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Voir à ce sujet la thèse de Karine Rosso, « Sacrifice et autofiction au féminin : dialogues autour de l’œuvre de Nelly

Effet de langue : anti-utopisme et uniformisation

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60 est donc marquée du sceau de la mort, associée autant à la sœur qu’à la mère : « le vide a un poids et je vous jure qu’on peut en hériter » (80). En fait, toute considération sur la vie des femmes dans l’idéologie de la putasserie mène Cynthia à la néantisation de soi. La narratrice souligne jusqu’à l’excipit du roman qu’elle « interpelle la vie du côté de la mort » (187). La dissolution individuelle dans l’idéologie totalitaire cause le « sentiment de non-existence » (Smart, 2014 : 382) que Cynthia exprime partout : « c’était le néant de ce qui empoussiérait ma personne, poussière de rien qui a fini par prendre toute la place, cette place du début de la vie » (40), devenue « stérile, incendiée » (23). Ajoutée à celle des « toujours » et des « jamais », l’itération des « rien » mais aussi des nombreux « tout » liés aux perspectives négatives contribue à forger une langue relayant le fatalisme de Cynthia : « plus rien ne [l]’attend ou si peu » (167).

La rupture de la filiation matrilinéaire favorise aussi la néantisation relayée par l’univers lexical de Putain. On l’a vu, Cynthia mentionnait que son avenir n’existait pas : « je ne peux plus m’imaginer autrement » (56). Dans l’idéologie de la putasserie, Cynthia est alors assignée femme par son corps et ne peut se voir qu’agonisante comme sa mère : « un corps qui me rappelle trop celui de ma larve de mère et que je tyrannise de ma fureur en le repoussant de toutes mes forces, en le fuyant comme si j’allais finir par lui échapper. » (46) L’inaction zombiesque de l’état larvaire traverse aussi la langue du roman, tel ce qui n’est jamais né et ne naîtra jamais. Le mot « larve » qualifie surtout les mères, mais désigne aussi la narratrice elle-même ailleurs dans le roman, alors qu’elle devine qu’aucune évolution ne l’attend, qu’elle est déjà morte. Elle se sent « si près de la mort » (53) qu’elle envisage « [s]on suicide » (87) comme seule issue : « il vaudrait mieux me brûler vive pour en finir29 » (99).

29 Entre les figures de la sorcière jetée au bûcher et de la putain, Arcan effectue ici un rapprochement sur lequel

61 Dans Putain, ce fatalisme de la vision du pire exacerbe le dystopique dans la langue et met en place une rhétorique de la lassitude, voire du dégoût […] ; [Cynthia] « fait jouir » à la chaîne, sans attachement particulier et indifféremment. […] [L]a colère et le dégoût forment un leitmotiv qui constitue le texte en son entier. (Bergeron, 2017 : 116, 126)

Cette rhétorique – ou langue – du dégoût, « ce discours de mort qui se donne la nausée et qui en a assez de se poursuivre […] s’épuise à détruire encore et encore ses objets de moins en moins nombreux » (118). Pour la narratrice, « le dégoût s’accroche aux menus détails pour s’étendre à l’ensemble du paysage, rejoignant les clients, les parents et le psychanalyste, les cours et les professeurs, les activités de miroir et les aspirations de schtroumpfette » (134). Aussi, la pratique du métier lui devient insupportable : « l’exaltation des débuts, l’adaptation et la torpeur » (151) forment un decrescendo mortel l’anéantissant. Cynthia précise que, pour elle, « c’est la répétition qui rend ce métier dégoûtant […] [Ne restent que des] gestes qui n’assouvissent plus rien ou si peu, que la tension de l’autre dont on finit par questionner la nature, des gestes mécaniques » (142). La pratique de la prostitution se mue chez elle en expérience toujours plus insensée d’une pantomime jouée staccato. La protagoniste confirme aussi que l’édulcoration puis l’éradication de son désir la mène au dégoût de la vie : « dégout du désir des autres parce qu’on n’en a plus, parce qu’il n’y a plus de clochette » (151). Sans pulsion de vie, la prostitution devient, pour Cynthia, éteignoir du désir de vivre et la source du nihilisme qui l’empêche de croire en une vie chargée de sens : « c’est trop tard maintenant, on ne peut plus mener ce genre de vie lorsqu’on a la nausée de tout, ça n’arrivera jamais » (86). Le dégoût de tout déshumanise la vie, la sienne et celle des autres. Elle uniformise d’ailleurs ces derniers dans des sentences lapidaires: « bêtes de rien qui [ne] savent rien de la laideur et de la bêtise » (58). Cette uniformisation entraîne une indifférenciation, celle des hommes en particulier, par l’accumulation des clients, expliquée par Poulin-Thibaut à partir d’une réflexion de Cynthia :

62 « il a suffi d’une seule fois pour me trouver prise dans la répétition d’une queue dressée sur laquelle je bute encore. » Donc, elle se retrouve prise, emprisonnée dans la répétition de la vente de son sexe. La métonymie de la queue comme symbole de ses clients souligne la déshumanisation de l’acte sexuel et réduit le client, l’homme, à son sexe et par le fait même, la réduit elle aussi à son propre sexe (Poulin-Thibaut, 2017 : 36).

La narratrice confirme d’ailleurs explicitement qu’elle uniformise ses clients pour mieux instaurer une distance nécessaire : « j’aime […] qu’ils se retrouvent […] indifférenciés » (28). En recourant fréquemment à la désignation par groupes (femmes/hommes, putains/clients, mères/pères/filles, schtroumpfettes, larves, putains), le roman réduit les personnages à des rôles archétypaux, campant ainsi un des attributs des dystopies canoniques selon Mouchard, soit « une désubjectivation visant à homogénéiser les groupes » (Mouchard, 2007 : 65-70). C’est en ce sens que le psychanalyste de Cynthia lui diagnostique une dépersonnalisation, qu’il conviendra d’interroger après, bien entendu, l’étude de l’enfance du personnage et de son rapport à son propre regard.