• Aucun résultat trouvé

Théorie et pratique de la médiation du soin

Dans le document Le soin-communicant (Page 153-163)

3. Corps-chair et corps symbolique : des enjeux de signification

3.3. Distance relationnelle et médiation thérapeutique

3.3.3. Théorie et pratique de la médiation du soin

Cette présence de l’Autre dans la relation nous invite à comprendre comment la médiation du soin peut produire du sens dans une pratique soignante. La médiation devient thérapeutique dans la mesure où elle prend appui sur une théorisation et une conceptualisation formalisée, une posture soignante définie au préalable et une inscription dans un cadre institutionnel reconnu. Nous en dessinerons les contours afin de faire apparaître les articulations entre activité de soin et dispositif communicationnel. Théorie et pratique sont ici intimement liées.

La médiation thérapeutique s’inscrit dans une approche théorique utilisée dans de nombreux domaines dont le soin à la personne âgée, le soin auprès de personnes souffrant d’une problématique de santé mentale ou la prise en charge de patients dans des services spécialisés. Inscrit dans une dimension de

l’interaction, les travaux de René Kaës ont permis d’en dégager les fondements et les constantes.

Pour chacune de ces constantes, nous illustrerons le lien entre théorie et pratique par une vignette clinique collectée auprès de professionnels dans des services de soins.299

Les constantes de la médiation à travers une analyse de cas300.

1. « Toute médiation interpose et rétablit un lien entre la force et le sens, entre

violence pulsionnelle et une figuration qui ouvre la voie vers la parole et vers l’échange symbolique. »

Le sentiment d’une pensée douloureuse, d’une pensée toute puissante, d’une pulsionnalité libératrice... annihilent une partie de la capacité du patient à donner sens aux événements qu’il rencontre. De nombreux éléments viennent fragiliser une identité en perpétuel mouvement. La médiation, dans son statut intermédiaire peut initier la parole, absorbant les conflits internes du patient et laissant le champ libre à l’imagination, à l’échange et au partage. Cet aspect est à prendre en compte dans un contexte soignant qui place bien souvent l’acte au centre de la relation.

A 79 ans, Mme Jeannine P. souffre d’une maladie d’Alzeimer et vit dans un Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes (EHPAD). Elle participe chaque semaine à une activité écriture. Avec d’autres résidents, ce

groupe à médiation301 lui offre le cadre d’une possibilité d’expression et

d’échange. Cet espace où la parole est contenue lui ouvre une figuration, une mise en image de son espace psychique dans la limite de ses capacités. Alors

299 Afin de préserver la confidentialité des exemples proposés, les noms et prénoms ont été

modifiés et les pathologies décrites succinctement.

300 KAËS, René. Le Malêtre. Paris : Dunod, 2012, p. 164.

301 L’appellation groupe à médiation est utilisée dans les services pour désigner l’organisation

qu’elle ne parlait plus, elle communique aujourd’hui verbalement, exclusivement lors de l’activité de soin.

2. « Toute médiation implique une représentation de l’origine ou renvoie à une

scène des origines, à une figuration de la conjonction et de la disjonction. »

La médiation est constituée autour de règles, de principes et d’espaces interpersonnels. Elle recrée les conditions d’une scène, d’un cadre socialement reconnaissable, tout en permettant d’aller au-delà des conséquences de sa transgression. On peut envisager qu’il s’agit de ce que Erving Goffman avait précisé en empruntant les termes de règles substantielles décrites par Durkheim : « Elles sont des règles qui guident la conduite quant aux affaires que l’on estime

importantes par elles-mêmes, indépendamment des conséquences que peuvent en entraîner l’infraction ou le respect. »302. Dans l’espace de la médiation, les

enjeux se limitent au groupe et le soignant en est garant. Le patient peut se donner la possibilité d’une régression sur laquelle pourront se construire de nouveaux liens, de nouvelles interprétations, de nouvelles représentations du monde. C’est au soignant présent de permettre l’expérimentation de cette nouvelle organisation.

