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Entre discordance et harmonie

1. Tentative de définition

Mais le temps c’est la philosophie. C’est le maître problème, c’est le problème par

excellence de la philosophie, il a tous les caractères du problème philosophique n’est-ce

pas ? Evanouissant… Et je ne trouve rien de plus beau et de meilleur que la phrase de

Saint-Augustin à propos du temps, n’est-ce pas : quand on ne me demande pas ce que c’est

que le temps, je sais ce que c’est, c’est pour moi une évidence merveilleuse. Mais dès qu’on

me demande ce que c’est, alors je m’embrouille, je commence à chuchoter, à baragouiner,

je ne sais plus où j’en suis. Donc je ne peux reconnaître son évidence que de loin, et de

près, il me fuit. Mais l’axiome philosophique c’est une évidence inévidente. Evidente de

loin, approximativement, et redevenant évidente quand on a le dos tourné, mais inévidente

quand on la regarde de près. C’est comme la parabole d’Animus et d’Anima

166

, n’est-ce

pas, quand Animus regarde par le trou de la serrure, Anima cesse de chanter. Et quand par

hasard il s’éloigne, Animus, alors Anima recommence à chanter. Mais quand on ne la

regarde pas. Et bien tel est le temps. Quand vous le regardez dans les yeux, alors le temps

ce n’est plus rien, ce sont des pois, c’est une série, comme dans la musique

dodécaphonique, c’est des allumettes que vous rangez les unes à côté des autres, des jeux

d’enfants, mais quand vous regardez quelle est son essence, quand vous regardez le temps

dans le blanc des yeux, le temps s’enfuit

167

.

Parabole de Paul Claudel, Positions et propositions, bibliothèque de la Pléiade Gallimard, 1965, pp. 27-28.

166

Archive Ina du 8 octobre 1979 ( au micro de Jacques Chancel ) : Vladimir Jankélevitch répond à la question

167

1. 1. Le temps existe-t-il ?

Si l’expression « rapport au temps » est retenue dans ce travail, il semble malgré tout

essentiel de définir, ou de tenter de définir, le mot « temps » lui-même. La question « Le temps

existe-t-il ? » est empruntée à Etienne Klein, et souligne la difficulté à saisir ce qu’est le temps.

Selon Etienne Klein, la question est souvent éludée, quel que soit le contexte. En philosophie, nous

pouvons nous référer à des définitions antérieures, qui sont admises par la communauté des

philosophes, qui peuvent être citées. Les scientifiques renvoient souvent le temps à une valeur T,

qui apparaît avec Galilée, qui reste immuable avec Newton, absolue, puis remise en question avec la

relativité de Einstein. Enfin, dans le langage courant, le temps désigne le plus souvent ce

qu’indiquent nos montres. 


Dans l’introduction de son ouvrage Du temps

168

, le sociologue allemand Norbert Elias

nomme plusieurs utilisations du temps, qui sont liées à des confusions car le temps apparaît comme

une donnée évidente. L’essai commence d’ailleurs sur cette idée, « Si l’on ne m’interroge pas sur le

temps, je sais ce qu’il est, disait un vieil homme plein de sagesse. Si l’on m’interroge, je ne le sais

pas »

169

. Le temps apparaît comme une donnée évidente, mais lui-même n’est pas mesurable, on

peut seulement saisir la durée que les horloges mesurent, qui sont comme des séquences

standardisées, et qui n’ont rien à voir avec le temps lui-même, invisible et insaisissable. Ces

séquences peuvent constituer des moyens d’orientation et de régulation sociale. Elles permettent

également d’harmoniser les comportements et de les ajuster à des phénomènes naturels.


Dans sa conférence « Le temps existe-t-il »

170

, Klein met en avant quatre difficultés pour

parler du temps. Tout d’abord, le « temps » a une multitude de significations, « on l’utilise pour

exprimer plein de choses qui n’ont pas forcément à voir avec le temps. Il sert aussi bien à dire la

succession et la simultanéité, la durée et le changement, l’époque et le devenir, l’attente et l’usure,

N. ELIAS, Du temps, ed. Pluriel, 1984, reed. 2014, pp. 7-42. Il fait ici référence à Saint-Augustin, cité également par

168

V. Jankélevitch.

Ibid., p. 7.

