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La temporalité de l'être et son caractère négateur : vertige devant l’inconsistance

Dans le document La question de l'être chez Milan Kundera (Page 48-56)

L'expérience de la légèreté de l'être : l'individu pris de vertige devant la contingence et l'inconsistance de son être

3- La temporalité de l'être et son caractère négateur : vertige devant l’inconsistance

a) Le temps comme processus négateur et créateur

Le vertige, c'est en un sens le sentiment clé d'une vie consciente, c'est l'éveil de l'individu qui, comme à la suite d'un traumatisme, peine à reprendre pied sur le fil de son existence et fait face à la nécessité de composer dans le vide. Face à la précarité de ce sol, à son instabilité fondamentale, il n'a d'autre choix que de se confronter à sa propre vanité, et à ses implications. Car si la confrontation avec sa possibilité immédiate d'anéantissement est difficile, elle est aussi et surtout confrontation avec la temporalité. L'individu peut à tout moment cesser d'être, il le peut, et c'est en un sens déjà sa condition. L'individu temporel ne cesse pas de s'anéantir : le vertige, c'est la condition réelle de l'individu, contraint de se repositionner continuellement dans l'être, c'est la condition de celui qui vit dans cette alternative entre anéantissement continu et anéantissement définitif. Le temps a cette particularité d'être pour le vivant à la fois un processus négateur et créateur. Autrement dit, c'est en niant l'état passé que le nouvel état peut advenir, et pourra en s'anéantissant laisser la possibilité aux états futurs de s'actualiser. La création ex-nihilo étant un phénomène discutable, nous pouvons dire que le vivant se place en perpétuelle balance entre sa propre négation et sa création renouvelée. C'est sur cette base que l’individu construit son rapport au temps qui est, de ce fait, intrinsèquement schizophrénique : l'individu conscient voit qu’il n'est de fait jamais identique à lui-même, il est le devenir même, et il ne deviendra in fine que néant. Dans son écrit au titre évocateur, De l'inconvénient d'être né, Cioran exprime cette tension existentielle due à la temporalité: « Cette seconde-ci s'est perdue pour toujours, elle s'est perdue dans la masse anonyme de l'irrévocable. Elle ne reviendra jamais. J'en souffre et je n'en souffre pas. Tout est unique-et insignifiant. »1 C'est montrer ici tout le caractère éphémère du temps, sa puissance négatrice qui donne irresponsabilité, insignifiance et légèreté à tout ce qui est. Il maintient l’individu dans un vertige continuel au-dessus de la contingence totale de son être, de son être-tel, comme de sa manière d’être et de vivre. Cette contingence de l’existence individuelle, doublée de son irrévocabilité, est ce qui fait l’insignifiance de son être. Sa condition temporelle, en tant que telle, est ce qui fait l’inconsistance de l’individu : elle l’empêche ainsi de se donner du sens pour lui-même et de trouver en lui son point d’accroche pour composer dans l’existence. Nous pouvons concevoir

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la condition humaine comme étant plongée dans la cécité existentielle : l’individu ne peut voir le sens de ce qu’il fait au présent, n’en connaissant pas les conséquences. Kundera l’énonce ainsi :

Nous traversons le présent les yeux bandés. Tout au plus pouvons-nous pressentir et deviner ce que nous sommes en train de vivre. Plus tard seulement, quand est dénoué le bandeau et que nous examinons le passé, nous nous rendons compte de ce que nous avons vécu et nous en comprenons le sens.1

Mais ce sens dont Kundera nous dit qu’il est compris par l’individu « quand est dénoué le bandeau », c’est celui qu’il pose au moment présent où il interprète ce passé, au moment où il n’est déjà plus la personne qu’il comprend. Ce sens n’est donc qu’une pure projection rétrospective, une interprétation que choisit de faire l’individu de ce qu’il a vécu, sans que ce sens ait aucune réalité en dehors du moment de son énonciation. La relativité du sens ontologique tient donc non seulement à l’individu qui le pose, mais aussi à sa refonte perpétuelle dans le temps de son existence. Continuellement redéfini par ce processus temporel à la fois négateur et créateur, l’individu peine à trouver pied en lui et dans le monde : il subit son absence de substance.