Chaque semaine, Françoise arrive souriante et très « contente de venir à la

relaxation ». C’est ainsi qu’elle appelle la séance de médiation proposée par le

centre de jour. Accueillie par l’équipe, elle se dirige d’abord vers une petite salle spécialement aménagée où une table de massage est recouverte d’un drap de bain, la lumière tamisée et les couleurs chaudes et coordonnées. Le seul mouvement perceptible est celui de la flamme d’une bougie parfumée. Françoise a 74 ans et vient au centre depuis plusieurs années. C’est la perte de son mari qui, dit-elle, « l’avait fait sombrer dans la dépression ». Aujourd’hui Françoise

s’occupe de ses petits-enfants et se dit « de nouveau heureuse ». Elle s’habille avec élégance et reste très attentive à sa présentation (maquillage, coiffure).

A chacune de ses hospitalisations de jour, un massage lui est proposé. Durant toute la séance, Françoise pleure jusqu’au sanglot. Le soignant confie « au début

je ne comprenais pas, maintenant je sais qu’en fait Françoise est apaisée. Contrainte dans un espace limité, elle se permet de lâcher-prise comme un tout petit dans les bras de sa maman ». Françoise expérimente sans doute ce que

Winnicott appelait « la capacité à être seul ». Il y a toujours pour elle « […]

quelqu’un de présent, quelqu’un qui en fin de compte et inconsciemment, est assimilé à la mère, celle qui, durant les premiers jours et les premières semaines, s’était identifiée temporairement à son petit enfant et pour laquelle rien ne comptait d’autre, au cours de cette période, que les soins à lui apporter ».

3. « Toute médiation s’inscrit dans une problématique des limites, des frontières

et des démarcations, des filtres et des passages. »

René Kaës nous donne à voir la médiation comme permettant la confrontation de l’identité de l’individu à son rapport au monde, monde de la pensée et de la culture. Et à ce titre la médiation est la représentation métaphorique de l’expérience de création d’une culture. Ce qui est en dehors de la médiation ne lui appartient pas, ce qui est en dedans ne peut lui être extrait sans la dénaturer. La médiation vient donc comme un filtre permettant les échanges entre le dedans et le dehors pour leur donner sens. La médiation n’existe que parce qu’elle est ce lieu de la confrontation des limites et des sources de conflits. Elle questionne les identités, les représentations, les espaces psychiques, les cultures... S’il existe des lignes et des frontières en matière de relation, elles le sont dans la logique propre des acteurs concernés. La médiation permet le mouvement et l’approche compréhensive de soi au travers du regard des autres.

Sophie a 14 ans. D’un milieu socioculturel très défavorisé, la violence physique est pour elle l’un des seuls moyens de sentir ses propres limites. Elle participe une fois par semaine à une médiation appelée Constructions. Pendant toute la

durée de la médiation, tout en fabriquant de petites réalisations avec des jeux de construction, Sophie bénéficie d’un espace où sa violence et sa haine des autres peuvent être entendues. Il devient possible de parler tandis que les mains travaillent. Il y a sans cesse un va-et-vient entre l’expression d’une grande agressivité sur l’extérieur ou sur les soignants et cette joie d’une construction figurative de petits engins, ramenant à ce besoin impérieux de construction intérieure d’un Moi sans doute précaire. A la fin de chaque séance, Sophie prend soin de ne pas détruire les objets construits et montre un certain plaisir la semaine suivante à retrouver ces ou ses objets, comme pour expérimenter que la relation construite a tenu dans le temps. Sa première activité est alors de démonter ses réalisations pour en construire de nouvelles.

4. « Toute médiation s’oppose à l’immédiat, dans l’espace et dans le temps. La médiation est une sortie de la confusion des origines. »

Cette constante est particulièrement riche pour comprendre la médiation thérapeutique dans le champ de la communication. L’immédiateté, au sens étymologique du terme, est ce qui ne comprend pas de médiation. Ce qui est immédiat n’a pas d’intermédiaire. La géographie de la communication, décrite par Bernard Lamizet, comprend en elle un espace de communication intersubjectif, celui de l’échange « qui révèle une sorte d’immédiateté ». Il précise que c’est dans cet espace « que je rencontre l’autre, je peux le décrire et le

représenter, en le distanciant, dans mes paroles, mais je ne peux pas pour autant

en faire un objet de savoir au-delà de ce que je sais de la communication »303.

