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Les textes libres : la transformation de l’exercice au tournant des années soixante-d

Le Plan de rénovation du français, publié en 1971 à la suite des travaux de la commission Rouchette 25 et d’une vaste expérimentation menée dans les éco-

les à partir de 1966 manifeste des changements importants survenus dans les conceptions de l’écriture scolaire. Les instructions offi cielles qui sont publiées en 1972 en reprennent certains éléments sans en conserver l’esprit et les bases théoriques. Elles vont favoriser deux modalités dans l’enseignement du fran- çais à l’école primaire : d’abord la communication, puisque : « L’enseignement

du français est donné pour aider l’enfant à communiquer et à penser » 26, ensuite

l’expression qui est l’objectif de tout apprentissage linguistique : « Tous les tra-

vaux de rédaction à l’école, du plus modeste au plus ambitieux, ont pour but de munir l’élève des moyens de l’expression écrite et de le rendre habile à s’en servir dans toutes les circonstances où il sera porté à le faire par obligation ou par goût » 27. C’est pour

souligner cette double fi nalité que la rédaction devient offi ciellement « expres- sion écrite ». Dans ce nouveau cadre, les écrits d’expression personnelle vont occuper une place particulière. Les textes libres font partie des activités d’écri- ture recommandées par les instructions de 1972 28 qui établissent une distinc-

tion entre rédaction libre et texte libre, ce dernier devant être produit de ma- nière spontanée et en-dehors de toute contrainte, selon l’héritage de Freinet :

24 M. Barré, ibid, p. 70.

25 La commission Rouchette est installée en 1963, à l’initiative de Jean Capelle et René Haby. Elle est présidée par l’inspecteur général Rouchette.

26 « 4 décembre 1972 – Instructions offi cielles », in A. Chervel, L’enseignement du français à l’école primaire, t. III – 1940-1995, op. cit., p. 211.

27 Instructions de 1972, in A. Chervel, op. cit., p. 226.

28 Les instructions de 1972 accordent plus de place au texte libre que ne le faisait le Plan de rénovation de 1971 qui le citait après les textes d’imagination et les jeux dramatiques dans la rubrique « Activités de création individuelles ou collectives », dans « L’enseignement du français à l’école élémentaire. Principes de l’expérience en cours », Recherches pédagogiques, n° 47, janvier 1971, p. 27.

« En ce qui concerne le texte libre authentique, précisons qu’il a des caractères propres qui le distinguent sensiblement de la rédaction à sujet libre. Sa fonction essentielle est de faciliter la communication au moyen de l’écriture, et en même temps de faire bé- néfi cier la langue écrite du même élan naturel et spontané que la langue parlée. Non seulement, l’enfant choisit le sujet, mais il choisit aussi le moment ; il produit le texte quand il le souhaite, de sa propre initiative, sans être obligé de le montrer ensuite au

maître » 29. Le texte peut donc rester privé : sa réception est bien différente de

ce qu’elle était dans les classes Freinet. Si pour ce dernier, la fi nalité des écrits était leur socialisation, au contraire, dans l’optique des instructions de 1972, les écrits personnels des élèves ne sont pas nécessairement communiqués. Il est conseillé aux maîtres de les recevoir avec discrétion et doigté, car l’élève peut y avoir « apporté sur des tiers ou sur sa famille des révélations pénibles » (instructions de 1972) 30. Ce ne sont plus des outils de communication, mais des moyens

d’expression personnelle. Le vécu sollicité peut être sensible, voire douloureux pour l’élève, dans tous les cas, il a cessé d’être anodin, car il s’agit d’un récit véridique du quotidien.

Faute d’un corpus conséquent 31, il n’est pas aisé de connaître ce qu’ont

écrit les élèves entre 1972 et 1985, dates des instructions offi cielles. Dans les cahiers de cette période que possèdent les musées de l’éducation fi gurent as- sez peu de rédactions. Cette faible présence peut s’expliquer par un éventuel changement de supports (les classeurs et leurs feuilles « volantes » remplaçant quelques fois les cahiers) ou par les modifi cations importantes que connaissent les écritures scolaires. En effet, on peut supposer que le changement de moda- lités d’écriture a sorti les travaux de rédaction des cahiers : les textes libres, les correspondances interclasse, les enquêtes ou les poèmes se trouvant peut-être sur des affi ches, dans des journaux scolaires ou autres. De ce fait, les éléments que nous fournissons sur cette période ne sont encore que des hypothèses formulées à la suite de la lecture d’une dizaine de textes libres 32 de type auto-

biographique, écrits entre 1972 et 1985.

Le premier de ces éléments est la centration du texte sur le scripteur lui- même, puisqu’il se place, tant du point de vue grammatical que sémantique, comme élément organisateur de l’ensemble, parlant en son nom propre. Ce que nous pouvons constater dans cet exemple, rédigé par un élève de CM2, en 1974-1975 33 :

« Ma première leçon d’équitation :

Un jour que je souhaitais faire du cheval, mon papa m’a inscrit à la société hippique de Pomméréval. Le jour venu je me rendis au manège. Le cercle hippi- que est situé dans une grande cour de ferme. Autour il y a une grange, des écu-

29 Instructions de 1972, in A. Chervel, op. cit., p. 227. 30 Instructions de 1972, in A. Chervel, ibid., p. 229.

31 Le corpus des écrits de la première période est important. Un autre corpus, constitué à partir de recherches INRP, concerne les années 1989-1993.