b) La temporalité de l'être l'empêche de se trouver une substance

Admettons ensemble que la substance n'est pas quelque chose de perceptible, auquel nous avons accès, et qu'il s'agit d'un postulat métaphysique strictement fictif destiné à tenir sur pied un système ontologique, cosmologique, et moral. Il est un outil servant à poser dans l’être une stabilité dans le devenir, pour qu’à la fois il se donne à lui-même une identité rassurante et satisfaisant son besoin de cohérence comme de transcendance, et une moralité, dans l'idée que son agir sera toujours référé à la personne qu'il est. Admettons que l'ontologie substantialiste n'a de valeur qu'au sein des systèmes platonicien et aristotélicien qui l'ont fondé et l'ont vu fertilisée à travers les âges, et que cela ne lui donne aucune valeur en soi. Présupposons uniquement l'être, et tâchons de voir ce qu'il est, avec pour seules armes celles dont nous disposons, nos perceptions et notre raisonnement. Comment admettre que l'être est stabilité et perfection quand nous sommes dans l'impossibilité absolue de constater quoi que ce soit de la sorte ? L'être de chaque homme est par définition temporel, et par là même partie du flux mouvant des choses changeantes qui composent l'intégralité de ce monde. La substance est

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insoutenablement absente de l’être temporel, et c’est précisément ce qui finalise son sentiment de vertige chez Kundera. Ce vertige devant l’absence de substance, c'est la sensation de l'individu qui perd prise sur ce qu'il croyait être. Il se retourne sur lui-même et ne sait plus ce qu'il veut, ce qu'il peut, il n'est plus assuré de ce qu'il est face à cette situation où il doit l'assumer. Il se saisit comme néant, et il est tenté de s'y abandonner pour ne pas devoir s'assumer sur le vide de son être, mais au contraire devenir ce vide. Admettre que l'être est devenir, ce n'est pas simplement une thèse épistémologique. C'est une position de l'être, une abdication douloureuse face à sa vanité et sa vacuité, ces fruits de la temporalité, fruits empoisonnés qui imposent à l’individu de supporter son anéantissement continu pour se maintenir face à l’anéantissement définitif. Kundera, dans L'ignorance, s'attarde à caractériser ce rapport de l'être individuel à lui-même à travers le temps, et l'on peut voir dans cet extrait la confrontation du personnage avec lui-même vingt ans plus tôt, accusant de front la disjonction existentielle intrinsèque à son être, et ainsi son absence de substance :

Josef essaie de comprendre le puceau, de se mettre dans sa peau, mais il en est incapable. Ce sentimentalisme mêlé de sadisme, tout cela est totalement contraire à ses goûts et à sa nature. Il arrache une feuille blanche du journal, prend un crayon et recopie la phrase : « … je me suis baigné dans sa tristesse. » Il contemple longuement les deux écritures : l'ancienne est un peu maladroite, mais les lettres ont la même forme que celles d'aujourd'hui. Cette ressemblance lui est désagréable, elle l'agace, le choque. Comment deux êtres si étrangers, si opposés, peuvent-ils avoir la même écriture ? En quoi consiste cette essence commune qui fait une seule personne de lui et de ce morveux ?1

On voit bien chez Josef toute la violence de cette rencontre avec l'individu qu'il était et qu'il n'est plus, celui-là qu'il voit comme un étranger, mais dont il ne peut pas nier qu'il ait été lui : le test de l’écriture a d’ailleurs quelque chose de comique, il sonne comme une dernière tentative vaine et insensée de se distinguer de cet autre « lui », une tentative dans le vent mais une tentative quand même, un geste du « lui » présent pour repousser à néant sa ressemblance d’avec le « lui » du passé. Cette violence vient justement de la « ressemblance » avec cet autre que l’individu doit bien reconnaître comme lui-même, elle vient de cette continuité ontologique qui, malgré l’absence totale de continuité existentielle, est là, « désagréable » et incompréhensible, obligeant l’individu à regarder son identité comme quelque chose de fortuit, d’insignifiant, qui l’oblige à assumer sur sa personne présente ses manières d’être passées. Car si le Josef du passé agit de manière « totalement contraire à ses goûts et à sa nature » actuelle, c’est qu’il n’y a pas de nature individuelle, simplement un mode d’être éphémère et changeant. Il n’y a pas de substance, seulement divers occurrences d’un même

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être dans l’existence. Cette rencontre du personnage avec un autre « lui », véritable antithèse, incarne le choc de la mise en échec de la fiction substantialiste. On comprend que l'altérité est incluse dans l'individu : elle est son inconstance et son inconsistance, la raison de son incompréhension de lui-même comme des autres. Kundera énonce cela comme « la première de toutes les évidences », qui veut que pour comprendre la vie humaine on s'écarte de l'idée qu'il existe une identité des êtres : « une réalité telle qu'elle était quand elle était n'est plus, sa restitution est impossible. »1 L’individu n’est que l’incarnation d’une réalité non-individuelle et changeante, son « essence » n’est composée que de ces variations dont il est le vecteur, et qui l’obligent quand il se retourne sur lui-même à être ce qu’il n’est plus, à s’étonner et s’agacer de devoir admettre avec Rimbaud que « je est un autre »2. Cette schizophrénie ontologique est à la base du reniement et de la honte pour l’individu d’être ce qu’il a pu être sans plus comprendre ni reconnaître cet autre « je ». Elle se lit en ces termes chez Cioran, cité par Kundera dans Le rideau :

