposé que le syndicat représentait l’ensemble des salariés du bassin d’emploi de la firme. Cependant, les travailleurs n’ont pas tous le même statut. Les chômeurs, considérés comme des « outsiders », sont exclus du processus de négociations. En revanche, les employés, qui sont les « insiders », peuvent défendre leur intérêt et exploiter d’éventuelles rentes de situation. Dans un marché du travail concurrentiel, l’augmentation de la productivité conduit à l’expansion de la production et de l’emploi, au salaire fixe. Par contre, en présence du pouvoir des insiders, les gains de la productivité sont largement appropriés par les employés sous forme de salaires plus élevés50.

Le partage de la rente engendre l’inefficience puisque la détermination de salaires ne résulte pas de la maximisation du profit. Néanmoins, l’hypothèse du partage de la rente est étroitement liée aux théories du salaire d’efficience (Krueger et Summers, 1988). Comme le souligne Levine (1992), en nombreux aspects, ces deux explications sont complémentaires. L’hypothèse des salaires d’efficience consiste à dire que les

49 Voir De Menil (1971), Layard et Nickell (1986), Blanchflower et al. (1990), Christofides et Oswald (1992) pour la présentation formelle des modèles.

50 Voir Blanchard et Summers (1986), Blanchflower et al. (1990), Lindbeck et Snower (1987), Solow (1985).

firmes peuvent réduire les coûts par l’augmentation des salaires ; l’hypothèse du partage de la rente implique que les employés ont le pouvoir de négocier les salaires plus élevés et que les employeurs sont contraints à partager une partie de leurs profits avec les employés51. Krueger et Summers (1988) argumentent que quand une firme génère la rente, elle a l’intérêt à partager avec les employés pour motiver leur co-opération, et que l’effet incitatif du partage de la rente atténue les coûts de l’inefficience qu’il engendre. Ils préfèrent considérer le partage de la rente comme un cas spécial des théories de salaire d’efficience que comme une explication alternative des différentiels salariaux inter-industriels.

2.2 Les théories de la segmentation du marché du travail

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Dans un modèle néoclassique, il est admis que le marché du travail est homogène et que l’offre du travail s’ajuste aux fluctuations de la demande du travail. La mobilité de la main-d’œuvre est d’une importance capitale. Les travailleurs peuvent choisir librement d’entrer ou de sortir le marché du travail et de se déplacer entre les firmes, les activités, les industries et les sites géographiques.

En revanche, la théorie de la segmentation du marché du travail suggère que le marché du travail est composé par deux (ou plusieurs) segments non-concurrentiels. Les mécanismes concernant la détermination des salaires, la promotion et la sécurité de l’emploi sont différents pour différents segments. L’accès aux emplois de certains segments est restreint par le rationnement non-tarifaire (« non-price rationing », Dickens et Lang, 1992), au sein duquel les règles institutionnelles se substituent aux mécanismes du marché.

L’approche segmentationaliste peut être considérée comme une poursuite des anciens débats sur la conception du marché du travail (Leontaridi, 1998). D’après l’hypothèse classique de Smith (1910), le marché du travail est équilibré par les mécanismes concurrentiels et les différentiels salariaux sont simplement interprétés comme des « différences compensatrices ». En revanche, Mill (1909) et Cairnes (1874) mettent en évidence le rôle des règles institutionnelles et l’existence des marchés non

51 Wadhwani et Wall (1991) fait une comparaison entre ces deux modèles.

concurrentiels53. Pigou (1945) souligne que les mécanismes du marché ne réussissent pas toujours à équilibrer l’offre et la demande sur le marché du travail, du fait que la mobilité de la main-d’œuvre entre les industries et au sein d’une certaine industrie est soumise à des contraintes.

Dans les années 1940 et 1950, plusieurs économistes néo-institutionnels soulignent l’inadéquation du modèle néoclassique. Par exemple, Dunlop (1957) discute l’existence du marché du travail interne, Kerr (1954) étudie la « balkanisation » du marché du travail.

La théorie du marché du travail dual émerge dans le contexte particulier des Etats-Unis à la fin des années 1960 : au sein d’une société prospère, les résidents des bidonvilles souffraient de la pauvreté et du sous-emploi/chômage. Malgré les programmes actifs du gouvernement pour augmenter le capital humain des travailleurs désavantagés, la pauvreté et le chômage persistaient. Les économistes essayent d’expliquer ce phénomène par une dichotomisation du marché du travail en deux segments séparés : un secteur primaire et un secteur secondaire (Harrison, 1972 ; Averitt, 1968 ; Bluestone, 1970). D’après eux, les travailleurs désavantagés (femmes, minorités ethniques, travailleurs immigrés) sont le plus souvent piégés dans les « mauvais emplois » du secteur secondaire.