32 Ces textes sont reproduits avec leur orthographe d’origine.

ries, un bâtiment ouvert pour ferrer les chevaux et une maison dans laquelle se trouvait le bureau. La cour s’ouvrait sur une grande prairie où galopent des chevaux en liberté.

Le moniteur me désigna mon cheval. Il s’appelle « Où vas-tu » et celui de ma sœur « Napoléon ». Je prends mon cheval par la bride et l’emmène dans le grand bâtiment qui abrite le manège.

Le moniteur m’apprit à monter en selle puis à marcher au pas et au trot. Je suis satisfait de cette première leçon et Sophie aussi. »

La première personne y apparaît constamment, comme pronom sujet, complément ou déterminant possessif, et ceci dès le titre. L’expérience relatée est rigoureusement personnelle. Il s’agit d’un fait privé et c’est donc autour de l’évènement vécu que s’organise le récit. L’ordre adopté est chronologique : l’évènement est relaté sur l’axe temporel.

La place importante donnée à la chronologie constitue un autre point ré- current dans ces textes libres. En voici un exemple, daté de 1971 34, rédigé par

un élève de CM2 :

« Samedi 9 janvier Une belle journée

Un soir ma mère me demanda si je voulais aller à Paris dans les grands magasins car il fallait acheter des jouets. Je dis oui. Le matin, nous nous ré- veillâmes vers 8 heures pour prendre le train à midi. À midi nous partîmes à Paris. Vers 1 heure nous étions dans un grand magasin. Il y avait des jouets car c’était bientôt Noël, ma mère m’emmena aussi dans les rayons des habits mais il faisait chaud alors nous partîmes prendre l’air, alors nous regardâmes les vitrines, je vis une ruche en train de faire son miel mais, c’est passé trop vite et il faut rentrer alors comme j’avais faim, nous avons pris quelques gâ- teaux ensuite nous sommes aller à la gare mais le train était trop tard alors, nous avons pris le train pour Goussainville et nous avons attendu au moins 1 demi-heure puis le train est arrivé alors nous l’avions pris puis nous sommes rentrés chez nous. »

La fi xation sur l’aspect événementiel du récit et sur son marquage temporel semble se faire au détriment des autres aspects, notamment de la structuration textuelle. Le suremploi des références spatio-temporelles transforme cet écrit en sommaire dans lequel les événements sont présentés de manière conden- sée. Le texte se déroule sans scènes et sans dialogues, essentiellement selon un axe chronologique, dans une sorte d’immédiateté de la réminiscence. L’écrit est centré sur la reconstitution de l’évènement tel qu’il a été vécu par le nar- rateur.

Cette centration du texte sur le sujet scripteur semble avoir des incidences sur les écritures de soi scolaires. Si les instructions offi cielles de 1972 font clai- rement référence au texte libre de la pédagogie Freinet, il existe des variations importantes entre ces deux formes du même objet : les enjeux différents en

modifi ent l’aspect. Pour Freinet, l’expression est un moyen de trouver sa place dans le groupe, alors que dans le cadre de la rénovation, l’objectif est de libérer l’écriture et la parole de l’élève. Mais la notion de liberté du texte est différente dans les deux cas. Chez Freinet, le texte est libre dans son contexte de produc- tion, qui lui permet d’exister hors du cadre scolaire, mais il est contraint par sa destination sociale. Tandis que, dans les pratiques liées à la rénovation, le texte est libre en ce qu’il est libératoire, mais sans sortir du cadre de la classe. La fi nalité est la libération du sujet, tandis que chez Freinet, le but ultime est la communication. Ce sont bien les enjeux qui diffèrent. Les écritures de soi, chez Freinet, sont destinées à être socialisées, elles ne sont pas centrées sur l’in- dividu. Alors que dans la période de la rénovation, ces écritures sont principa- lement expressives, c’est-à-dire qu’elles demeurent dans la sphère individuelle qui en constitue le mobile et la fi nalité : elles sont au service de l’expression du sujet qui les utilise pour se raconter.

Mais les écritures de soi scolaires n’on pas fait l’objet d’un consensus au cours de cette période, au contraire. Si elles ont été considérées, dans les ins- tructions de 1972, comme des productions spontanées, puisqu’on y conseille aux maîtres « d’utiliser les ressources de la spontanéité enfantine pour aider le langa-

ge de l’enfant à s’élaborer » 35, cette conception n’est pas unanimement partagée.

Pour certains chercheurs ou enseignants, acteurs de l’expérimentation, il s’agit là d’une dénaturation du principe de libération. En effet, si la libération repose sur la libre expression de la personnalité de l’enfant, elle ne peut se produire que par la découverte des différentes fonctions de la communication. Cette li- bération de la parole n’est pas uniquement synonyme d’expression spontanée, elle est le fruit d’un apprentissage, puisqu’elle ne peut exister sans la maîtrise du langage à laquelle on souhaite aboutir 36.

5. La didactique du français et le déclin des écritures de soi

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