L’espace créé par les deux membres de la communication est un objet d’expérience et non un objet de savoir. Bernard Lamizet précise que cet objet de savoir s’inscrit dans « la dimension sociale et institutionnelle » qui détermine la relation aux autres. En cela, elle s’oppose à l’immédiateté définie par René Kaes.

Karim a 78 ans. D’origine algérienne, il travaille illégalement en France depuis ses 14 ans comme maçon et vit dans le recoin d’un hangar. Il a perdu ses papiers depuis longtemps et suite à la découverte d’un cancer généralisé en phase terminale, il est pris en charge dans un foyer relais. Tous les jeudis un groupe

modelage l’accueille ; Karim y raconte sa vie tout en fabriquant des personnages

en terre. La rencontre avec l’infirmier lui permet d’exprimer ses souvenirs mais surtout, comme le dit le soignant, « de déposer quelque part et à quelqu’un

l’histoire de sa vie. Il n’en a que pour quelques semaines encore à vivre… ».

L’expérience de ce rapport à la terre modelée, à son corps malade qui se déforme et à la parole partagée vont bien au-delà de la simple expression artistique ou manuelle. Il y a une sorte de confusion des trajectoires de vie, de mort, de souffrance... portées au sein d’un espace soignant. La relation est respectueuse dans la mesure où elle porte l’histoire de Karim et construit une trace inscrite dans une dimension sociale et institutionnelle.

5. « Toute médiation suscite un cadre spatio-temporel. »

Le cadre spatio-temporel dessine les contours du soin qui permet au soigné une adaptation à l’intérieur de limites construites. Si le quotidien dicte les soins au sens où il contraint les espaces d’échanges, il permet également d’assurer une permanence et une continuité d’un processus de relation. Ce cadre marque une délimitation dans l’espace que l’on retrouve dans le concept « d’autopoïèse »304

de Francisco Varela. Il suscite l’échange, dans son sens littéral de faire naître,

d’éveiller, de faire lever. Le cadre ne s’impose pas mais se construit avec la

médiation.

Mme Simone G. est en maison de retraite. A 90 ans, elle est veuve et ses enfants n’habitent pas la région. Mme Simone G. ne marche plus et ce sont les soignants qui font les transferts du lit au fauteuil. Elle ne peut plus lire à la suite d’une complication de sa pathologie diabétique. Chaque jour, après le repas de midi

pris au réfectoire, un soignant vient lire les nouvelles du journal local. C’est pour Mme G un rendez-vous incontournable. Elle commente souvent les informations et bien souvent partage avec les soignants son avis sur les sujets de l’actualité. Chaque jour, au même endroit, le soin s’établit. Il est régulier, attendu et devient créateur de sens. La relation de soin donne un repère dans le temps et l’espace, une structure du quotidien, un sens à l’ici et maintenant.

6. « Toute médiation s’inscrit dans une oscillation entre créativité et destructivité : c’est de cette oscillation que témoignent de manière exemplaire les phénomènes transitionnels. »

Deux dimensions coexistent, alternent dans la médiation. Celle de l’imaginaire et celle de la réalité. Dans le même temps deux forces agissent, les forces internes et externes à l’individu. Cette conception rejoint la théorie de l’attribution proposée Willem Doise « de causalité interne ou de facteurs dispositionnels » et « de causalité externe ou de facteurs situationnels »305. La médiation permet

cette oscillation qui crée ou modifie le sens que l’acteur perçoit de son rapport au réel. La médiation est le lieu des transitions, celles qui mettent en équilibre les processus d’identité personnelle et d’identité sociale.

Pour Jérôme, il ne s’agit pas de « louper », comme il dit, le groupe musique du Centre Médico-Psychologique (CMP). Chaque lundi, autour d’instruments de musique, trois patients composent une chanson. Il faut plusieurs séances pour arriver à un objet musical finalisé. Jérôme écrit les paroles, un autre patient la musique et un troisième chante pour enregistrer le résultat.