169

Conférence Cyclope au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), Paris-Saclay, 2007.

le vieillissement et la vieillesse et même l’argent et la mort. ». Par cette polyphonie, chacun peut

utiliser des définitions en fonction du temps qu’il souhaite définir, et il parait que chacun comprend

ce que l’autre souhaite exprimer par le mot « temps ». Il faudrait procéder à un « nettoyage de la

situation verbale » selon les termes de Paul Valéry.

Je prétends qu’il faut prendre garde aux premiers contacts d’un problème avec notre esprit.

Il faut prendre garde aux premiers mots qui prononcent une question dans notre esprit. Une

question nouvelle est d’abord à l’état d’enfance en nous ; elle balbutie : elle ne trouve que

des termes étrangers, tout chargés de valeurs et d’associations accidentelles ; elle est

obligée de les emprunter. Mais, par là, elle altère insensiblement notre véritable besoin.

Nous renonçons sans le savoir à notre problème originel, et nous croirons finalement avoir

choisi une opinion toute nôtre, en oubliant que ce choix ne s’est exercé que sur une

collection d’opinions qui est l’oeuvre, plus ou moins aveugle, du reste des hommes et du

hasard

171

.

S’inspirant des écrivains et des poètes, Etienne Klein préfère retenir l’idée que la fonction

principale du temps, c’est de produire de la durée. Chaque instant présent est remplacé par un

nouvel instant, le présent se renouvelle sans cesse grâce au temps. Jean Giono avait présupposé

l’idée de passage de la temporalité, « le temps c’est ce qui passe quand rien ne se passe »

172

.

La deuxième difficulté pointée par Etienne Klein est la « surdétermination de la pensée par

le langage (…) Notre façon de parler du temps formate notre pensée du temps ». Nous sommes

arrêtés par le mot « temps », qui semble désigner une chose évidente, mais qui entraîne des

confusions. Ainsi, dire que « le temps passe » revient à confondre l’objet et sa fonction. La fonction

du temps, dit-il, n’est pas de passer, mais de faire passer la réalité, tout comme la fonction d’un

chemin ce n’est pas de cheminer mais de permettre à des promeneurs de cheminer. De plus, les

manières de penser le temps sont multiples selon les cultures, et il évoque le fait que la langue

chinoise aurait évité cet écueil car elle n’a pas de mot pour dire le temps, ce que confirme l’article

P. VALERY, extrait « Poésie et pensée abstraite », issu des CAHIERS VIII (1905-1907), édition établie sous la

171

responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et Robert Pickering, ed. Gallimard, 520 pages. Extrait en ligne sur le site de M. Bernardy, https://jeuverbal.fr.

Cette citation de Giono est fréquemment utilisée, mais je n’ai pu en déterminer l’origine. Je choisis de la faire

172

apparaître ici, en faisant confiance aux différents philosophes l’ayant employée, notamment Etienne Klein dans sa conférence précédemment citée, « Le temps existe-t-il? ».

Temps de l’énonciation, temps de l’action. Représentations chinoises

173

, de Viviane Alleton. « La

langue chinoise n’a pas d’expression nécessaire du temps » nous dit-elle, car les verbes ne se

conjuguent pas. Des marques temporelles peuvent situer un récit, mais ce n’est pas imposé. La

pensée chinoise sur le temps est diverse, complexe, et « le temps » n’est donc pas nommé en tant

que tel. Le découpage de l’année peut être pensé en saisons et en mois, et on trouve dans les récits

beaucoup d’emblèmes, d’attributs, correspondant à ces différents moments. Les cycles solaires et

lunaires sont tous deux pris en compte, se rencontrent parfois, et peuvent s’entrechoquer.