Basés sur ces travaux, Doeringer et Piore (1971) développent la théorie du marché interne du travail. Ils définissent le « marché interne » comme une unité administrative (par exemple, une usine) à l’intérieur de laquelle le prix et l’allocation du travail sont déterminés par des règles et des procédures administratives. Le « marché interne » se distingue du « marché externe », qui est conforme à la théorie économique conventionnelle, où la rémunération, et l’allocation des travailleurs sont déterminées par les mécanismes du marché. Le « marché interne » et le « marché externe » sont connectés par certaines postes qui constituent les points d’entrée et de sortie du système. Les autres postes au sein du marché interne sont obtenues par la promotion ou le transfert des travailleurs qui sont déjà accédés au marché interne.

53 Mill (1909) souligne que les tâches pénibles sont occupées par les travailleurs désavantagés (moins d’éducation, classe sociale inférieure) qui sont attrapés dans ces emplois non désirables et sont les moins payés.

Doeringer et Piore (1971) essayent de relier la théorie du marché interne à la théorie du marché du travail dual, en supposant que le secteur primaire est composé des firmes avec les marchés internes du travail, tandis que le secteur secondaire est composé des firmes qui recrutent sur les marchés externes (ou les marchés spot). D’après eux, le secteur primaire comporte les bons emplois (« good jobs ») qui offrent les salaires plus élevés, les meilleures conditions du travail, la sécurité de l’emploi et les perspectives pour les progressions de carrière. Les rendements du capital humain y sont significatifs. En revanche, le secteur secondaire comporte les mauvais emplois (« bad jobs »), typiquement non-qualifiés, qui offrent les salaires plus bas et ont peu de perspectives de la promotion. Les travailleurs du secteur secondaire se trouvent beaucoup plus souvent au chômage ou en sous-emploi. Leurs investissements dans le capital humain ne sont pas rentables. Le plus important, les « bons emplois » sont rationnés, la mobilité entre les deux secteurs est restreinte. Les travailleurs dans les « mauvais emplois » doivent faire la queue pour accéder aux « bons emplois ». Malgré l’offre excessive du travail au secteur primaire, les salaires du secteur primaire se maintiennent au niveau surélevé.

Plus tard, la conception du « marché du travail dual » s’est généralisée au « marché du travail segmenté » permettant l’existence de plusieurs segments. Les théories du marché du travail segmenté (SLM, « segmented labor market ») se développent remarquablement dans les années 1960 et 197054. Mais elles ont été critiquées par les économistes du courant principal dans les années 1970. Cain (1976) et Wachter (1974) se sont prêtés à deux revues influentes de la théorie du marché du travail segmenté où ils critiquent les hypothèses de SLM pour leur caractère a-théorique. Ils considèrent que les arguments principaux du modèle SLM peuvent être incorporés dans les modèles néoclassiques, et que le reste des éléments ne suffisent pas pour constituer une théorie systématique et cohérente. Ils contestent aussi les méthodes empiriques employées par les économistes du SLM (Dickens et Lang, 1988).

Au milieu des années 1980, la littérature sur les différentiels salariaux inter-industriels se développe d’une manière importante. Elle s’associe à la théorie du marché du travail segmenté en fournissant à la fois les évidences empiriques et les explications

54 Les théories du marché du travail segmenté se divergent, aussi bien dans le domaine économique que dans le domaine sociologique. Cain (1976) cite parmi elles la théorie de « job-competition » (Thurow, 1972, 1975), la théorie radicale de la segmentation (Edwards et al., 1975), le marché du travail dual (primaire, secondaire) ou tripartite (centre, périphérique, irrégulier), la stratification du marché du travail, le marché du travail hiérarchique.

théoriques à cette dernière. Notamment, les théories de salaires d’efficience donnent les explications théoriques aux mécanismes du marché du travail interne et sont étroitement liées au modèle du marché du travail segmenté (Krueger et Summers, 1988 ; Dickens et Lang, 1988, 1992). En tenant compte de certaines critiques de Cain (1976), Dickens et Lang (1985, 1987, 1988) fournissent un cadre empirique pour tester les hypothèses principales de la théorie du marché du travail segmenté. Ils mettent en évidence que la théorie du marché du travail segmenté surpasse la théorie néoclassique en offrant une meilleure description de la distribution du revenu. Ils concluent qu’elle est donc préférable par rapport à la théorie néoclassique qui nécessite d’être constamment réajustée pour intégrer les nouveaux développements empiriques. Avec ces avancements théoriques et empiriques, la littérature sur la théorie du marché du travail segmenté se ranime, et commence même à attirer l’attention des économistes orthodoxes (Bulow et Summers, 1986 ; McDonald et Solow, 1985 ; Heckman et Hotz, 1986).

Dans les pays en développement, la discussion de la segmentation du marché du travail porte souvent sur la démarcation entre les secteurs formels (modernes) et les secteurs informels (traditionnels). Les secteurs informels se composent principalement des petites entreprises (entreprises familiales) relativement intensives en travail. Elles offrent les salaires faibles et ne sont pas conformes aux régulations du marché du travail. Les secteurs formels comportent les entreprises de plus grande taille et relativement intensives en capital, offrant des salaires plus élevés et conformes aux régulations du marché du travail (Behrman, 1999).

2.3 Les différences institutionnelles entre le secteur public et le