J'ai lu un texte que Cioran avait écrit en 1949 quand il avait trente-huit ans : « ...Je ne pouvais même pas m'imaginer mon passé ; et quand j'y songe maintenant, il me semble me rappeler les années d'un autre. Et c'est cet autre que je renie, tout ''moi-même'' est ailleurs, à mille lieues de celui qu'il fut. » Et plus loin : « quand je repense […] à tout le délire de mon moi d'alors […] il me semble me pencher sur les obsessions d'un étranger et je suis stupéfait d'apprendre que cet étranger était moi »3

C’est encore l’ « étonnement de l'homme qui ne réussit à trouver aucun lien entre son « moi » présent et celui de jadis »4 qui est ici mis en lumière, doublé du « reniement » du « moi » passé. Il est intéressant de voir que la seule issue de cette lutte individuelle pour se constituer en individu est le reniement de tout ce qui dans son existence ne correspond pas à la définition présente que se fait l’individu de lui-même. Cette affirmation, « tout ‘’moi-même’’ est ailleurs, à mille lieues de ce qu’il fut », nous semble pour ainsi dire valable partout et tout le temps, le « moi-même » ne pouvant se trouver que dans ses perpétuelles redéfinitions par l’individu, celui-ci n’ayant pas de substance. Inclus dans une ontologie du devenir, l’assomption ou le reniement de cette condition reviennent pour ainsi dire au même, pour autant que ces attitudes ne figent pas le devenir de l’être en un point de l’existence où l’individu trouverait sa nature profonde, son « moi-même » jusqu’ici voilé. L’individu n’est définitivement et irrémédiablement qu’une suite insensée de « moi-même ». Qu’il lui trouve ou non une cohérence, elle constitue son existence d’être-devenir, obligé à être ce qu’il n’est pas, et à ne pas encore être ce qu’il est, pour reprendre ici une formule sartrienne. Nous

1 Ibidem, p.142

2 Lettre de Rimbaud à Paul Demeny, dit Lettre du Voyant (15 mai 1871) 3 KUNDERA, Milan, Le rideau, p.163-164

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pouvons considérer cette rencontre de l’individu avec son absence de substance comme le dernier trait du vertige existentiel, venant compléter le tableau de la vanité de l’être par sa vacuité. Permettons-nous de finaliser cette réflexion en détaillant quelque peu sur ce statut ontologique très ambigu de l’être humain qui, sans signifiance ni substance, est un être comme pures variations gratuites, suspendu au-dessus de son propre néant.

c) Une angoissante temporalité où l'être subit son ambiguïté ontologique

L’éveil vertigineux de l’individu à sa condition existentielle le pose dans une ambiguïté ontologique insoutenable : il est sans être rien de signifiant, et pourtant il est pleinement. Il est donc, pour reprendre les mots de Pascal, « un milieu entre rien et tout »1, à la fois néant et tout de son être. Cette conscience ontologique du néant de l’être, compris comme néant de sens comme de substance, donne à l’existence temporelle de l’individu un aspect que l’on pourrait dire zombifié. Heidegger, dans une conférence sur le concept de Temps en 1924, en vient à parler d'une sorte de coïncidence entre le Dasein et sa mort : la possibilité d'impossibilité, ici et maintenant, emporte définitivement l’individu qui vit avec cette conscience de son propre néant dans l'être-déjà-révolu. C’est d’ailleurs ce que nous dit déjà Kundera quand il dit que « Le mythe de l'éternel retour affirme, par la négation, que la vie qui disparaît une fois pour toutes, qui ne revient pas, est semblable à une ombre, est sans poids, est morte d'avance »2 En effet, on voit bien que dans la temporalité qui nous incombe, chaque acte présent est pour ainsi dire déjà révolu : l’existence individuelle est donc entièrement placée sous le signe de la fugacité de tout instant, elle est toujours déjà révolue en chacun de ses moments, elle est « morte d’avance » puisqu’elle n’est qu’une alternance d’anéantissement et de création, vaine et suspendu à son anéantissement définitif. Cioran nous semble trouver les mots justes pour décrire cette ambiguïté ontologique qui naît de la conscience d’être à la fois être et néant :

Il existe une connaissance qui enlève tout poids et portée à ce qu'on fait : pour elle, tout est privé de fondement, sauf elle-même. Pure au point d'abhorrer jusqu'à l'idée d'objet, elle traduit ce savoir extrême selon lequel commettre ou ne pas commettre un acte c'est tout un et qui s'accompagne d'une satisfaction extrême elle aussi : celle de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu'aucun geste qu'on exécute ne vaut qu'on y adhère, que rien n'est rehaussé par quelque trace de substance, que la réalité est du ressort de l'insensé. Une telle connaissance mériterait d'être appelée posthume : elle s'opère comme si le connaissant était vivant et non vivant, être et souvenir d'être. « C'est déjà du passé », dit-il de tout ce qu'il accomplit, dans l'instant même de l'acte, qui de la sorte est à jamais destitué de présent.3