C’est ainsi que le Nouvel An chinois est encore à date variable. Ces deux temporalités

concernaient toutes les couches de la population. Certes, les paysans réglaient leurs

activités proprement agricoles surtout sur le cycle solaire, mais leur vie sociale, temps

militaire, temps des fêtes, était soumise au calendrier civil, lunaire. […] Même pour les

gens des villes, nombre d’activités de la vie quotidienne étaient rythmées par le cours du

soleil. Il y a quelques années à Pékin, à tel noeud solaire printanier, toutes les familles

sortaient leurs couvertures dans les rues pour les aérer

174

.

Les représentations du temps sont trop multiples pour en parler d’une seule manière, ou en

tout cas pour n’en donner qu’une seule définition, qui mettrait tout le monde d’accord, aux quatre

coins du globe terrestre.

L’utilisation régulière de métaphores représente la troisième difficulté. Déjà Héraclite,

philosophe du VIème siècle avant J.-C., comparait l’écoulement du temps à celui d’un fleuve. Sa

formule « On ne se baigne jamais dans le même fleuve » affirme le fait que tout est en perpétuel

changement. Le fleuve s’écoule constamment, donc il n’est jamais le même, tout comme chaque

instant remplace le précédent, et ne peut jamais être revécu de manière identique. Mais cela entraine

des confusions, car des caractéristiques du fleuve vont être prises pour des caractéristiques du

temps, comme la vitesse. Le temps aurait une vitesse, et pourrait donc accélérer. Pourtant, ce n’est

pas le temps lui-même qui accélère, c’est ce qui se passe dans le temps qui passe de plus en plus

vite.

La dernière difficulté découle de celle-ci, car nous attribuons au temps des propriétés de ce

qui se passe dans le temps. Ainsi, « quand on voit autour de nous des phénomènes périodiques, on

V. ALLETON, Temps de l’énonciation, temps de l’action. Représentations chinoises, in Mètis. Anthropologie des

173

mondes grecs et anciens, vol 12, 1997, pp. 81-95.

Ibid., p. 83.

dit que le temps est périodique. Quand des évènements se répètent, alors le temps se répète. Nos

vies sont de plus en plus rapides, donc c’est le temps lui-même qui s’accélère ». Notre langage

désigne des phénomènes temporels comme étant le temps lui-même, et on peut alors inventer une

multitude de temps. Mais selon Etienne Klein, lorsque l’on parle simplement de « temps », c’est du

temps physique, dans lequel s’écoulent des phénomènes dont les temporalités sont différentes. 


1. 2. Le temps physique

Galilée en 1604 introduit le concept de temps en physique à propos de la chute des corps. La

vitesse d’un corps qui tombe est proportionnelle à la durée de la chute, c’est le paramètre T, qui

apparaît pour la première fois dans une équation. Newton le reprend, il définit un temps physique

linéaire qui s’écoule uniformément du passé vers l’avenir, à vitesse constante, le paramètre « T » est

alors pensé comme l’invariable « T ». Ainsi, selon Newton, quoiqu’il se passe dans le temps, cela

n’affecte pas le temps lui-même. Le temps physique est donc bien différent de notre manière de

penser le temps, car nous avons souvent l’impression qu’il s’écoule à des vitesses différentes

suivant ce que nous sommes en train de vivre et de faire, d’où des expressions comme « le temps est

passé vite », ou au contraire « le temps est passé lentement ».

Les physiciens vont également étudier le temps cyclique (l’alternance jour - nuit, le retour

des mois, des saisons), mais c’est le temps linéaire qui est retenu, car il permet de penser le principe

de causalité, c’est-à-dire le fait que tout phénomène est l’effet d’une cause qui le précède,

nécessairement antérieure.

Les représentations du temps dépendent de ce principe de causalité encore avec Newton, et

jusqu’à la théorie des cordes. Une fois qu’une chose s’est passée, il sera éternellement vrai qu’elle

s’est passée. On ne peut pas modifier un évènement qui a eu lieu. Mais le XXème siècle voit

advenir deux révolutions importantes que sont la relativité d’Einstein, et la physique quantique, qui

vont modifier la représentation du temps.

Avant la fin du XIXème siècle et le travaux de deux physiciens américains, Albert Abraham

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