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1) ENJEUX ET DEFIS D’UNE GOUVERNANCE FONCIERE AU SENEGAL DANS LA

1.2 Un système de gouvernance foncière partagée entre légitimité coutumière, égalité

1.2.2 Des tentatives pour “outiller” les conseils ruraux dans leur gestion foncière: l’exemple

La gestion foncière de terres irrigables dans la région du fleuve Sénégal devient un enjeu majeur de modernisation agricole. Dans la commune de Ross Bethio (Delta du fleuve) dans laquelle nous avons enquêté, des tentatives pour “outiller”, selon la norme occidentale, les

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conseils ruraux ont été réalisés. Ces outils, Plans d’occupation et d’affectation des sols (POAS), Charte du domaine irrigué (CDI) et le Registre foncier du Système d’Information Foncière (SIF) rencontrent de nombreux problèmes de mise en œuvre du fait du contexte culturel et d’une décentralisation très incomplète (D’Aquino, Seck et Camara, 2002).

Le POAS a été généralisé dans toutes les communautés rurales de la région du fleuve grâce à l’appui de la SAED et du Programme d'Appui aux Communautés Rurales de la Vallée du Fleuve Sénégal (PACR). Ross-Béthio est depuis 1996 le théâtre d’une opération expérimentale appelée Opération Pilote POAS. Ce plan a été conçu avec le concours de plusieurs institutions présentes dans la région de Saint-Louis. L’enjeu de ce POAS est d’aider les organisations locales à affirmer et à accroître leurs compétences afin de bâtir, d’elles-mêmes et graduellement, une politique durable de gestion des ressources. Il doit aboutir dans sa phase terminale à élaborer un plan de développement local pour la communauté rurale de Ross-Béthio. L’application du Plan a commencé par l’identification des ressources foncières, pastorales et environnementales de la communauté rurale. Après cet inventaire qui fut confié à la SAED avec la collaboration du conseil rural, ce dernier devait procéder à la régularisation de l’occupation des sols en désaffectant les anciens occupants ou plutôt les occupants qui n’ont pas mis en valeur les terres dont ils avaient l’usage. Cette procédure semble être beaucoup plus difficile à mettre en place que l’inventaire qui a été apparemment bien mené grâce à la participation des populations locales (D’Aquino, Seck et Camara, 2002). La conception du POAS est en elle-même un constat de la faillite de la loi décentralisant la gestion des ressources foncières au conseil rural, en vigueur depuis 1987. Le POAS réaffirme deux critères essentiels selon le droit positif d’accès aux terres. Le premier critère d’accès, c’est d’en faire la demande ; le deuxième, c’est d’avoir les capacités de mettre en valeur des surfaces demandées.

On pourrait penser qu’un tel plan serait une grande avancée démocratique en ce sens qu’il bouleverserait la répartition inégale des terres entre hommes et femmes et entre ceux que les héritages ancestraux ont favorisé et ceux qui n’ont pas eu la chance de faire partie des grandes familles propriétaires depuis longtemps. Mais les pratiques en cours à Ross-Béthio indiquent que la gestion foncière résiste à la mise sous tutelle d’une loi démocratique qui gommerait les privilèges “naturels” de certaines couches de la population locale. D’après nos entretiens, les délibérations relatives à des procédures de régularisations sont plus fréquentes que les procédures de désaffectation. Il y a, par conséquent, peu de nouvelles demandes d’affectations : on est dans

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le maintien d’un grand nombre de terres “abandonnées”, dans la sous-location des terres ou le métayage traditionnel, appelé localement « Rempeccem », par les propriétaires ne pouvant pas les mettre en valeur. La SAED, principal “ partenaire ” du conseil rural dans le cadre de l’animation du POAS, semble s’accommoder de cette situation. Une « fatalité de gestion inéquitable des ressources foncières » semble être de mise (Faye A., 2001). Ainsi, le POAS offre certes des avantages importants en matière de gestion d’ensemble du territoire communautaire mais il ne constitue pas un outil de sécurisation des droits fonciers des producteurs ruraux car il ne s’intéresse pas à la reconnaissance des droits fonciers locaux, ni à leur formalisation (Touré, Oussouby et Seck, 2013).

La CDI, conçue par la SAED en appui aux communautés rurales de la zone du fleuve, définit les normes et les conditions d’exploitation et de mise en valeur des terres irrigables de la Vallée du Fleuve Sénégal. Elle marque une avancée significative dans la mesure où cette charte comble les lacunes de la LDN relatives à la notion de mise en valeur des terres affectées. Mais, en ne prenant en compte que l’irrigation comme mode de mise en valeur du milieu naturel, la Charte remet en cause les systèmes agropastoraux, option indispensable puisque la pérennité de l’agriculture familiale, surtout dans une telle zone, s’appuie sur cette pluriactivité. Il s’y ajoute la notion de terres irrigables, définie de façon très extensive, ce qui fait peser une menace sur les parcours pastoraux dans toutes les communautés rurales riveraines du fleuve Sénégal (Touré, Oussouby et Seck, 2013).

En complément du POAS et de la CDI, un registre foncier est élaboré : le SIF. Il est mis en place dans quelques communautés rurales de la vallée par le PACR, afin de permettre aux conseils ruraux de suivre et de retracer l’évolution d’une affectation foncière, de la formulation de la demande jusqu’à l’installation de l’affectataire sur le terrain et de sécuriser les affectations foncières. Ces outils vont permettre de mettre aux normes la procédure d’affectation dans les communautés rurales. Ils offrent également la possibilité de consigner, de façon plus rigoureuse, toutes les informations foncières essentielles (affectation et désaffectation des terres, identité des personnes concernées, localisation et dimensions des parcelles, etc.)(Benkahla et Seck, 2010).

En dépit de l’existence de ces différents outils, les producteurs ruraux considèrent que leurs droits fonciers restent fragiles et incertains à long terme. Les germes de cette insécurité foncière sont contenus dans la LDN dont les dispositions permettent à l’État et aux conseils ruraux de

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confisquer les terres des paysans, sous réserve que la déclaration d’utilité publique du projet justifiant la dépossession soit faite ou que l’intérêt général de la communauté rurale soit invoqué. Par conséquent, le fait de focaliser la réflexion sur les outils de gestion foncière introduit un biais dans la démarche car cela détourne des questions de fond soulevées par l’inadéquation de la législation foncière (Benkahla et Seck, 2010). Or, toute recherche de solution durable suppose d’abord que les acteurs concernés aient une vision partagée des enjeux, des objectifs et des principes directeurs de la réforme foncière. Les outils devraient venir par la suite, une fois que les orientations et le contenu de la réforme seront clairement définis en adéquation avec les enjeux agricoles et alimentaires des territoires.