1 PASCAL, Blaise, Pensées, pensée 72

2 KUNDERA, Milan, L’insoutenable légèreté de l’être, p.13 3 CIORAN, De l’inconvénient d’être né, pp. 9-10

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Ce texte ramasse selon nous tout le sens de notre développement sur la légèreté de l’être chez Kundera, et sur ses conséquences en termes de déconstruction totale de l’ontologie. C’est bien cette même connaissance ici appelée « posthume » que l’on retrouve dans l’être-déjà-révolu de Heidegger, comme dans l’existence « morte d’avance » posée par Kundera. Cette connaissance est en elle-même saisie de la légèreté ontologique, qui « enlève tout poids et portée à ce qu’on fait ». Elle est le « savoir extrême » qui se fait jour si l’on pousse au bout l’expérience du vertige et que l’on accepte de le regarder en face. Toutefois, la « satisfaction extrême » dont nous parle Cioran nous semble réservée aux individus ayant réussi à faire le deuil de leur existence pour soutenir cette connaissance « posthume » qui fait la légèreté de l’être. Et nous verrons que même ces endeuillés satisfaits ne sont jamais tout à fait à l’abri de subir de nouveau le caractère insoutenable de cette connaissance de la légèreté ontologique, ni de vouloir ressusciter le sentiment réconfortant de leur substance, et de leur signifiance. Chez Kundera, cette expérience du vertige n’est en tous cas jamais complètement dépassée : elle tient en tension perpétuelle ses romans et ses personnages, elle les contraint à être dans une bipolarité constante, dans une métastabilité existentielle, un équilibre précaire qui les oblige à n'être toujours que sur un fil. Pour la plupart, elle n’est d’ailleurs que ponctuellement conscientisée, rejetée le reste du temps dans l’oubli, dans l’ignorance voulue, l’ignorance pratique des idées avec lesquelles on ne peut vivre. Camus souligne cette réalité, qui veut que l’individu ne sache que ce qu’il peut soutenir : il pose un « décalage constant entre ce que nous imaginons savoir et ce que nous savons réellement, le consentement pratique et l'ignorance simulée, qui fait que nous vivons avec des idées qui, si nous les éprouvions vraiment, devraient bouleverser toute notre vie. »1 Ce savoir réel que nous avons de la légèreté de l’être est ignoré presque instinctivement, il est su et éprouvé sans l’être vraiment. Cette connaissance « posthume » et insoutenable est en un sens toujours jamais connue, la plupart du temps niée ou oubliée, en tant qu’elle est la plus angoissante et anéantissante qu’il soit donné de connaître : « Ils connaissaient tous ce sentiment et redoutaient en même temps de le connaître, ils détournaient la tête de peur de voir la frontière et de glisser (attirés par le vertige comme par un abîme) »2 Car comme on a pu l'évoquer tout à l'heure, le néant est ce qui borde l'individu, ce qui le constitue, et pour autant ce qu’il ne peut regarder sans chanceler, ce avec quoi il ne peut vivre. Assumer de front l'alternative entre

1 CAMUS, Albert, Le mythe de Sisyphe

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l’anéantissement-création continue de l'individu et son anéantissement définitif est une épreuve impossible : dans les deux cas, l’être est ramené à son néant, et l’individu se voit obligé de continuer à créer et à se maintenir en métastabilité sur du vide et face au constat répété de ce vide fondamental. C’est ce qui explique que la majeure partie des étants ne l’assume pas et choisisse, pour se maintenir, de nier la légèreté, de s'octroyer du sérieux, de se feindre un avatar de sens, pour conserver ou retrouver dans le monde et en lui l’impression de pesanteur. Se maintenir, cela va donc signifier pour l’individu : sentir la frontière entre légèreté et pesanteur, entre sens et non-sens, et œuvrer à lui conserver une réalité, un poids. Kundera utilise dans L'ignorance cette image de la frontière pour décrire la fragilité et la porosité du fil que l’individu utilise pour tisser le sens dont il voile son être:

[...]Oui, elle voulait vivre, la vie lui procurait une immense joie, mais elle savait en même temps que ce « je veux vivre » était tissé avec les fils d'une toile d'araignée. Il suffisait de si peu, de si infiniment peu, pour se retrouver de l'autre côté de la frontière au-delà de laquelle plus rien n'avait de sens : l'amour, les convictions, la foi, l'Histoire. Tout le mystère de la vie humaine tenait au fait

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