C’est la dernière séance d’une série de 3 rencontres et le soignant propose de graver la chanson sur un support numérique. L’infirmier sait que l’objet appartient au groupe, mais il propose tout de même que chaque patient parte avec un exemplaire du CD finalisé, en souvenir. Comme chaque lundi, la médiation se

305 MUGNY, Yves, DOISE, Willem, DESCHAMPS, Jean-Claude. Psychologie sociale et expérimentale. Paris : Armand Collin, 1997, p. 184.

termine par le partage d’un gâteau et d’un verre de jus de fruit. Lorsque tous les patients ont quitté la salle, au moment du rangement, le soignant retrouve les trois CD sur la table du fond. Jérôme et les autres patients n’ont rien emporté. Ils ont laissé là leur création groupale, comme pour signifier, sans doute inconsciemment, qu’elle ne leur appartenait pas et que la relation elle, ne s’enregistre pas.

Nature de la médiation et projet thérapeutique

Si les constantes de la médiation permettent une relation dans un cadre thérapeutique, sa nature et son statut créent un dispositif singulier. Ce modèle théorique ne permet pas d’envisager que toute activité puisse devenir médium de la relation. La nature même de la médiation doit permettre de réaliser un soin comprenant un minimum d’incompréhensions. La médiation stabilise le soin dans un cadre théorique construit. Il ne s’agit pas de borner ou de réglementer de manière stricte et définitive la relation, mais plutôt de définir le périmètre du soin qui doit être réalisé en sécurité pour tous.

Par sa nature, la médiation permet aux soignants d’appréhender certains éléments de la réalité psychique ou cognitive du malade et de donner sens à l’activité médiatrice. La nature de la médiation doit être réfléchie, pensée à l’avance, pour qu’elle porte réellement un projet thérapeutique.

Le statut symbolique de la médiation

L’objet de l’activité n’est pas le but de la relation. Toutefois, la réalisation du projet final vient porter le soin relationnel proposé aux patients. Il est nécessaire pour les soignants d’avoir sans cesse à l’esprit que l’objet médiateur n’est qu’un inducteur de la relation. S’il est nécessaire que le patient ait une certaine

appétence pour l’activité, il faut également qu’il trouve un intérêt à la situation

mise en place. Utiliser une activité qui appartient déjà très fortement à l’univers personnel du patient peut nuire aux buts de la médiation thérapeutique. La nature même du médium, s’il est déjà très investi par le patient en-dehors de l’activité

de médiation, peut entrer en conflit avec le projet thérapeutique où le sens symbolique de l’action a plus d’importance que l’action elle-même. Le choix dévolu aux soignants est donc crucial pour que la médiation ne phagocyte pas l’ensemble des fonctions du groupe tout en exerçant, comme le signale la pédopsychiatre Nicole Catheline, « une séduction tempérée pour atteindre le

patient dans son système ».306

L’exemple de la médiation thérapeutique met en exergue la nécessité d’une réflexion préalable sur l’interaction soignant/soigné. Un pédopsychiatre interrogé sur ce sujet nous répond : « Quand on est en relation avec le patient, il faut oser

une certaine impulsivité relationnelle. ». Mais elle n’est possible qu’appuyée sur

de solides bases théoriques, une préparation minutieuse du soin et une connaissance la plus complète possible du patient sur sa manière d’être en relation avec les autres. A l’instar des clowns à l’hôpital qui « ne font pas un

numéro sur commande, mais s‘adaptent avec beaucoup de finesse à la réalité du patient, à son âge, son état du moment, ainsi qu’aux indications données par l’équipe de soins »307, le soignant peut oser la relation avec le patient parce qu’elle

est préparée et réfléchie. Le médecin évoqué plus haut nous a précisé « qu’improviser c’est : ne pas préparer. Pour une relation humaine c’est sûrement

possible, pour une relation de soin c’est impossible, voire dangereux pour le patient et pour le soignant ».

A l’issue de ces éclairages théoriques, notre travail de recherche positionne la relation de soin dans une articulation entre les formes de représentations exprimées par les acteurs et les processus de significations qui sont en jeu. Le corps prend à ce titre une place prépondérante, tant sur le plan sensible et

306 Entretien avec l’auteur. CATHELINE, Nicole, MARCELLI, Daniel. Ces adolescents qui évitent de penser. Pour une théorie du soin avec médiation. Paris : Erès, 2011.

307 VINIT, Florence. Docteur Clown à l’hôpital. Une prescription d’humour et de tendresse.

symbolique qu’en ce qu’il est impliqué dans la distance relationnelle de l’acte de soin.

Dans le document Le soin-communicant (Page 153-163)